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Texte paru dans Jean Barrué : Morale sans obligation ni sanction et morale anarchiste.



Jean Barrué

Une Introduction à l'Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction de M.-J. Guyau



Il y a près d'un siècle, en 1888, mourait à Menton un jeune poète et philosophe, Marie-Jean Guyau. Depuis plusieurs années, avec son ami Alfred Fouillée, philosophe lui aussi, il vivait sur la Riviera française, à Nice puis à Menton, espérant trouver dans la douceur du climat et le soleil du Midi un remède à la maladie à laquelle il devait succomber à l'âge de trente-quatre ans. Guyau n'était pas un inconnu : outre des poésies, un ouvrage sur la Morale d'Epicure et une étude sur la Philosophie d'Epictète, il avait publié les Problèmes de l'esthétique contemporaine et l'Art au point de vue sociologique. Il écrivit à Menton l'Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction qui parut en octobre 1884 et fut suivi en 1887 par l'Irreligion de l'avenir.

En même temps que Guyau et Fouillée, Nietzsche vécut à Nice et à Menton de janvier 1884 au printemps 1888 et c'est à Nice qu'il écrivit les deuxième et troisième parties de son Zarathoustra. Mais, ni Guyau ni Fouillée n'eurent alors la moindre connaissance du nom et des écrits de Nietzsche. Nietzsche, au contraire, lecteur passionné des moralistes français, avait acheté - sans doute à Nice - l'Esquisse et l'Irreligion, et les deux exemplaires de ces ouvrages, qui figurent dans la bibliothèque personnelle de Nietzsche, sont couverts de notes marginales, de marques d'approbation ou de désapprobation, qui montrent que Nietzsche tenait l'œuvre de Guyau en grande estime. Ils partaient tous deux de la même conception d'une vie intense et extensive, ils refusaient tous deux une morale fondée sur des impératifs catégoriques imposés par la religion, les traditions ou les préjugés. Mais ils aboutissent à des conclusions divergentes. En simplifiant à l'extrême on peut dire que si l'individu se pose à lui-même comme fin le développement de la vie, ce développement est tout individualiste chez Nietzsche et devient social chez Guyau. Après la mort de Nietzsche (1900), Fouillée put avoir connaissance des annotations figurant sur les deux ouvrages : il les reproduisit et les commenta dans Nietzsche et l'immoralisme, où sa sympathie pour les idées de Guyau le conduit à des jugements sévères, outranciers et parfois injustes sur Nietzsche. Les annotations de Nietzsche, même si elles sont souvent élogieuses, ne permettent pas de conclure à une influence de Guyau sur la pensée de Nietzsche dans Par delà le bien et le mal (août 1886) et la Généalogie de la morale (1887).

Guyau meurt en 1888 et à la fin de la même année, Nietzsche s'effondre, atteint d'aliénation mentale, et vivra encore dix ans sans avoir conscience du succès toujours grandissant que connaît enfin son oeuvre. En ce qui concerne Guyau, son Esquisse et son Irreligion ont d'emblée la sympathie des milieux libertaires et cette morale laïque est favorablement accueillie dans l'atmosphère anticléricale de l'époque. L'Esquisse devient un ouvrage privilégié dans les Ecoles normales d'instituteurs (leur statut est de 1896). Guyau est traduit en allemand et en anglais ; ses oeuvres complètes sont traduites en russe et sont citées élogieusement par Kropotkine et Tolstoï. Fouillée publie la Morale, l'art et la religion selon Guyau et son adhésion à la doctrine de Guyau se manifestera dans sa Morale des idées-forces. Et c'est bientôt la réaction : l'anarchisme, qu'il soit terroriste ou syndicaliste révolutionnaire, ne se reconnaît plus dans les idées de Guyau. Cette morale sociale, résolument altruiste, apparaît démodée dans un monde où triomphent la violence étatique et les antagonismes de classes. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Guyau était déjà oublié... Mais alors, à quoi bon, dira-t-on, tirer de la poussière des oubliettes l'Esquisse, cet ouvrage centenaire ? Certes, il serait abusif, aujourd'hui, de voir dans l'Esquisse un exposé de la morale anarchiste et de souscrire intégralement à ce jugement de Kropotkine sur Guyau : un anarchiste sans le savoir. Mais, ces réserves faites, le livre de Guyau fonde la morale qui devra être celle d'une société anarchiste, lorsque l'Etat et les contradictions économiques auront disparu. Et il n'est pas indifférent de réfléchir à ces problèmes pour lesquels Guyau est un guide éclairé. Eclairé... et clair ! Car Guyau écrit un français limpide et compréhensible, en quoi il diffère de tout ces soi-disant philosophes actuels qui découragent le lecteur par l'abus d'un jargon ésotérique. On trouvera même des pages pleines d'enthousiasme et de lyrisme... ce qui est une offense au sérieux de la Philosophie ! Guyau était aussi poète et il s'en souvient quand il écrit un ouvrage philosophique : encore un point commun avec Nietzsche qui doit à ses dons de poète d'avoir écrit une prose qui est une des plus pures de la littérature allemande.

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Guyau se propose de déterminer la portée, l'étendue et les limites d'une morale exclusivement scientifique, c'est-à-dire fondée sur les faits biologiques et sociologiques et non sur les sentiments et les préjugés, et ne reconnaissant aucun impératif absolu et catégorique. Une telle morale ne peut présenter à l'individu comme mobile d'action le bonheur de la société qui est souvent en contradiction avec le bonheur de l'individu. Une morale positive sera donc d'abord individualiste et ne s'occupera des destinées de la société qu'en tant qu'elles enveloppent plus ou moins celles de l'individu. Elle se fonde sur l'effort instinctif de l'individu pour conserver et accroître la vie matérielle et intellectuelle, la vie à la fois la plus intense et la plus variée sous ses formes. Accroître la vie, c'est accroître le domaine de l'activité. La vie trouve alors sa plus haute puissance dans sa plus haute intensité et celle-ci est liée à sa plus large extension.

La vie ne se maintient qu'à condition de se répandre. L'individu sent en lui une puissance intérieure, il sent ce qu'il est capable de faire et prend par là-même conscience de ce qu'il doit faire. Pouvoir agir, c'est devoir agir. Ainsi mon devoir moral naît de la surabondance de vie qui veut s'exercer, s'épanouir : ce devoir n'est pas une contrainte, c'est une puissance.

Guyau pense donc comme Nietzsche que toute règle, ou toute absence de règle, pour la conduite humaine a pour fondement la nature même de la vie. Le devoir de donner à la vie sa plus large expression devient surabondance de force et puissance. Dans quel sens cette puissance va-t-elle s'exercer ? On connaît la réponse de Nietzsche : l'individu doit appliquer sa volonté de puissance à la plus grande extension de sa personnalité. Domination des forts sur les faibles, morale des maîtres face à la morale des esclaves : ainsi, la surabondance de force sert à attaquer et à asservir. C'est là où les voies de Guyau et de Nietzsche divergent. A l'expansion agressive contre autrui, Guyau substitue l'expansion naturelle vers autrui et, pour lui, la surabondance de vie demande à se donner et pousse les individus à s'associer. Guyau constate en effet que les plaisirs humains prennent un caractère social et sociable, que, dans la vie commune, l'altruisme prend une part plus grande que celle laissée à l'égoïsme et il évoque une époque idéale où l'égoïsme primitif sera de plus en plus reculé en nous. La sociabilité est donc pour Guyau la condition même d'une vie plus intense et plus riche. Mon plaisir à moi, dit-il, n'existe pas sans le plaisir des autres. Bakounine n'a-t-il pas dit lui aussi : je ne deviens libre que par la liberté des autres ?

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Guyau consacre un chapitre à l'importance du goût du risque et de la lutte dans le devoir moral. Une morale scientifique substitue aux impératifs catégoriques la règle suivante : sois un individu aussi riche que possible en énergie intensive et extensive. Au nom de cette règle, la morale positive pourra conseiller à l'individu des sacrifices partiels et mesurés. Mais, peut-elle obtenir le sacrifice total alors que l'individu égoïste se heurte violemment à l'instinct social ? C'est alors qu'intervient le goût du risque, le plaisir du danger qui tient surtout au plaisir de la victoire. Guyau analyse avec beaucoup de finesse la fascination qu'exercent sur beaucoup d'individus la vie dangereuse, l'exaltation du péril surmonté, le besoin de se sentir grand, d'avoir conscience de la sublimité de sa volonté. Or, ce besoin du danger et de la lutte, dit Guyau, doit avoir un but et il peut être employé à des fins sociales. La société devrait utiliser toutes les capacités et, en particulier, les capacités spéciales pour les métiers périlleux et désintéressés, et - pourquoi pas ! - tirer partie des candidats au suicide et transformer les suicides en dévouements. On assiste ainsi au glissement d'une morale qui se voulait individualiste, vers une morale où s'affirme la socialité. Devant la Société - cette abstraction -, l'être concret, l'individu, est un outil qui doit être utilisé au mieux des intérêts du corps social. Guyau dit quelque part que l'individu doit avoir un côté social, mais l'hypertrophie du social fait de l'individu un moyen et non plus une fin. Dans une ruche, dans une termitière, la Société emploie toutes les capacités, mais les anarchistes refusent une morale qui asservirait l'individu pour faire triompher la socialité.

Accepter un risque - qui peut comprendre la mort possible - c'est, dit Guyau, s'engager jusqu'au bout, et reculer, c'est faire preuve d'une pauvreté de caractère qu'on désigne d'habitude sous le nom de lâcheté. Guyau ne semble pas se rendre compte qu'il y a un abîme entre le risque, tel qu'on se l'imagine, et le risque réel avec tout ce qu'il contient de cruauté et d'horreur. Et il est facile pour les héros en pantoufles et les moralistes de profession de parler de lâcheté : pour Guyau, le soldat qui prend la fuite devant le danger et fait volte-face au moment suprême, sera réputé lâche et indigne. Et Guyau juge utile de clamer son dégoût pour une catégorie d'individus qui n'a pas accepté le risque : sans doute celui qui aura quitté sa patrie pour éviter le service militaire ne sera pas nécessairement pour tous un objet d'horreur (constatons-le en le regrettant). Il serait cruel d'insister et de commenter ces lignes affligeantes. N'accablons pas Guyau : dans les années 80 du siècle dernier, on rêvait de la Revanche, on évoquait la ligne bleue des Vosges et le clairon de Déroulède était à la mode. L'école laïque allait prendre un bain de patriotisme de pacotille et de civisme républicain. Tout cela explique Guyau, sans toutefois le justifier !

Le chapitre que Guyau consacre au risque métaphysique est d'un intérêt prenant car il condamne - par avance - le monolithisme idéologique, fondement des régimes totalitaires. La spéculation métaphysique en morale doit conserver un caractère hypothétique. A partir d'une hypothèse, nous tirons une loi de conduite qui devient pour nous un impératif rationnel et non catégorique, variable selon les individus. Cette absence de loi fixe et universelle, c'est ce que Guyau désigne sous le terme d'anomie pour l'opposer à l'autonomie des kantiens. Il faut se réjouir de la multiplicité des doctrines, il ne faut pas craindre la diversité des opinions, il faut, au contraire, la provoquer. Prendre pour idéal de la pensée l'unité, l'uniformité, le conformisme, c'est tuer la pensée et l'intelligence. Guyau prédit le temps où il n'y aura plus d'orthodoxie, où la croyance sera toute individuelle. Un siècle a passé et des peuples entiers sont soumis au carcan d'une orthodoxie rigide : triomphe de la pensée uniforme... de la pensée en uniforme. Actuelles, ces lignes de Guyau : vouloir gouverner les esprits est pire encore que de vouloir gouverner les corps ; il faut fuir toute espèce de direction de conscience ou de direction de pensée comme un véritable fléau.

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De tout temps, la plupart des moralistes - et la plupart des gens ! - ont jugé que la loi morale devait comporter une sanction : punir le vice, récompenser la vertu ! La foule, le troupeau - ce qu'on appelle l'opinion publique a toujours réclamé le châtiment exemplaire des coupables. Oh! sans s'embarrasser de motifs rationnels ou de considérations métaphysiques : simplement en invoquant la peine du talion... ou même la loi de Lynch. Pour les imbéciles - et ils sont toujours légion! - le droit criminel se résume en ceci : il faut tuer celui qui a tué ! Une morale sans sanction était il y a un siècle, et est encore, un véritable scandale. Défendre une telle thèse est à l'honneur de Guyau et témoigne de son courage.

Guyau dénonce la confusion établie entre la sanction morale et la sanction sociale. Pour estimer le bien-fondé de la sanction morale, il faut faire abstraction de la défense et de l'utilité sociales. Le lecteur verra comment Guyau élimine trois notions prétendues rationnelles qui justifient la sanction morale : le châtiment considéré comme expiation, le châtiment considéré comme punition ou compensation du crime, la notion de justice distributive (à chacun selon ses oeuvres). Ayant montré qu'il n'y a pas de raison morale à la distribution de châtiments et de récompenses, que rien ne justifie donc la sanction morale, Guyau étudie la sanction pénale, la sanction sociale qui n'est en fait qu'un phénomène de la défense sociale. L'instinct social que possède l'homme le pousse à défendre la société contre les dangers de destruction que présente le crime et surtout le crime impuni. Les hommes, comme les animaux, obéissent à un instinct primitif qui les pousse à répondre à une attaque par une défense - qui est le plus souvent une attaque. Ainsi s'est formée la notion d'une justice distributive rigoureuse, codifiée, répondant au mal par le mal : la sanction pénale, étrangère à toute morale, apparaît comme l'outil indispensable de la défense sociale et la justice distributive n'est que le symbole métaphysique d'un instinct physique vivace, qui rentre au fond dans celui de la conservation de la vie. Guyau prévoit que dans l'avenir, cet instinct se modifiera et que la notion de justice distributive perdra l'appui du sentiment populaire et disparaîtra. Cet optimisme est dicté à Guyau par l'évolution continue de la justice pénale vers un peu plus d'humanisation, vers la diminution des peines, vers l'adoucissement du régime carcéral. La justice pénale idéale, dit Guyau, devrait assurer le maximum de défense sociale avec le minimum de souffrance individuelle. Guyau propose de remplacer les prisons et les bagnes par la déportation qui est l'élimination sous sa forme la plus simple. Pour les délits mineurs, il est d'accord avec le sociologue Gustave le Bon pour les sanctionner par un travail obligatoire ou un service militaire forcé sous une discipline sévère.

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Justice pénale, répression des crimes et délits, tribunaux, prisons : autant de questions qui ont toujours été chez les anarchistes l'objet de discussions passionnées ! Mais il convient de distinguer deux centres d'intérêt : les sanctions pénales dans la société actuelle, les sanctions pénales dans une société anarchiste. Dans le premier cas, les anarchistes dénoncent avec énergie la prétendue justice rendue au nom d'une classe et d'un Etat fondés sur l'injustice sociale, l'exploitation des prolétaires et le terrorisme militaire et policier. La plupart des criminels sont les misérables victimes d'un ordre social, dont ceux qui les condamnent sont précisément les responsables et les bénéficiaires. Guyau, qui ne traite de la sanction qu'au point de vue philosophique, ne porte aucun jugement de valeur sur la justice chargée actuellement non de la défense de la société, mais de la défense d'une classe privilégiée. Il se contente d'espérer la disparition de la justice distributive et préconise quelques mesures d'humanisation (?) qu'aucun anarchiste ne pourrait accepter.

Mais que se passera-t-il dans une société anarchiste? Peut-on affirmer que la défense sociale sera inutile, que les hommes seront libérés de leurs instincts primitifs et de leurs atavismes ? Décrire en détails l'avènement et l'épanouissement d'une morale nouvelle relève de la fiction et la réponse apportée par les anarchistes à ces questions reste vague. Dans la Morale anarchiste (1890), Kropotkine demande avant tout d'éliminer tout ce qui, dans la société actuelle empêche notre libre développement : l'Etat, l'Eglise, l'exploitation ; le juge, le prêtre, le gouvernant, l'exploiteur (...) Nous ne craignons pas de renoncer au juge et à la condamnation. Nous renonçons même avec Guyau à toute espèce de sanction, à toute espèce d'obligation de la morale. Nous ne craignons pas de dire : fais ce que tu veux, fais comme tu veux, parce que nous sommes persuadés que l'immense masse des hommes, à mesure qu'ils seront de plus en plus éclairés et se débarrasseront des entraves actuelles, fera et agira toujours dans une certaine direction utile à la société. A chacun de réfléchir et de juger s'il est, lui aussi, persuadé par le robuste optimisme de Kropotkine...

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L'œuvre de Guyau tend à montrer que la vie, intense et extensive, développe l'instinct social de l'individu, l'incite à pratiquer la solidarité et l'entraide, et le conduit à adopter cette loi morale rationnelle : être utile à la société. Mais de quel individu et de quelle société s'agit-il ? L'individu de Guyau, s'il n'est pas l'Unique de Stirner, n'apparaît ni comme travailleur, ni comme producteur, ni comme consommateur. Il est l'être humain en général - l'Homme, être générique ! - et la Société est l'ensemble abstrait de ces êtres, un ensemble où n'interviennent ni les conflits de classes, ni les contradictions économiques. Sans le dire expressément - sauf en de rares passages - Guyau esquisse une morale future pour une société pacifiée où les conflits qui déchirent le monde actuel auront disparu. Une société anarchiste? peut-être, bien que l'organisation sociale et économique soit totalement absente du livre de Guyau. Disons simplement qu'on pourrait lui donner comme sous-titre : une morale de l'avenir (n'a-t-il pas intitulé un ouvrage ultérieur : l'Irreligion de l'avenir). Mais on ne peut parler, à propos de l'Esquisse, de morale anarchiste. Une morale anarchiste ne peut se contenter d'exposer l'éthique utopique d'une société à venir, il faut qu'elle s'applique à des individus qui vivent, luttent et souffrent dans une société bien déterminée avec ses classes et ses conflits. Ne demandons pas à Guyau - avant tout philosophe - ce qu'il n'avait pas l'intention de nous donner et cherchons ailleurs un complément indispensable à l'Esquisse.

Tournons-nous vers Kropotkine qui fut toujours hanté par l'idée d'écrire un livre sur la morale. Peu de mois avant sa mort, le 2 mai 1920, il écrivait à son ami Atabékian pour lui faire part de son intention. Le besoin d'ouvrages de ce genre, disait-il, est particulièrement urgent à cette heure, alors que les gens se battent entre Nietzsche et Kant. Kropotkine ne put rédiger que la première partie de ce livre, où il expose les systèmes éthiques du passé : l'Ethique parut à Moscou en 1922 et fut traduite en français en 1927. Si ce grand ouvrage reste inachevé, nous avons néanmoins une série de textes où Kropotkine a exposé ses idées sur la morale. Outre, la Morale anarchiste, citée plus haut, Kropotkine publia en 1904 et 1909 : les Besoins éthiques du temps présent et la Moralité de la nature, et enfin son oeuvre la plus célèbre : l'Entraide, un facteur de l'évolution (édition anglaise en 1904 et française en 1906). Dans l'Entraide, Kropotkine, s'appuyant sur de multiples observations du monde animal, des tribus primitives, des cités médiévales, combattait les thèses de Darwin et de Huxley pour qui la lutte pour l'existence conditionne la sélection naturelle et la lutte entre les individus d'une même espèce est un facteur essentiel de l'évolution. La compétition, le combat, l'envie, la haine sont les facteurs nécessaires du progrès. Les observations de Kropotkine, confirmées par la biologie et l'ethnologie modernes, montrent au contraire que la sociabilité et l'entraide entre individus de la même espèce peuvent être considérées comme des lois naturelles, et sont, dans la société humaine, les fondements de toute morale sociale et de toute coopération.

Certes, entre animaux d'espèces différentes, le rapport primitif est celui du prédateur et de la proie. L'ouvrage d'Alfred Espinas : Des sociétés animales (1877) insiste sur ce résultat, mais on ne saurait y voir une justification de la thèse de Nietzsche sur la morale des maîtres et la morale des esclaves à l'intérieur d'une même espèce. Espinas signale au contraire que par l'entraide, la coopération, la coalition, les espèces les plus faibles arrivent à résister, parfois victorieusement, aux espèces plus fortes et prédatrices. L'entraide dans une même espèce est donc une condition pour la défense et la survie du corps social.

On voit l'accord complet qui existe entre les idées défendues dans l'Entraide et celles de Guyau qui fait l'expansion vers autrui et de la sociabilité les fondements d'une morale positive. Pour distinguer entre ce qui est bien et ce qui est mal, Kropotkine dira même : est-ce utile à la société ? Alors c'est bon. Est-ce nuisible ? Alors, c'est mal. Mais cette morale altruiste exige quelques correctifs quand on vit dans la société actuelle. Nous ne renonçons pas à notre capacité d'aimer ce qui nous semble bon et de haïr ce qui nous semble mauvais. Les anarchistes déclarent la guerre à cette trinité abstraite de la Loi, de Religion et d'Autorité et aussi à tout ce flot de tromperie, de ruse, d'exploitation, de vice - d'inégalité en un mot - qu'elles ont déversé dans le cœur de nous tous.

Cette haine des bêtes nuisibles - vipère ou tyran - cette haine de la tyrannie allant jusqu'au mépris de soi-même, jusqu'à la mort, pousse l'homme de cœur à agir : il aura conscience de bien faire, et l'approbation de ceux qu'il estime le suivra, s'il tue la vipère ou le tyran. Le désintéressement absolu, l'amour passionné de la liberté ont donné à Sophie Perovskaïa et à ses camarades le droit de tuer le tzar en 1881. Ceux-là avaient conquis le droit de tuer, comme on eut dit de Louise Michel : elle avait le droit de piller, ou encore : eux, ils avaient le droit de voler, en parlant de ces terroristes qui vivaient de pain sec et qui volaient un million ou deux au trésor de Kichiniev. Ainsi, tout en contestant l'utilité des actes terroristes, Kropotkine leur apporte sous certaines conditions une justification morale. Dans la société où nous vivons, une morale anarchiste ne doit pas se limiter à la morale de l'Esquisse ; le futur ne peut faire oublier le présent !

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Ces quelques pages ne donnent pas du livre de Guyau une analyse complète et seule la lecture attentive de l'Esquisse donnera une idée précise de la richesse de son contenu. Guyau n'a pas voulu écrire une Morale anarchiste : son dessein est à la fois plus vaste et plus limité, car il embrasse l'avenir et néglige le présent. On trouvera peut-être que le social étouffe un peu trop l'individuel, que l'individu est sacrifié à la Société. Un bon conseil pour ceux qui éprouvent ce sentiment : lire quelques pages de Stirner ou de Nietzsche !


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