En caractères machine :
ce qui a été rajouté lors de l'édition numérique.
Notes sur l'édition du texte numérisé :
Texte paru dans Jean Barrué : Morale sans obligation ni sanction et morale anarchiste.



Jean Barrué

Réflexions sur la morale anarchiste


La morale, si on en croit les dictionnaires, est la science qui envisage les règles à suivre pour faire le bien et éviter le mal. Elle est, comme le droit, une science normative, car " elle formule des règles et des préceptes". Une telle définition évite de répondre à des questions qu'impose le simple bon sens : la morale est considérée ici comme une "science", mais peut-on affirmer que les "règles" qu'elle formule ont le caractère impératif des lois scientifiques ? Qui définira le bien et le mal ? Qui fixe - ou a fixé - ces règles et préceptes : un dieu, une religion, la tradition, le consentement universel ? Il s'agit là d'une morale imposée qui a pour les individus un caractère obligatoire et qui conduit à préciser avec soin ce qui est interdit et ce qui est permis : la sanction sera alors le complément naturel de l'obligation. Un cas extrême - mais banal aujourd'hui - c'est celui de populations entières soumises à une "morale" qui sert les intérêts d'une classe sociale, d'une oligarchie, d'une idéologie. Le bien, c'est ce qui est conforme à la volonté du pouvoir; le mal, c'est ce qui pourrait affaiblir le pouvoir. Dans une telle morale, il existe une opposition absolue entre ce qui est interdit et ce qui est permis : la perfection est atteinte lorsque ce qui est permis se confond avec ce qui est obligatoire !

Une morale unique, comme le dit fort justement Guyau, est oppressive par essence. La diversité des morales peut seule sauvegarder la liberté et la personnalité des individus : morales non imposées, mais librement acceptées par un groupe social dont les membres sont d'accord sur des règles de vie à l'intérieur du groupe et de comportement à l'égard des individus extérieurs au groupe. On a pu ainsi parler de morale stoïcienne ou de morale épicurienne. Peut-on de la même manière parler de morale anarchiste?

*
*   *

Morale anarchiste : il semble qu'il y ait une contradiction entre ces deux termes. L'idée de morale est en effet associée - pas seulement dans les dictionnaires, mais aussi dans l'esprit de beaucoup de gens ! - à l'idée d'obligation et de sanction. Or, qui dit obligation, dit autorité souvent injustifiée et pouvoir abusif : ce qui est contraire à la pensée anarchiste. Mais si les anarchistes sont d'accord sur quelques principes essentiels qui les guideront dans leurs rapports entre eux et avec le reste de la société, on pourra alors parler d'une morale anarchiste : une morale libre de toute obligation oppressive et de toute sanction répressive. Ces précisions nous autorisent à associer le mot "morale" au mot "anarchiste", sans qu'il soit nécessaire de remplacer le latin par le grec et "morale" par "éthique".

Comment les anarchistes conçoivent-ils une société où les individus et les groupes d'individus vivraient et travailleraient selon la morale anarchiste ? Tout ce qui a été écrit sur la morale anarchiste montre bien qu'il s'agit d'une morale de l'avenir et l'adaptation des idées anarchistes à une société conduit à écrire une société des temps à venir. Il n'est pas question d'écrire un roman d'anticipation, ni de se livrer à des prophéties hasardeuses et il serait ridicule d'entrer dans des détails oiseux. On se bornera donc à dégager les idées directrices de la morale anarchiste et à montrer quelle société nouvelle naîtrait de leur application. Certains reprocheront à la morale anarchiste ses lacunes et son imprécision, mais elle est le témoignage d'un effort constructif en vue d'une société libre, égalitaire, fraternelle, qui remettra aux producteurs et aux citoyens la gestion directe de l'économie de la cité.

Société libre ? Défendre avant tout - et dans tous les domaines - la liberté de l'individu et supprimer les pouvoirs arbitraires. Reconnaître dans le travail l'autorité fondée sur l'aptitude et la compétence, ne peut justifier le pouvoir d'un individu sur d'autres individus, ni la légalisation de ce pouvoir. Cela entraîne la disparition de l'Etat autoritaire, centralisé, omniprésent et des organismes - armée, police, justice - qui sont les auxiliaires de l'Etat. La liberté de chaque individu ne peut exister que dans la liberté des autres individus.

Société égalitaire ? Egalité ne signifie pas identité : la diversité des individus, de leurs vocations, de leurs aptitudes, de leurs capacités, est indispensable à la division du travail. Quand des individus contribuent utilement à une tâche collective, ils méritent la même considération, le même traitement et - le cas échéant - la même rémunération. Les anarchistes s'opposent donc à ces hiérarchies qui créent des classes privilégiées et instaurent des inégalités que rien ne justifie sinon la tradition, le mépris du travail manuel jugé " inférieur ", et le maintien des situations acquises.

Société fraternelle ? Il ne suffit pas de supprimer la violence organisée et systématique de l'Etat et de ses auxiliaires, il faut aussi - le plus possible - éliminer toute violence dans les rapports humains. La société anarchiste doit être fondée sur la coopération, la solidarité et l'entraide. Vivre en société entraîne une certaine aliénation de la liberté individuelle, mais la perte de la "liberté absolue" est compensée par les avantages que donne la vie collective. A une condition : la vie "sociale" doit respecter les libertés essentielles de l'individu et sa personnalité.

Gestion directe ? Les anarchistes ne conçoivent l'organisation de l'économie et de la commune que gérée directement par les intéressés : par ceux qui participent à la production ou à la vie de la commune. Les directives et les décisions partent de la "base" et les responsables à tous les échelons des organismes de coordination ont des mandats précis, sont contrôlés par leurs mandants et ne sont en aucun cas inamovibles. Ainsi, la structure fédéraliste des unités de production et des communes évite-t-elle l'autoritarisme et la bureaucratisation d'un appareil permanent.

*
*  *

Une telle société fondée sur la morale anarchiste soulève naturellement bien des critiques. Voici la plus courante : "C'est un rêve bien séduisant qu'une société qui apporterait plus de justice et d'harmonie... mais quand on songe à la nature humaine et à la structure du monde actuel, ce n'est qu'une construction de l'esprit, un rêve irréaliste, une utopie." Il faut reconnaître que, depuis un siècle, les conférences, les meetings, les discussions, nos brochures et nos journaux n'ont pas fait progresser l'anarchisme. Le seul résultat obtenu a été de remplacer dans l'esprit des gens l'image de l'anarchiste terroriste et sanguinaire par l'image de l'anarchiste songe-creux, plein de bonnes intentions... mais qui n'a pas les pieds sur terre ! Et la question essentielle qui se pose aux anarchistes est celle-ci : "En admettant que votre société soit réalisable, comment passerez-vous du rêve à la réalité ? Par quels moyens espérez-vous transformer le monde ?"

On ne peut édifier une société nouvelle que sur les ruines de l'ancienne société. Transformer le monde suppose la destruction radicale du passé. Les anarchistes qui ont toujours combattu la duperie du suffrage universel et la farce électorale, ne peuvent certes pas penser qu'une société nouvelle naîtra de quelques réformes anodines péniblement arrachées dans le cadre de la démocratie parlementaire. Le socialisme "au pouvoir" ne peut modifier les structures profondes de la société, changer le système de propriété, mettre un terme définitif à la politique d'armement et au militarisme.

Si la voie réformiste ne conduit à rien, faut-il en conclure naïvement "Il n'y a qu'à faire la révolution" ? Quelle révolution, avec qui et pourquoi ? L'époque du romantisme révolutionnaire et des barricades est révolue. Depuis 1917 toutes les révolutions ont échoué (Ukraine, Espagne) ou ont servi à des minorités se disant "d'avant-garde" à prendre le pouvoir, à le garder par tous les moyens oppressifs propres aux Etats et aux armées. Le prolétariat, au nom duquel on prétendait exercer la dictature, a échappé à une servitude pour tomber dans une autre encore pire. Le nouveau pouvoir a gardé toutes les tares de l'ancien, avec en plus le mensonge et l'hypocrisie. Les anarchistes n'ont jamais aspiré à prendre le pouvoir et les exemples de l'Ukraine et de l'Espagne montrent bien que s'associer aux futurs dictateurs est un véritable suicide. Dans ces prétendues révolutions, les anarchistes ne peuvent être que des contre-révolutionnaires.

Mais alors, ni socialisme "à la française", ni communisme "à la russe" ? La société anarchiste ne peut naître que par un large sursaut populaire - une révolte et non une révolution, pour reprendre la terminologie de Stirner - à l'occasion d'une grave crise économique et politique qui posera la question : survivre ou disparaître. Devant les faillites successives du libéralisme, du socialisme réformiste et du prétendu communisme, il ne restera plus que la solution anarchiste et peut-être les anarchistes seront-ils capables d'entraîner - et non de diriger - un courant populaire qui bénéficiera de la neutralité de la masse des indifférents et des résignés. Si ces conditions sont réalisées, il faudra faire face à la résistance farouche des privilégiés de l'ancien régime et de leurs chiens de garde. Comme apparaissent ridicules les débats théoriques sur la violence et la non violence ! Dès que les anarchistes ont présenté un péril, même minime, pour le Pouvoir, ils ont été traqués et massacrés. En face de la violence organisée de l'Etat, la violence révolutionnaire n'est que l'exercice du droit de légitime défense. Dans cet affrontement inévitable - et qui sera décisif - tous les moyens de lutte peuvent être mis en oeuvre, sous une double condition : 1° qu'ils soient efficaces ; 2° qu'ils ne soient pas en contradiction avec les fins mêmes de l'anarchisme. Les anarchistes ne peuvent ni pratiquer ni excuser les prises d'otages, les chantages portant sur la vie ou la mort de quelques innocents, la torture, les violences inutiles, le terrorisme aveugle, tout ce qui tend à avilir et à déshonorer l'adversaire. La violence - quand elle est nécessaire - n'a rien de commun avec la froide cruauté des "répressions légales" !

Ainsi, une société fondée sur la morale anarchiste ne semble réalisable que dans un avenir bien imprécis. Que cela ne soit pas prétexte à découragement ! Il y a eu dans le passé des anarchistes, il y en aura toujours, et dans l'esprit de beaucoup de gens existe un anarchisme latent qui peut un jour passer à l'action. Continuer la propagande écrite et orale, participer à toutes les luttes quotidiennes et partielles sans sectarisme, mais sans compromission, et ainsi se tenir prêt pour toute éventualité : tel est le devoir des anarchistes en ces temps incertains.

*
*   *

Il faudrait peut-être aussi se débarrasser de certaines formules qu'on répète par habitude sans se rendre compte de leur stupidité. Celle-ci surtout : "Nous combattons les idées et non les individus." Est-il rien de plus imbécile que cette solennelle affirmation... à moins que ce ne soit qu'un procédé inélégant et hypocrite de se "démarquer" du terrorisme ? Certes, on ne tue pas une Idée, mais si on supprime les individus qui la représentent, elle perd ses soutiens et devient sans force. Ainsi opèrent les Etats qui, pour entraver ou briser l'essor possible de l'anarchisme, ont impitoyablement massacré les anarchistes. Croit-on vraiment qu'en restant sur le terrain des idées on peut combattre avec succès le Capitalisme, le Nationalisme, le Militarisme, sans attaquer les capitalistes, les nationalistes, les militaristes, qui sont pour nous des ennemis bien vivants, bien "réels" et plus dangereux que de vagues abstractions ? Le Militarisme, c'est un mot qui se prête à des joutes oratoires ; le militariste, c'est un adversaire qu'on ne désarme pas par des discours.

*
*   *

Les anarchistes ne pensent pas que le mensonge et les promesses qu'on ne tiendra jamais puissent servir leurs idées. Ils ne sont pas marchands d'illusions sur le champ de foire de la politique et ne vantent pas les mérites de remèdes-miracles, tels le socialisme de M. Mitterrand ou le communisme des maîtres du Kremlin. Mais quand on combat les illusions dangereuses, il faut éviter d'être soi-même victime de nouvelles illusions : les anarchistes échapperont-ils aux séductions de l'illusion pacifiste ? Guerre à la guerre, plus jamais la guerre, j'aime la paix... sont des mots d'ordre "mobilisateurs". Ils ont réuni avant 1914 des foules imposantes sans empêcher la Première Guerre mondiale. Ils ont animé avant 1939 le Rassemblement pour la paix - vite dénaturé et pourri par les éléments staliniens - et la Seconde Guerre mondiale a eu lieu. Et aujourd'hui, en 1983, les mouvements pour la paix nous rejouent la même pièce : rassemblement bien hétéroclite avec une majorité anti-USA, une minorité anti-URSS et un petit nombre de gens qui mettent les deux Grands dans le même sac, et, là-dedans, à côté d'une foule de gens de bonne volonté, les amis de la bureaucratie soviétique déguisés en pacifistes. A qui fera-t-on croire que les défilés, les rassemblements, les pétitions, les pancartes, les chaînes humaines, tout ce bla-bla-bla dérisoire, tout ce folklore éculé, pourront empêcher les Etats de déclarer la guerre où et quand ils voudront ? Si les anarchistes refusent de participer à ce cirque, ils devraient aussi renoncer à cette explication commode qui rend responsables des guerres le Capitalisme, le Commerce des armes, l'Impérialisme et autres "ismes" aussi anonymes qu'insaisissables. La réalité est plus simple : la guerre suppose des armées, des usines d'armes - nucléaire ou non - et des cadres spécialisés fortement hiérarchisés qui organisent et dirigent usines et armées. Le simple bon sens indique que, pour empêcher la guerre ou pour réaliser le désarmement unilatéral que certains pacifistes préconisent, le seul moyen non utopique est de mettre les usines d'armes hors d'état de fonctionner et les cadres dirigeants hors d'état de nuire. Tout le reste n'est qu'illusion pour tromper les autres et se tromper soi-même. On dira qu'une telle tâche est impossible. Alors, ne vivons pas dans un rêve, ne croyons pas au père Noël, sachons nous préparer à l'inévitable, mais n'oublions pas cette règle - impérative ! - de la morale anarchiste : quels que soient les événements, les anarchistes ne doivent être ni dupes ni complices.


Retour à Jean Barrué : Morale sans obligation ni sanction et morale anarchiste