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La Fédération régionale du Levant, partie intégrante de la Confédération nationale du travail, et donc constituée de Syndicats ouvriers et paysans, traditionnellement organisés par les libertaires espagnols, a servi de base à la Fédération parallèle des Collectivités agraires du Levant. Elle englobe cinq provinces : ce sont, du nord au sud, Castellon de la Plana, Valence, Alicante, Murcie et Albacete. Le développement de l'agriculture, qui classe les trois premières, toutes méditerranéennes, parmi les plus riches d'Espagne, et celui de leur population - près de 3.300.000 habitants en 1936 - donnent aux réalisations sociales qui s'y sont produites des dimensions souvent insoupçonnées. A notre avis, c'est dans le Levant, grâce à ses ressources naturelles et à l'esprit novateur de nos camarades que l'œuvre de reconstruction libertaire a été la plus ample et la plus complète. Je n'ai pu l'étudier aussi minutieusement que celle des Collectivités d'Aragon, mais me basant sur mon enquête directe où mes camarades me facilitèrent de si bonne grâce toutes les informations possibles, puis sur des témoignages et des documents de première main, j'en donnerai une idée d'ensemble, complétée par quelques monographies qui permettront de saisir presque sur le vif le caractère et la profondeur de la transformation sociale réalisée.
Des cinq provinces levantines il était naturel que celle de Valence accomplisse l'œuvre la plus importante. D'abord, pour des raisons démographiques. On y comptait 1.650.000 habitants au moment de la Révolution (1) ; par ordre décroissant venait ensuite Murcie, avec 622.000 habitants où les fameux jardins ne s'étendaient que sur une très petite partie du territoire, et qui fut toujours une terre de misère et d'émigration. Alicante, plus riche, arrivait en troisième lieu avec 472.000 habitants, puis Castellon de la Plana avec 312.000, enfin Albacete avec 238.000.
Celui qui connaît tant soit peu l'histoire sociale de cette région ne s'étonne pas que dans la province de Valence, surtout en ce qui concerne les réalisations du monde agraire, la socialisation ait pris la cadence la plus ferme et la plus accélérée. Depuis 1870, le mouvement libertaire y avait toujours compté, particulièrement dans les campagnes, des militants souvent héroïques ; le cas des "martyrs de Cullera" est resté célèbre dans les annales de l'histoire sociale de la région. Il en fut d'autres, comme on a pu le voir au chapitre "Les hommes et les luttes". Et alors que, dans les villes levantines, le républicanisme dominait souvent l'opposition à l'époque de la monarchie, les combattants des campagnes maintenaient très souvent le flambeau antiétatique : attitude du reste très fréquente chez les paysans. Ainsi, vers 1915-1920, c'est à eux, souvent petits propriétaires, que les propagandistes libertaires qui vinrent d'autres régions, durent souvent faire appel pour remettre en marche le mouvement que les espoirs suscités par la Révolution russe, encore mal connue, contribuèrent à faire renaître.
Nous avions donc, dans de nombreuses localités de ces cinq provinces, des militants économiquement et politiquement libres, pour qui la révolution n'était pas seulement une question d'agitation écervelée ni de simples changements politiques, mais d'abord l'expropriation de la terre, et l'organisation de la société par le communisme libertaire.
En 1936, les villages de cette province où notre mouvement social s'était implanté se groupaient en 23 cantons ("comarcas") ayant leur chef-lieu à Adamuz, Alborache, Carcagente, Catarroja, Chella, Foyos, Gandia, Jarafuel, Jativa, Moncada, Onteniente, Paterna, Puerto Sagunto, Requeña, Sagunto, Utiel, Villar del Arzobispo, Villamarchante, Alcantara del Jucar, Titaguas, Lombay et Denia.
La province de Murcie comptait six fédérations cantonales, dont le chef-lieu était d'abord à Murcie même, puis à Caravaca, Carthagène, Vieza, Lorca, Mazarron, Mula, Pacheco, Elche de la Sierra, Hellin.
Puis la province d'Alicante venait avec neuf fédérations, toujours cantonales : celles d'Alicante, Alcoy, Almansa, Elda, Elche, La Nucia, Orihuela, Villajoyosa, Villena.
La province de Castellon de la Plana comptait huit cantons organisés, dont chacun groupait toujours des villages plus ou moins nombreux : le canton de Castellon, Albocacer, Alcora, Morella, Nulès, Onda, Segorbe et Vinaroz.
Enfin venait la province d'Albacete, la moins favorisée, où de plus, pendant la guerre civile les Collectivités eurent à souffrir de la présence des hommes commandés par le célèbre communiste français Marty, surnommé "le boucher d'Albacete" pour ses cruautés commises au nom de la lutte antifranquiste. Nous n'y avions que quatre cantons organisés : Albacete, Alcarraz, La Roda et Casas Ibañez.
Signalons que très souvent la structure de notre organisation cantonale n'avait rien à voir avec celle des cantons traditionnels de l'administration publique ou d'Etat. Comme en Aragon on avait souvent remanié d'après les besoins du travail, des échanges, des activités vitales. Plus qu'à un but ou un critère politique, cela répondait maintenant à un besoin d'union directe à la base et de cette cohésion humaine qui a, sans nul doute, exercé une influence décisive dans l'œuvre constructive de notre fédéralisme créateur.
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Le développement et la multiplication des Collectivités levantines stupéfièrent même ceux qui, parmi nous, se montraient les plus optimistes quant aux possibilités de reconstruction sociale. Car malgré des difficultés multiples, malgré l'opposition de nos adversaires souvent coalisés - républicains de diverses tendances, autonomistes valencianistes, socialistes et ugétistes, communistes, éléments nombreux de la bourgeoisie, etc. ; on en comptait 340 au congrès de la Fédération des paysans du Levant tenu les 21, 22 et 23 novembre 1937 ; cinq mois plus tard leur nombre s'élevait à 500 ; à la fin de 1938, le chiffre de 900 était atteint, et celui des chefs de famille s'élevait à 290.000. En gros, on peut compter qu'au moins 40 % de la population faisaient partie des Collectivités.
Pour mieux apprécier ces chiffres, ayons recours à un autre calcul. Les cinq provinces levantines totalisaient, de la plus grande ville au plus petit village, 1.172 localités (2). C'est donc, dans 78 % des localités de la région agricole la plus riche d'Espagne que sont apparues, en vingt mois, ces 900 collectivités. Disons qu'en unités elle n'atteignent pas un pourcentage aussi élevé que les Collectivités aragonaises. En Aragon, la prédominance presque exclusive des forces libertaires empêcha, pendant longtemps, l'administration d'Etat, la police municipale ou nationale, l'armée, les partis appuyés par les autorités gouvernementales, les gardes d'assaut, les "carabineros" de faire obstacle aux changements de structure sociale. Tandis que dans le Levant - n'oublions pas que depuis novembre 1937 le gouvernement central siégeait à Valence, devenue capitale de l'Espagne légale -, toutes ces forces existaient, et qu'avec les petits commerçants, la bourgeoisie libérale, antifranquiste mais aussi anticollectiviste, elles s'opposaient par tous les moyens, souvent violents, à cette mise en oeuvre du socialisme libertaire. Il y eut des batailles rangées où même les tanks de l'armée intervinrent. Dans ces conditions, ce qui a été réalisé tient du prodige.
D'autant plus que, dans la région levantine, et à conséquence de la richesse et de la densité de la population dans certaines zones, les localités sont souvent des agglomérations de 10.000 à 20.000 âmes où les classes sociales et les forces en présence sont plus solidement constituées et peuvent mieux coordonner leurs efforts. Aussi, quand nos camarades prenaient l'offensive socialisatrice, la résistance n'en était que plus vigoureuse. Il fallut toute la souplesse, l'ingéniosité, l'esprit créateur, l'intelligente et utile adaptation aux circonstances, l'énergie qui les caractérisait pour que, malgré tout, l'œuvre révolutionnaire puisse s'accomplir.
C'est une des raisons pour lesquelles les Collectivités levantines sont nées dans la plupart des cas sur l'initiative des Syndicats paysans de chaque localité, car ils apportaient en même temps le crédit moral, la tradition organisatrice, l'habitude du combat et la puissance matérielle.
Mais malgré un contact étroit avec ces Syndicats - souvent ce sont les mêmes hommes qui sont à la tête des deux organisations -, les Collectivités constituèrent d'abord un organisme autonome. Les Syndicats de la C.N.T. ont continué de grouper la plupart de leurs adhérents, mais aussi les "individualistes" non collectivistes et pourtant non réactionnaires, retenus soit par une conception discutable de la liberté individuelle, soit par l'isolement dans lequel se trouvait leur terre, soit par une hésitation plus ou moins fondée sur la crainte d'une réaction gouvernementale après la victoire, ou par la crainte du triomphe fasciste.
Le rôle des Syndicats est donc des plus utiles. Ils constituent une étape, un élément d'attraction. Ils ont aussi un autre côté pratique. C'est à eux que les individualistes syndiqués apportent leurs produits qu'ils se chargent d'échanger avec les Collectivités. Des commissions - pour le riz, les agrumes, les plantes potagères, etc. - ont été organisées en son sein. Le Syndicat avait, dans chaque localité, son magasin de ravitaillement auquel se fournissaient les non-collectivistes. Mais la Collectivité avait aussi le sien. On pensa bientôt que cela faisait double emploi, et la fusion fut décidée au profit de la Collectivité, et à représentation égale d'administrateurs délégués. Les individualistes syndiqués continuèrent d'apporter leurs produits, et furent ravitaillés, comme les collectivistes (3).
Puis on créa des commissions mixtes pour l'achat de machines, de semences, d'engrais, d'insecticides, de produits vétérinaires. On utilisa les mêmes camions, la solidarité s'étendit, tout en évitant une trop grande confusion des deux organismes.
La socialisation repose donc sur deux bases. Avec cette souplesse merveilleuse que nous observons souvent chez les constructeurs libertaires espagnols, elle embrasse tout ce qu'il est possible d'embrasser, les réalisations intégrales et les réalisations partielles. Les éléments de captation sont complémentaires.
Mais très rapidement les collectivités tendirent à unifier, à rationaliser tout ce qui pouvait l'être. Le rationnement et le salaire familial furent établis à l'échelle cantonale, les villages les plus riches aidant les pauvres ou les moins favorisés, comme en Aragon, comme en Castille. Dans chaque chef-lieu de canton fut constituée une équipe de techniciens spécialisés, et comprenant des comptables, un expert en agriculture, un vétérinaire, un ingénieur, un architecte, un spécialiste en questions commerciales, etc. Ces équipes étaient au service de tous les villages.
La pratique de l'entraide permettait de distribuer et d'utiliser équitablement les éléments nécessaires à la bonne marche des Collectivités. La plupart des ingénieurs, et des vétérinaires de la région entière étant syndiqués à la C.N.T., ceux employés par l'économie non collectivisée collaboraient aussi, généralement de façon désintéressée, à l'établissement de plans et de projets, car l'esprit créateur de la Révolution entraînait ceux qui voulaient contribuer au progrès économique et social général.
Ainsi, les agronomes proposaient les initiatives nécessaires ou réalisables : planification de l'agriculture, transplantation des cultures que la propriété individuelle ou les intérêts de certaines catégories de propriétaires ne permettaient pas, auparavant, d'adapter aux conditions géologiques ou climatiques favorables. Le vétérinaire de la Collectivité organisait scientifiquement l'élevage. S'il le fallait, il consultait l'agronome quant aux ressources alimentaires dont on pourrait disposer par la suite. Et, avec les commissions de paysans, ce dernier aménageait la production. Mais l'architecte et l'ingénieur étaient aussi appelés à la rescousse pour la construction des écuries, des porcheries, des étables, des granges collectives. Le travail se planifiait, les activités s'intégraient.
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Grâce aux ingénieurs, un grand nombre de canalisations (acequias) et de puits ont été creusés et forés, qui ont permis de changer des terres sèches en terres irriguées. Au moyen de pompes, on a procédé à l'élévation et à la distribution de l'eau, souvent dans des secteurs entiers. La nature du sol, très poreux et très sablonneux, et la faiblesse des précipitations atmosphériques - 400 mm en moyenne quand il en faudrait au minimum le double - rendaient très difficile cette extraction et cette bonne utilisation du précieux liquide qu'il faut aller chercher souvent à 50, 100 et même 200 m de profondeur. Cela n'était possible qu'aux grands propriétaires terriens, qui cultivaient ou faisaient cultiver des produits de bon rapport, telle l'orange -, ou à la Collectivité.
C'est peut-être dans la région de Carthagène et de Murcie qu'à ce sujet furent faits les plus grands efforts. Près de Villajoyosa dans la province d'Alicante, la construction d'un barrage permet d'irriguer un million d'amandiers qui jusqu'alors avaient souffert de la sécheresse permanente.
Mais les architectes des Collectivités ne s'occupent pas seulement de l'habitat des animaux. Parcourant la région, ils donnent des conseils pour l'habitat humain. Style des maisons, emplacement, exposition, matériaux, hygiène, etc., toutes considérations indispensables auxquelles s'opposaient jusqu'ici, et trop souvent, l'ignorance des uns, les bas calculs des autres.
La quasi-contiguïté des villages facilite cette solidarité active qui met toutes les ressources au service de l'ensemble. Le travail pratique est souvent intercommunal. Telle équipe constituée pour combattre les maladies des plantes, sulfater, tailler, greffer, travaille dans les champs de plusieurs localités ; telle autre le fait pour arracher des arbres, pratiquer à leur place des labourages inhabituels, ou improviser de nouvelles cultures. Tout cela facilite la coordination des efforts et leur synchronisation sur un plan général qui s'élabore non seulement d'après les conceptions abstraites de technocrates ou de techniciens sans expérience, mais aussi selon les enseignements pratiques du travail et du contact avec les faits et les hommes.
C'est une société nouvelle, un monde nouveau qui ont été créés.
Voyons plus à fond certains aspects de l'organisation générale. Les 900 Collectivités sont réunies en 54 fédérations cantonales, qui se groupent et subdivisent tout à la fois en cinq fédérations provinciales, lesquelles aboutissent, à l'échelon supérieur, au Comité régional de la Fédération du Levant, situé à Valence, et qui coordonne le tout.
Ce Comité est nommé directement par les congrès annuels, responsable devant eux et devant des centaines de délégués paysans choisis par leurs camarades, que les discours de bureaucrates ou des agitateurs dominateurs n'éblouiraient pas, car dans leur grande majorité ils savent ce qu'ils veulent et où ils vont. C'est aussi sur leur initiative que la Fédération levantine a été divisée en 26 sections générales selon les spécialisations de travail et d'activités. Ces 26 sections constituent un ensemble qui embrasse, sans doute pour la première fois dans l'histoire, considérée hors de l'Etat et des structures gouvernementales, toute la vie sociale. Nous les réunirons en cinq groupements principaux impliquant l'organisation administrative correspondante :
AGRICULTURE.. - Céréales (particulièrement le blé, dont la culture a été souvent improvisée, ou stimulée comme conséquence de l'occupation des zones céréalières par Franco) ; riziculture ; agrumes (oranges, citrons, mandarines) ; production fruitière et ses subdivisions (amandes, pêches, pommes, etc.) ; oliviers ; vignobles ; culture potagère ou maraîchère ; bétail, surtout ovin et caprin ; bétail porcin, bétail bovin,
INDUSTRIES ALIMENTAIRES. - La Fédération étant essentiellement paysanne, les industries qu'on y trouve dérivent surtout de l'agriculture. Les sections spécialisées sont les suivantes : vinification ; conserverie de légumes et fruits ; huilerie ; fabrication d'alcool ; jus de fruits ; liqueurs diverses, parfums et produits dérivés.
INDUSTRIES NON ACRICOLES (non dérivées de l'agriculture). - Section du bâtiment ; productions diverses ; menuiserie ; fabrication d'emballages pour l'expédition des agrumes, vêtements, etc. Observons ici une tendance à l'intégration de l'ensemble des activités, ce qui amoindrit en partie le rôle du Syndicat que le syndicalisme a toujours considéré comme l'organisateur unique de la production industrielle. Ces problèmes se résolvent sur place, à l'amiable, entre organisations sœurs.
SECTION COMMERCIALE. - A part les exportations sur une vaste échelle dont il sera question plus loin, importations de machines, de moyens de transport routier et maritime, d'engrais, et de produits divers.
SANTÉ PUBLIQUE ET ENSEIGNEMENT. - Ajoutons la section d'hygiène et de salubrité qui coordonnait les efforts tendant à préserver ou à améliorer la santé publique, et celle de l'enseignement qui, grâce à ses écoles, ses instituteurs et l'apport des Collectivités poursuivait avec enthousiasme les efforts lui incombant.
Toutes ces activités étaient synchronisées à l'échelle des 900 collectivités, dont beaucoup embrassaient des milliers de personnes. On saisira mieux maintenant l'ampleur de ces réalisations et la supériorité de cette méthode d'organisation. On comprendra aussi qu'il nous soit impossible de la décrire dans tous ses détails. Ajoutons pourtant quelques précisions à certains aspects déjà énumérés.
La riziculture est un exemple. Dans la seule province de Valence, 30.000 hectares de rizières sur un total national de 47.000 se trouvaient aux mains des Collectivités. La fameuse région de La Albufera, que Blasco Ibañez a si abondamment décrite, était entièrement collectivisée.
La moitié de la production d'oranges, soit quatre millions de quintaux, était aux mains de la Fédération des paysans, des Collectivités fédérées et des Syndicats ; et 70 pour cent de la récolte totale, plus de 5.600.000 quintaux, étaient transportés et vendus sur les marchés européens grâce à son organisation commerciale appelée Ferecale (4) qui, au début de 1938 avait établi en France des sections de vente à Marseille, Perpignan, Bordeaux, Sète, Cherbourg et Paris.
Observons, en passant, que l'importance de la distribution était largement supérieure à celle de la production. Par des renseignements de première main nous pouvons établir les comparaisons suivantes : comme nous l'avons dit, les producteurs des Collectivités levantines composaient environ 40 pour cent de l'ensemble. Par la supériorité de leur organisation technique, ils apportaient de 50 à 60 pour cent de la production agraire ; et pour les mêmes raisons le système collectiviste assurait de 60 à 70 pour cent de la distribution générale, au bénéfice de toute la population.
L'organisation d'ensemble et la puissance des ressources qu'elle assurait rendaient possibles d'autres réalisations, et des méthodes de travail sans lesquelles les travaux entrepris auraient souvent échoué, par manque de moyens techniques, l'insuffisance des rendements, ou le coût excessif des efforts entrepris.
L'esprit de solidarité active, la volonté de coordination étaient toujours et partout présents. Quand, par exemple, les membres d'une collectivité, ou un Comité local croyaient utile de fonder une fabrique de liqueur, de jus de fruits, ou d'aliments nouveaux, pour les hommes ou pour le bétail, ils faisaient part de leur initiative à la section industrielle du Comité régional-fédéral de Valence. Celle-ci examinait la proposition, au besoin faisait venir une délégation, avec laquelle elle étudiait le pour et le contre de la proposition. Si, d'après la demande prévisible, les matières premières disponibles, les frais à envisager, et autres facteurs prévisibles l'idée semblait intéressante, elle était adoptée ; dans le cas contraire, elle était rejetée, après explications et comme résultat de l'examen auquel on s'était livré. Un autre motif de rejet était l'existence de fabriques déjà installées.
Mais l'acceptation de l'initiative ne signifiait pas que ses premiers promoteurs en seraient propriétaires, même à l'échelle de la Collectivité locale. En employant à sa fondation les ressources fournies par l'ensemble des Collectivités, la Fédération devenait propriétaire de la fabrique nouvelle, la Collectivité locale n'avait pas le droit de vendre pour son seul bénéfice les produits qui en sortiraient.
Dépenses et gains étaient donc affaire de tous. C'est aussi la Fédération qui répartissait les matières premières fournies à toutes les fabriques, et les localités, selon leur genre de production et leurs besoins (5).
La situation obligeait aussi à innover avec rapidité, ce qui n'était pas possible à l'échelle du paysan ou du commerçant isolé, ni dans les organisations purement corporatives où l'esprit et la morale individualistes dominaient. Ainsi, jusqu'à la Révolution, d'immenses quantités de fruits se perdaient, pourrissant sur place faute de marchés nationaux et internationaux. C'était alors le cas pour les oranges qui, en Angleterre, se heurtaient à la concurrence de la Palestine et de l'Afrique du Sud, ce qui obligea d'abaisser les prix et de réduire quelque peu la production (6).
Mais, outre la guerre civile, la fermeture d'une partie des marchés d'Europe et celle du marché intérieur, occupé et coupé par les troupes de Franco, ainsi que les obstacles opposés sournoisement à l'œuvre de création socialiste libertaire par le gouvernement et ses alliés aggravèrent la situation. Non seulement il y eut excédent d'agrumes, il y eut trop de pommes de terre et de tomates. Alors, une fois de plus, apparut l'initiative des Collectivités.
On s'efforça de mieux tirer partie des oranges en fabriquant des essences extraites de l'écorce sur une plus grande échelle qu'auparavant ; on fabriqua un nouvel aliment, une espèce de dessert appelé "miel d'orange", et du "vin d'orange" ; on employa la pulpe pour la conservation du sang dans les abattoirs, ce qui donna un nouvel aliment pour la volaille ; on augmenta la production de conserverie de légumes, et de fruits : les fabriques les plus importantes se trouvaient à Murcie, Castellon, Alfafar et Paterna. Comme depuis longtemps les paysans allemands faisaient dans leurs coopératives spécialisées, on organisa des séchoirs de pommes de terre afin de fabriquer de la fécule pour l'alimentation humaine et animale, et on fit de même pour les tomates.
Nous avons dit que le siège des fédérations cantonales était très souvent choisi parce que se trouvant près des routes ou des voies ferrées, ce qui facilitait le transport des marchandises. C'est à ces sièges que l'on emmagasinait, à moins de difficultés exceptionnelles, les excédents de production des Collectivités. Les sections correspondantes du Comité fédéral de Valence étaient informées de l'importance des variétés, de la qualité, de la date de réduction des biens entreposés, et savaient ainsi, exactement, les réserves disponibles pour les livraisons, les exportations, les échanges, ou la redistribution entre les cantons ou. les collectivités.
L'intensification de l'élevage des animaux de basse-cour confirme cet esprit créateur. Les poulaillers, les clapiers, les parcs d'aviculture se multiplièrent sans cesse. En juillet 1937, la seule Collectivité de Gandia produisait dans ses couveuses 1.200 poussins tous les 21 jours. Des races de lapins et de volailles, inconnues du simple paysan (souvent trop attaché aux variétés traditionnelles et très peu rentables), sont apparues, les Collectivités qui firent les premiers pas aidant celles qui, pour des raisons diverses, n'avaient pas encore commencé.
Enfin, les efforts d'organisation et de justice économique n'ont pas, non plus, été les seuls. Ici comme partout, l'appétit de culture, le désir intense de répandre l'instruction ont été un des grands ressorts et un des grands buts de la révolution. Ainsi, chaque Collectivité a créé une ou deux écoles avec la même promptitude qu'elle a procédé à ses premières créations économiques. Le salaire familial et la morale nouvelle permettent d'envoyer tous les enfants en classe. Dans leur sphère d'influence, les Collectivités espagnoles donneront en un temps record le coup de grâce à l'analphabétisme. Et n'oublions pas que, dans les campagnes d'Espagne on trouvait, en 1936, 60 pour cent d'illettrés.
Pour compléter cet effort, et dans un but pratique immédiat, une école fondée pour la formation de secrétaires et de comptables a été ouverte à la fin de l'année 1937. Plus de cent élèves y furent immédiatement envoyés par les Collectivités.
La dernière grande innovation a été l'université agricole de Moncada (province de Valence). Elle avait pour but de former des techniciens de l'agriculture. Dans les différentes classes et dans les cours pratiques, on enseignait aux jeunes gens les diverses spécialités du travail de la terre et de la zootechnie (soins à donner au bétail, méthodes de sélection, caractéristiques des races, horticulture, fruiticulture, apiculture, sylviculture, etc.). Quand l'établissement fonctionnait à plein, on y comptait 300 élèves, et il y en aurait eu bien davantage s'il avait été possible de faire plus grand et si les professeurs avaient été lus nombreux. Située au flanc de coteaux couverts d'orangers, l'université de Moncada était aussi à la disposition des autres régions.
Dernier aspect de la solidarité mise en pratique : les Collectivités levantines ont, elles aussi, accueilli un grand nombre de réfugiés, surtout des femmes et des enfants, venus de Castille, qui avaient fui devant l'avance fasciste. Des foyers d'accueil furent fondés en pleine campagne, et des colonies où les jeunes, bien traités, bien nourris, oubliaient la guerre. De longues files de camions partis des villages ravitaillaient gratuitement Madrid. Les Collectivités de Beniopa, Oliva, Jerosa, Tabernas de Valdigna, Beirrairo et Simat (toutes du canton de Gandia) donnèrent, dans les premiers six mois de guerre, 198 camions de vivres. Peu après la chute de Malaga, un simple coup de téléphone leur fit envoyer sept camions de vivres à Almeria, bondée de réfugiés exténués et affamés.
Car devant les nécessités et les responsabilités de la vie, nos camarades n'étaient pas paralysés, ni insensibilisés par l'esprit bureaucratique et la paperasserie de l'Etat. En parfaits libertaires, ils pratiquaient un nouvel humanisme, pour eux et pour les autres, sans tricher, sans spéculer même sur la valeur de propagande de leurs gestes, sans autre récompense que la joie intense de la pratique solidaire.
(1) La variété des caractéristiques géographiques et des ressources en dépendant est cependant telle qu'en 1936, des régions d'une même province au sol fertile comptaient 450 habitants au kilomètre carré dans la zone méditerranéenne, et d'autres 18, 19 et 20 habitants seulement à 25 ou 30 km de la côte.
(2) La population espagnole est beaucoup moins dispersée que la population française, et le nombre des communes était, même rapporté à la moindre importance numérique de la population, de beaucoup inférieur. Les chiffres correspondant au Levant n'en sont que plus éloquents.
(3) Ajoutons qu'un certain nombre de paysans socialistes, ou appartenant à l'U.G.T., adhérèrent aux Collectivités. L'autonomie de ces dernières n'en était que plus nécessaire.
(4) Le Ferecale (contraction de Federacion Regional de Campesinos de Levante) fut constitué pour le transport et la commercialisation des agrumes. Il était composé des sections suivantes : éléments techniques ; magasins ; entrepôts ; moyens de transport terrestre ; marché national ; exportations internationales ; comptabilité générale ; section maritime de transport. Des délégations générales avaient été constituées à Castellon, Burriana, Gandia, Denia et Alicante. Il possédait sa flottille de bateaux à moteur de 120 à 150 tonnes. Les commandes arrivées de l'étranger étaient envoyées aux centres d'emmagasinage régionaux dans lesquels se trouvait la qualité des fruits (surtout des oranges) demandés. La marchandise était expédiée de chaque centre à la section d'embarquement correspondante ; et la section de facturation transmettait alors l'enregistrement à la section Comptabilité. D'autre part, les sections de contrôle établies dans les ports transmettaient téléphoniquement les entrées et les sorties au Centre de Ferecale, établi à Valence ; et les dépôts d'où était prélevée la marchandise agissaient de même.
(5) Sans doute aussi existait-il des dépôts de matières premières répartis dans les cinq provinces, car il va de soi que tout n'était pas concentré à Valence.
(6) On aurait pu élargir le marché national en augmentant la consommation du peuple d'autres régions d'Espagne (Castille, Estrémadure, Galice, partie de Andalousie), et des ouvriers de bien des villes de l'intérieur. Mais outre le coût des moyens de transport dans ce pays excessivement montagneux, le régime traditionnel ne s'en était jamais occupé.
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