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Esplus

Pour ses 1.100 habitants, Esplus disposait de 11.000 hectares de terre, dont 9.000 irrigués. Mais le duc de Luna en accaparait 5.500, et la propriété du monarchiste Alvarado, ancien ministre des Finances, qui prenait certainement mieux soin de ses intérêts que de ceux de la nation, s'étendait sur 1.100 hectares. Un autre propriétaire en possédait autant, quelques-uns, moins. On en trouvait d'autres, moins riches mais très à leur aise, qui disposaient de 70 à 100 hectares chacun.

Il ne restait pas grand-chose pour les gens du peuple dont la moitié étaient exploités par les riches et les très riches, en travaillant leurs terres selon un système dénommé "a terraja", qui consiste à défricher le sol non cultivé, le préparer, le niveler, et le faire produire tout en donnant au propriétaire le quart de ce que l'on obtenait. Il fallait aussi payer un fermage de six pesetas par hectare et par an, et employer obligatoirement une paire de mulets achetés par l'usager pour mettre au point chaque hectare emblavé. Les champs ainsi préparés étaient, par la suite, offerts à des "medieros" qui donnaient, pour payer le fermage, 50 pour cent de la récolte.

L'histoire de notre mouvement a été, ici, aussi accidentée qu'à Belver de Cinca et en tant d'autres localités. Un Syndicat de la C.N.T. constitué en 1920 fut fermé quatre ans plus tard par la dictature du général Primo de Rivera. Il resurgit en 1931, après la proclamation de la IIè République, et comptait 170 adhérents quand, en 1932, le gouvernement de gauche de Manuel Azaña, où Largo Caballero était ministre du Travail et profitait de son ministère pour combattre la C.N.T. au profit de l'U.G.T. dont il était le personnage le plus éminent, ferma le Syndicat local qui fut reconstitué quand les républicains de droite triomphèrent aux élections ; mais la République d'Alexandre Leroux fit à son tour comme celle qui l'avait précédée. Si bien qu'après le triomphe du "frente popular", en avril 1936, nos camarades se remirent à construite leur Syndicat pour la quatrième fois, mais ils étaient en tout dix-sept au moment de l'attaque fasciste. Tant de persécutions avaient découragé les travailleurs et les paysans pauvres.

Toutefois il s'était produit, discrètement, ce que nous avons déjà vu dans d'autres endroits. Nos camarades avaient adhéré à la section locale de la gauche républicaine, afin de se préserver contre de nouvelles mesures réactionnaires, et de ne pas être, une fois de plus, arrachés de leurs foyers et envoyés sur les routes, en déportation. C'est pourquoi, en juillet 1936, le Conseil municipal d'Esplus se composait de six libertaires camouflés en républicains de gauche, et de trois républicains de droite, monarchistes cinq ans auparavant, et qui, au fond, l'étaient restés.

La grève générale déclenchée contre le coup d'Etat franquiste dura quinze jours. Un Comité révolutionnaire fut nommé, composé d'une majorité républicaine qui de droite était passée à gauche, et d'une minorité de nos camarades. Mais les deux tendances ne pouvaient s'entendre. Les nouveaux républicains de gauche continuaient de manœuvrer, et très habilement fondaient un Syndicat ouvrier réformiste, adhérant à l'U.G.T. afin de s'en servir pour freiner la révolution.

Ils parvenaient à gagner du temps en faisant se prolonger les débats et les discussions au sein du Comité révolutionnaire ; alors, comprenant qu'on ne parviendrait jamais à un accord, nos camarades constituèrent un Comité local qui confisqua les grandes propriétés et les prit en charge : c'était la seule façon d'empêcher le partage des terres que réclamaient les politiciens-caméléons et certains paysans ambitieux.

Toutefois, les conservateurs monarcho-républicains devenus ugétistes ne lâchaient pas prise, et un jour, poussant à l'action quelques malheureux travailleurs, ils attaquèrent le Comité local, ouvrant le feu, et se protégeant avec des femmes et des enfants qu'ils poussaient devant eux. Nos camarades répondirent en s'attaquant aux hommes ; les conservateurs furent vaincus, et l'on organisa la Collectivité.

Huit mois plus tard il ne restait que deux familles d'individualistes dont les droits étaient respectés, suivant la règle générale.

Le nouveau mode d'organisation avait déjà été nettement imaginé par nos camarades quand ils propageaient clandestinement leurs idées sous la République, et préparaient l'organisation d'une communauté agraire, achetant d'avance des outils, des machines et des semences.

Maintenant, l'ensemble du travail agraire est assumé par dix équipes d'agriculteurs. Principaux auxiliaires: dix paires de mulets par équipe. Quatre équipes supplémentaires s'occupent des travaux les moins rudes (désherbage, tri des semences, etc.). Les jeunes filles aident, quand cela est nécessaire. Les femmes mariées, surtout celles ayant des enfants, n'y sont pas tenues. Mais dans les cas exceptionnellement urgents, on fait, par le truchement du crieur public, appel aux volontaires, et tout le monde accourt. Seules les femmes les plus âgées restent chez elles, pour garder les enfants. Quant aux vieillards, pas un ne manque. Ils ne conçoivent pas la vie sans travail.

Il y a 110 hommes au front. L'augmentation des surfaces cultivées est donc minime : on a plutôt diversifié des cultures et l'on s'est surtout occupé d'intensifier l'élevage.

Au début de la révolution, trois des anciens propriétaires possédaient chacun 200 moutons et brebis. Un autre élevait 50 bovins. Et la plupart des familles avaient une vache ou un porc. Les cochons étaient tués une fois l'an, mais les paysans pauvres vendaient les jambons aux riches et ne consommaient que les carcasses. Toutefois, à l'époque où j'ai fréquenté Esplus, les jambons étaient spécialement gardés. Il y en avait 400, réservés aux moissonneurs pour le moment de la récolte, leur travail exigeant une alimentation plus riche qu'à l'ordinaire. On comptait quatre kilos par homme. Quand je contemplai les "guitares" suspendues aux poutres d'une vaste pièce en attendant la Fête de la Moisson (on commençait à remplacer les fêtes religieuses traditionnelles par de nouvelles fêtes païennes), je compris mieux l'importance du changement qui s'était produit.

La Collectivité a construit quatre porcheries : une pour les truies mères, une pour les tout jeunes porcs, une pour les adultes, une pour les bêtes à l'engrais en vue d'une prochaine consommation. Deux cents porcs avaient été achetés au début, et en juillet 1937 des centaines étaient déjà nés.

Les vaches sont gardées dans deux bonnes étables. Seules les mauvaises laitières sont sacrifiées (1). Quant aux moutons, et bien qu'on en ait mangé en même temps qu'on en envoyait aux soldats du front, leur nombre est passé de 600 à 2.000.

Des écuries collectives ont aussi été construites mais leur nombre est encore insuffisant. Une partie des mulets demeure provisoirement aux mains de ses anciens possédants, ils ne sont employés que d'après la planification rationnelle du travail décidée par la Collectivité.

Soins médicaux, produits pharmaceutiques, logement, éclairage, salon de coiffure sont assurés gratuitement. Comme presque partout, chaque famille dispose d'un lopin de terre où elle cultive des légumes, ou des fleurs, élève quelques lapins ou quelques poules, selon ses préférences. Les légumes frais sont aussi fournis sans qu'il soit nécessaire de rien débourser, mais il faut acheter le pain, la viande, le sucre, le savon. Un homme seul touche 25 pesetas par semaine, un ménage 35 à quoi l'on ajoute 4 pesetas par enfant au-dessous de 14 ans, et 13 à partir de cet âge.

Le prix des marchandises, actuellement si instable en Espagne républicaine, à cause des événements qui bouleversent tout, n'a pas plus augmenté ici que dans la plupart des villages qui impriment une monnaie locale. Les bons monétaires sont garantis par la production. Le mécanisme de leur circulation est très simple : distribués le samedi après midi, ils sont, pendant la semaine, échangés contre des produits au magasin communal de distribution appelé coopérative qui, le samedi, les remet au Comité local, lequel leur imprime à nouveau le même mouvement circulaire.

Les personnes inaptes au travail sont payées comme les autres. C'est le cas d'un malade chronique ayant quatre enfants en bas âge, d'un infirme et de sa fille, etc.

Un hôtel est ouvert pour les célibataires, un autre pour les réfugiés, assez nombreux, du territoire aragonais occupé par les forces de Franco. Tous ceux qui sont ainsi soutenus jouissent des mêmes ressources que les membres actifs de la Collectivité.

Les ouvriers du bâtiment travaillent avec acharnement. Ils avaient commencé par appliquer la journée de huit heures, mais les paysans firent remarquer qu'ils en travaillaient douze. Ils s'inclinèrent donc, et ont fait toutes les réparations qui apparurent nécessaires dans les maisons d'Esplus. Un vaste atelier de menuiserie est en construction. On y installera des machines qui permettront de faire des meubles en série pour tous les habitants de la localité et même, pense-t-on, pour ceux des villages des alentours.

Esplus pratique l'échange de produits par l'intermédiaire de Binéfar, chef-lieu de canton. Comme c'est un village naturellement riche, il a livré pour 200.000 pesetas de marchandises que le Comité cantonal distribue soit pour participer au ravitaillement des troupes du front, soit pour aider les villages les plus pauvres.

Ce résumé ne donne qu'une idée très insuffisante de ce qui a été, de ce qui est fait. Par exemple. J'assistais un soir - je suis allé très souvent dans ce village - à la rentrée du bétail ovin qui descendait une fois par semaine de la montagne aux bergeries du village. Moutons et agneaux bêlants, brebis délicates et timides, béliers balançant leurs cloches tintinnabulantes, chiens vigilants, pâtres attentifs... Il n'en finissait pas le troupeau de la Collectivité. Quel bel effort et quel beau résultat ! Quel beau résultat aussi que ces hectares de jardins potagers où, pour la première fois, on cultivait sur une vaste échelle toute sorte de légumes. La variété des plantes et la façon dont elles étaient soignées provoquaient l'admiration. Et un jour j'ai découvert de nouveaux champs de pommes de terre dont on avait oublié de me parler. On en récoltait pourtant assez pour la consommation locale dans la "huerta" de la Collectivité. Mais on avait fait un effort supplémentaire comme mesure de prévoyance en faveur des villes, beaucoup trop confiantes, pour les soldats qui sont au front, pour d'autres villages malchanceux. Ce surplus de production doublait la récolte normale.

Avant de commencer la fauchaison, pour laquelle on craignait de manquer de bras, tant elle était abondante - mais des renforts vinrent d'autres villages - les membres de la Collectivité célébrèrent donc la Fête de la Moisson à laquelle prirent part tous les habitants d'Esplus. L'immense banquet auquel j'avais été invité, eut lieu dans un grand champ dont les blés venaient d'être fauchés. Femmes et enfants aidèrent largement les hommes à déguster les jambons, on chanta des hymnes révolutionnaires et je crois même qu'on dansa quelques jotas aragonaises. Sans que - nous sommes en Espagne - la joie fît oublier la dignité. Ce qui sous-entend qu'il n'y eut pas un seul cas d'ivresse. L'esprit collectif était à la joie comme il avait été à l'effort. Il me fut impossible de participer à cette liesse à laquelle j'avais été fraternellement invité : je devais, ce jour-là, faire une conférence dans un autre village.


(1) L'habitude était, en Espagne, de sacrifier les vaches pour la boucherie.

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