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Ici, le mouvement libertaire a précédé le mouvement syndical. La petite propriété, étant très répandue, ne favorisait pas l'apparition d'associations de salariés. Et à Mas de las Matas, où l'on vit dans une certaine aisance grâce à l'irrigation, tandis que la vie des autres villages, relativement privés d'eau, est misérable, les idées libertaires prirent racine dès le début du siècle. Non pas tant pour une question de classe que de conscience humaine. Si des groupes se formèrent pour lutter contre l'exploitation de l'homme par l'homme, pour l'égalité et la justice sociale, et contre l'asservissement par I'Etat, leur inspiration était surtout humaniste. La dernière génération de ces hommes est maintenant à la tête de l'organisation collectiviste du canton.
Sous la monarchie, les tendances libérales prédominaient. La république provoqua quelques changements, si timides qu'ils déçurent la majorité de la population. Alors celle-ci s'inclina vers la gauche révolutionnaire ; en 1932 apparut le premier syndicat de la C.N.T., et le 8 décembre de la même année, dans une tentative insurrectionnelle qui embrassait l'Aragon et une bonne partie de la Catalogne on proclama le communisme libertaire. La garde civile, au service de la république comme elle avait été au service de la monarchie, liquida en deux jours ce premier essai, et le Syndicat fut fermé jusqu'à la veille des élections législatives d'avril 1936, qui donnèrent la victoire au front populaire. Le Syndicat fut alors immédiatement reconstitué.
Puis le fascisme local échoua trois mois plus tard. Il n'y eut pas même lutte, et vers la mi-septembre, nos camarades lancèrent l'idée de Collectivité agraire. L'initiative fut acceptée à l'unanimité dans une assemblée syndicale. Mais tous les petits propriétaires ne faisaient pas partie du Syndicat. Il fallut donc constituer un groupement à part. On fit circuler une liste d'adhésions volontaires. En quinze jours, 200 familles s'étaient inscrites. Lors de ma visite on en comptait 550 sur les 600 qui composaient la totalité du village. Les 50 familles restantes appartiennent à l'Union générale des travailleurs et obéissent aux instructions de leurs chefs, ou leaders.
Dans tout le canton, le même principe a été appliqué. On est libre d'adhérer à la Collectivité, ou de continuer l'exploitation individuelle du sol. Les différents degrés de socialisation réalisés selon les villages en témoignent.
Dans aucun de ces villages il n'a été établi de règlements écrits, de statuts. Simplement, tous les mois, l'assemblée des membres de chaque Collectivité indique, à la Commission composée de cinq membres élus, les directives à suivre, sur des problèmes concrets librement examinés.
Malgré cela, mon souvenir de Mas de las Matas se rattache, même sans le vouloir, à l'heureuse Icarie dont les utopistes ont souvent parlé (2). Tout était tranquille, heureux, dans l'allure et la démarche des gens, dans l'attitude des femmes assises au seuil des demeures, ou qui tricotaient en causant tranquillement devant les maisons. On devinait, sous-jacente une belle organisation de la vie. Essayons de la découvrir.
A Mas de las Matas, 32 groupes de travailleurs ont été constitués ; ils sont plus ou moins importants, selon les tâches à accomplir, ou les dimensions des zones agricoles à travailler, et que limite l'encadrement capricieux des montagnes. Chaque groupe cultive une partie de terre irriguée et une partie de terre sèche. Le travail agréable, moins agréable, ou même pénible, est ainsi partagé équitablement.
Les bienfaits de l'eau permettent d'obtenir des légumes et des fruits abondants. Moins heureux, les autres villages n'obtiennent que des céréales, surtout du blé - 9 quintaux à l'hectare, peut-être moins - et des olives. Dans toutes les Collectivités du canton, les groupes de travailleurs choisissent leurs délégués, nomment leur Commission administrative. Et comme les délégués de Mas de las Matas, qui montrent toujours le chemin, se réunissent une fois par semaine pour organiser le travail, on en fait autant dans les villages jusqu'à maintenant entièrement collectivisés. Comme partout, les efforts sont constamment coordonnés.
Jusqu'à présent il a été impossible d'augmenter la surface localement cultivée. Les terres irrigables étaient déjà totalement exploitées. Mais les terres sèches, qui depuis toujours n'étaient utilisées que pour l'élevage du bétail, seront bientôt destinées à la production de céréales. Et, pour compenser ce changement, on a commencé à parquer les moutons dans les montagnes, maintenant mises librement à contribution, et où il pousse assez de végétation pour les nourrir. En même temps, on commence à préparer la terre qui sera ainsi disponible pour semer du blé, de l'avoine et du seigle. C'est un des nombreux exemples d'organisation rationnelle de l'économie que nous constatons si fréquemment.
On pense, du reste, que l'effort s'intensifiera dès que les hommes mobilisés au front reviendront, et déjà on s'inquiète de savoir ce qui arrivera dans deux ans, à conséquence de l'augmentation de la production : l'Espagne se trouvera devant un excédent important dû aux améliorations introduites. Mais n'est-ce pas trop anticiper ? (3)
Il était plus facile d'augmenter le bétail. Le total des moutons s'est accru de 25 % ; le nombre de truies de reproduction est passé de 30 à 60 ; celui des vaches laitières, de 18 à 24 (la terre, ici, ne donne pas de pâturages pour le bétail bovin). On a acheté en Catalogne un grand nombre de gorets qui ont été distribués à la population, le temps et la main-d'œuvre manquant pour entreprendre la construction de porcheries collectives que l'on espère commencer incessamment. Chaque famille élève donc un ou deux porcs dont la chair sera salée et distribuée au moment de l'abattage général, selon les besoins des foyers.
Mais la production n'est pas limitée à l'agriculture et à l'élevage. Dans ce chef-lieu de canton, comme dans tous les chefs-lieux et dans tous les villages collectivisés de quelque importance, de petites industries se sont développées : bâtiment, cordonnerie, fabrication de savates et de vêtements, boucherie, etc. Comme à Graus, comme dans tant d'endroits, chacune de ces spécialités constitue une section de la "Collectivité générale" (tel est le nom qu'on lui donne), et travaille pour tous.
Si donc la section agraire a besoin de se procurer certains outils, elle s'adresse, par l'intermédiaire de son délégué, à la Commission administrative qui lui délivre un bon pour le délégué des métallurgistes à qui l'on explique ce qu'on attend de lui et de ses camarades. La commande est en même temps enregistrée sur le livre de comptabilité de la section Métallurgie. Si une famille a besoin de meubles, elle s'adresse aussi à la section administrative qui lui remet un bon de commande pour le délégué des ébénistes, ou des menuisiers (les travailleurs sur bois ne forment qu'un seul syndicat). Tel est le mécanisme par lequel les activités de chaque groupe de producteurs sont contrôlées, ainsi que les dépenses de chaque famille.
On n'emploie ni monnaie officielle (la peseta) ni monnaie locale dans aucune des collectivités du canton.
La socialisation du commerce fut une des premières étapes. Mais elle ne fut pas intégrale. Lors de mon passage à Mas de las Matas, il y avait encore deux petits épiciers récalcitrants, dont le commerce périclitait par manque de ravitaillement. Mais dans l'ensemble, les magasins municipaux remplacent aussi l'ancien mode de distribution.
Pénétrons plus avant dans le détail d'un village collectivisé. Il est très difficile de rendre par écrit une impression suffisante de ce vaste mouvement qui complète la socialisation agraire. Voici, à Mas de las Matas, et dans n'importe quel autre village collectivisé non seulement les écriteaux rouges et noirs apposés devant tous les ateliers, les magasins communaux, les hôtels comme nous avons vu à Graus, mais encore le dépôt cantonal de produits chimiques, ou de ciment, de matières premières pour les différentes industries, où les collectivités des autres villages du canton viennent se ravitailler, selon les normes établies par leurs délégués fraternellement réunis. Dans la boutique d'un ancien commerçant cossu et fasciste, qui a disparu, sont empilés les vêtements destinés aux habitants du canton. Ici, est la section de ravitaillement général dans laquelle on remet aux individualistes les bons qu'ils sollicitent, et où l'on enregistre sur un fichier les demandes faites par chaque famille.
Dans cette distillerie cantonale on extrait - initiative récente - l'alcool et l'acide tartrique des résidus de raisins envoyé par tous les villages. Et ces villages ont constitué la Commission administrative de la distillerie, qui se réunit périodiquement. Si vous entrez dans la fabrique, on vous montre les innovations techniques faites pour produire de l'alcool à 90°, nécessaire pour la médecine et les opérations chirurgicales au front.
Dans l'atelier des tailleurs, ouvriers et ouvrières coupent et cousent des complets selon les mesures des camarades qui les ont demandés. Dans des casiers, les vêtements de velours côtelé, ou de drap, chacun avec son étiquette portant le nom du destinataire, attendent l'heure de passer à la machine à coudre (4).
Les femmes se procurent la viande dans un bel établissement où dominent le marbre et les carreaux blancs. Le pain, que les ménagères généralement surchargées de besognes qui leur sont propres, cuisaient chez elles, est maintenant pétri et cuit quotidiennement dans les boulangeries collectives.
Au café, chacun peut prendre quotidiennement deux tasses d'orge grillée (on n'a pas mieux), deux rafraîchissements, ou deux limonades.
Visitons maintenant les alentours de Mas de las Matas. Nous découvrons d'abord une pépinière où, afin d'être repiquées dans tout le canton, d'innombrables plantes potagères sont préparées par une famille qui auparavant s'enrichissait dans ce commerce, et qui, dès le début, est entrée dans la Collectivité.
Dans l'atelier de couture, non seulement on confectionne des vêtements de femmes, mais comme dans beaucoup d'autres villages, les jeunes filles apprennent à coudre, pour elles et leurs futurs enfants.
Un écriteau attire notre attention. Nous y lisons : "Librairie populaire". C'est en réalité une bibliothèque. Sur ses rayons figurent six, huit, dix exemplaires des livres de sociologie, de littérature, de divulgation culturelle et scientifique mis à la portée de tous, même des individualistes. On y trouve aussi, en plus grand nombre, des livres de texte pour les écoles (histoire, géographie, arithmétique), des contes, des romans, des lectures variées pour les petits et les grands ; puis des cahiers, et d'admirables méthodes pour l'apprentissage du dessin, dont les modèles sont parfaitement gradués, selon les techniques les plus récentes.
Ici aussi, quoique l'esprit et la pratique de solidarité générale inspirent la conduite et le comportement de chacun et de tous, on a laissé à chaque famille un petit lopin de terre où les intéressés cultivent des légumes, des fruits ou élèvent des lapins. Cela complète le ravitaillement qui, de son côté, n'est pas unilatéral : on fait les choses de façon que chacun puisse prendre tel ou tel aliment au lieu de tel ou tel autre. Le rationnement n'est donc pas synonyme de rigide uniformité.
L'échelle de consommation - aliments, vêtements, chaussures, etc. - avait d'abord figuré sur le carnet familial. Mais, après la résolution du congrès de Caspe, on crut préférable d'adopter le livret standard édité par la Fédération régionale des Collectivités, et pour toutes les Collectivités, afin d'éviter de trop grandes différences selon la richesse ou la pauvreté des villages, et même des cantons.
Si donc on rationne aussi les vêtements, ce n'est pas que, dans cette partie de l'Aragon, les Collectivités manquent des ressources nécessaires pour s'en procurer. Elles ont généralement assez de marchandises, surtout du blé, pour les échanger contre des tissus, des machines et tout ce qui se produit en Catalogne, où dominent les industries de transformation. Mais on est tendu par l'effort de guerre. Et de plus la valeur du blé, de la viande, des légumes, de l'huile fournis gratuitement pour soutenir le front est énorme. On aide même, gratuitement aussi, Madrid qu'assiègent les armées franquistes. Et il arrive encore que certaines régions industrielles, mal socialisées ou manquant de matières premières pour la fabrication de certains articles, ne peuvent honorer les promesses d'échange.
Les soins médicaux et les produits pharmaceutiques sont gratuits. En plus de la Bibliothèque publique dont nous avons parlé, il existe celle du Syndicat et celle des Jeunesses libertaires. L'instruction est obligatoire jusqu'à l'âge de 14 ans. Dans un groupe de "masias" (5), construit dans la montagne, à quelque distance du village, une école a été ouverte pour de grands enfants qui ne s'étaient jamais assis devant un pupitre d'écolier. Et à Mas de las Matas deux classes nouvelles viennent d'être improvisées pour recevoir chacune 50 enfants dont l'éducation est confiée à deux jeunes filles qui avaient fait - à Saragosse, à Valence, à Teruel ? - des études supérieures (6).
Les spectacles publics sont gratuits, pour les collectivistes comme pour les individualistes.
D'après les normes établies dans tout l'Aragon - et en Castille et dans le Levant -, aucune Collectivité ne peut commercer pour son compte. On évite ainsi la tendance à la spéculation qui pourrait se faire jour dans cette période troublée par la guerre, et l'espèce de concurrence qui est si souvent apparue entre les fabriques collectivisées, particulièrement de l'industrie textile, à Barcelone.
Ces mesures, de caractère moral, vont de pair avec le sens de l'organisation qui apparaît dans l'ensemble des villages socialisés. Chaque Collectivité villageoise communique au Comité cantonal la liste de ses produits excédentaires, et de ceux dont elle a besoin. Chacune de celles du canton de Mas de las Matas a donc, dans les registres du chef-lieu, un compte courant où est enregistré ce qu'elle apporte et ce qu'on lui procure, ou lui a procuré. En même temps, le Comité cantonal sait exactement de quelles réserves de vin, de viande, d'huile, de blé, de pommes de terre, ou de betteraves à sucre - très cultivée en Aragon - on dispose dans chaque village.
D'autre part, si le village qui a fourni de l'huile n'a pas besoin du vin qu'on lui offre, il demande d'autres articles. On les lui remet et on fait venir à Mas de las Matas, où il est tenu en réserve pour l'échanger dans une autre occasion, avec d'autres Collectivités du canton, le produit fourni par lui. C'est une espèce de clearing. Ainsi, par le truchement du Magasin général, ou du dépôt communal, les possibilités de troc à l'intérieur et en dehors du village existent toujours.
Ce système de compensation se pratique sans la moindre réticence car tout esprit spéculatif a disparu. Le village qui traverse des difficultés spéciales et n'a rien à échanger ne sera pas pour cela condamné à la misère, ou à faire des emprunts dont les intérêts et le remboursement grèveraient son économie pendant des années.
La question ne se pose pas en ces termes dans les cantons solidaires. Ainsi, dans celui de Mas de las Matas, les principales ressources économiques de Seno et de La Ginebrosa ont été, cette année, détruites par la grêle. En régime capitaliste, cela aurait signifié des privations sans nom, et même l'émigration pour quelques années, d'une partie des hommes. Dans un régime de stricte justice, les prêts difficilement obtenus auraient pesé interminablement. Dans le régime de solidarité libertaire, la difficulté a été tranchée par l'effort du canton tout entier. Vivres, plants de légumes, semences, tout a été fourni fraternellement, sans hypothèques et sans contraction de dettes. La révolution a créé une civilisation nouvelle.
(2) Ce fut surtout Etienne Cabet.
(3) Hélas, la victoire franquiste prouva que ces prévisions étaient trop optimistes.
(4) On alloue, à l'année, pour une famille composée du père, de la mère, et de deux enfants de 6 et 14 ans, la valeur de 280 pesetas en vêtements. Cela représente le double ou le triple de ce qu'auparavant dépensait normalement une famille de paysans.
(5) Equivalant aux mas de Provence.
(6) Cinquante enfants, cela parait beaucoup. Mais, devant le retard de l'organisation scolaire en Espagne, cela constituait un progrès. L'important était d'alphabétiser, même au prix d'efforts exceptionnels. L'auteur avait 52 élèves, de 5 à 15 ans dans l'école "rationaliste" où il dut s'improviser instituteur, à La Corogne. Et il fit face à son travail jusqu'à ce que Primo de Rivera décrétât la fermeture de ces établissements.
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