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Alcorisa

Je veux d'abord vous parler de Jaime Segovia. Et il le mérite bien, ou tout du moins sa mémoire le mérite bien, car il a payé de sa vie son adhésion au plus bel idéal humain, et son dévouement à la cause des travailleurs, des exploités et des vaincus.

Pour qui connaît vraiment la langue espagnole et le sens profond des mots, des syllabes et des sonorités assemblées, ce nom et ce prénom de Jaime Segovia ont des résonances d'ancienne noblesse castillane. En effet, mon camarade et ami avait du sang de vieille famille aristocratique dans les veines. Et sur son visage, avec la bonté et l'intelligence, on lisait quelque chose d'usé, de "fin de race", d'une lignée humaine en dépérissement.

A vingt et un an il était avocat. Quoique la fortune de ses aïeux eût été entamée et divisée de génération en génération, ses biens immeubles valaient encore un demi-million de pesetas au début de 1936, ce qui représentait une assez coquette fortune. Il pouvait exploiter des paysans avec ses terres, tirer un large parti de ses titres universitaires ; mais il méprisait la seule pensée de cette éventualité. Nos camarades lui semblèrent des hommes qui interprétaient le plus sainement la vie, et étaient le plus près de la vérité humaine. Rejetant les hypocrisies mondaines pour adhérer à ce qui lui semblait le plus noble, il alla vers eux. Et lorsque la révolution éclata, il lui apporta tous ses biens et toute son énergie. Alcorisa, dans la province de Teruel, a 4.000 habitants. C'est le centre de dix-neuf villages. La terre y est moins mauvaise qu'ailleurs, l'irrigation est suffisante et la vie économique privilégiée par rapport au reste du canton. Les propriétaires étaient peu nombreux, les fermiers l'étaient moins encore. Les grands "terratenientes" possédaient aussi des terres dans d'autres endroits. L'industrie - meunerie, huilerie, savonnerie, limonade, eau gazeuse et soufre - n'occupait que 5 pour cent de la main-d'œuvre. Les journaliers mal payés dominaient par le nombre.

Notre syndicat, le seul ayant pu s'implanter ici, datait de 1917. Il connut les vicissitudes et les persécutions que nous avons vues dans tant d'autres villages. Et comme partout, nos militants persistèrent dans le combat. Leurs efforts ont abouti.

D'abord tombé aux mains des fascistes, Alcorisa fut reconquis au bout de huit jours par une colonne que nos camarades constituèrent dans la montagne où ils s'étaient réfugiés, et qui obligea la garde civile et ceux qu'elle protégeait à se retirer vers Teruel. Au lieu de se dissoudre, cette colonne se renforça. Des autres villages, les combattants accouraient, armés de revolvers et de pistolets souvent anachroniques, de vieux fusils de chasse à un ou deux coups, de quelques armes prises à la garde civile, de bombes hâtivement et grossièrement fabriquées. Puis sans discipline militaire, ils partirent combattre sur d'autres secteurs du front d'Aragon les forces fascistes bien armées, équipées et disciplinées.

Dès qu'Alcorisa fut repris, on organisa un Comité local de défense composé de deux membres de la C.N.T., de la Gauche républicaine, de ]'Alliance républicaine et de la Fédération anarchiste ibérique. Et le lendemain on nomma, sur les mêmes bases, un "Comité central d'administration".

Dans l'ordre économique, ce Comité n'avait qu'une alternative : ou laisser les choses en l'état, respecter le commerce individuel, permettre aux commerçants politiquement douteux de saboter la stabilité du régime nouveau, aux habitants aisés de se procurer trois ou quatre fois plus de vivres que ceux qui ne l'étaient pas ; ou contrôler tout afin que personne ne manquât de rien, pour éviter que le désordre économique n'entraînât une situation favorable au fascisme. Il choisit cette dernière solution.

Il fallait tout d'abord établir un contrôle, surveiller le mouvement des vivres et la vente des articles de consommation courante, ce qu'on ne pouvait faire si chaque commerçant disposait des marchandises à son gré. La liberté du commerce, au sens bourgeois du mot, fut donc abolie. On ne pouvait non plus laisser chaque famille acheter selon ses seules ressources. L'égalité intégrale commença par la consommation.

Puis la lutte, le départ au front de 500 hommes, la solidarité qui unissait les habitants dans cette période d'exaltation collective firent apparaître d'autres problèmes. Il fallait rentrer la récolte, mais on n'allait pas moissonner avec les faux et les faucilles tandis que les faucheuses mécaniques jusqu'alors possédées par les riches dormaient. Convoquée dès le troisième jour, l'assemblée des agriculteurs décida l'organisation de 23 équipes qui nommèrent chacune leur délégué, répartirent les machines et le travail. La socialisation naquit, ici comme ailleurs, très simplement, presque sans que l'on eût conscience de l'ampleur et de la profondeur de l'œuvre entreprise.

Et trois semaines après la victoire, les 23 sections improvisées furent définitivement constituées, d'après une division minutieuse du territoire municipal. Minutieuse, car on tint compte des caractéristiques du sol, des genres de culture à réaliser, de l'importance numérique des habitants, des variétés et du nombre des bêtes, des moyens techniques dont on disposait. Et en suivant cette voie, on tendait, un an plus tard, à faire de chacune de ces sections une unité économique aussi complète que possible, quoique répondant toujours à une activité d'ensemble dûment concertée.

La Collectivité fut enfin définitivement constituée. Voici l'essentiel des statuts, plus compliqués parce que plus savants, que ceux d'autres Collectivités qui n'avaient pas de juristes à leur tête :

"Biens de propriété. - Les biens meubles et immeubles, ainsi que les machines, les outils, l'argent, les crédits apportés par le Syndicat unique des travailleurs, par le Conseil municipal et par les adhérents à la Collectivité, constitueront les biens de propriété.

Usufruit. - La Collectivité aura en usufruit les biens qui lui seront remis par le Conseil municipal et par le Comité de défense, afin de les faire fructifier, ou ceux qui lui seront provisoirement remis, soit que pour des raisons d'âge, de maladie ou de sexe leurs propriétaires ne puissent les exploiter, soit que ceux-ci les laissent à l'abandon.

Membres de la Collectivité. - Tous les adhérents au Syndicat unique des travailleurs seront considérés membres fondateurs de la Collectivité ; tous ceux qui adhéreront plus tard en seront également membres. Les personnes qui voudront entrer dans la Collectivité seront admises sur décision de l'assemblée. Toute demande d'adhésion devra être accompagnée des antécédents politiques et sociaux et de la liste des biens de l'intéressé.

Séparation. - Tout membre de la Collectivité pourra s'en retirer volontairement ; mais l'assemblée se réserve le droit de se prononcer sur les raisons invoquées. Quand ces raisons ne lui paraîtront pas valables, le démissionnaire ne pourra pas rentrer en possession des biens qu'il aura apportés. Toute personne expulsée perd aussi le droit de revendiquer ce qu'elle a apporté au moment de son admission.

Administration. - L'administration de la Collectivité sera confiée à une commission de cinq membres dont un pour le ravitaillement, un pour l'agriculture, un pour le travail, un pour l'instruction publique, et un secrétaire général."

Suivent d'autres articles sur le rôle de l'Assemblée générale, les droits et les devoirs des collectivistes, les conditions de dissolution, etc.

On sent ici l'influence des deux avocats - car avec Jaime Segovia il y en avait un autre, tout aussi bon organisateur dont nous n'avons pas retenu le nom - qui travaillaient avec nos camarades paysans. Dans les statuts des autres collectivités, on trouve moins de formules et de science juridiques, mais plus de substance pratique et humaine.

Ce furent les assemblées générales successives qui prirent les résolutions par lesquelles se régit maintenant la Collectivité d'Alcorisa. Maintenant, sur leur décision, les 23 délégués de l'agriculture se réunissent chaque semaine pour diriger le travail des champs.

On a innové une formule originale quant au mode de distribution. D'abord, on avait appliqué la libre consommation intégrale, qui répondait le mieux aux principes du communisme libertaire. Il suffisait à chaque famille de se présenter au Comité d'administration et de le demander, pour recevoir un bon où l'on ordonnait aux responsables des magasins d'approvisionnement de remettre au porteur l'huile, les pommes de terre, les légumes frais ou secs, le sucre, les vêtements, etc., qu'il demandait. Ne furent rationnés dans cette période que la viande et le vin, mais le tout dut l'être deux mois plus tard.

Il ne fallait non plus aucune formalité pour aller gratuitement au cinéma, au café, où l'on buvait à peu près exclusivement de la limonade, se faire raser ou couper les cheveux. Ou encore pour recevoir sa part du peu de tabac que la guerre permettait de se procurer.

Mais, me dit-on, il y eut des abus, et pour certains articles, la demande dépassa les possibilités d'approvisionnement. Alors, pendant trois mois, on essaya une monnaie locale qui fut employée exclusivement pour l'achat des vêtements, des chaussures, des ustensiles de ménage, du café et du tabac. Un homme disposait d'une peseta par jour, une femme, de 70 centimes, un enfant au-dessus de 14 ans, de 40 centimes... "para vicios" sans doute, comme on disait dans le nord de l'Aragon.

Une fiche fut imprimée. On y stipulait ce que chaque individu pouvait recevoir d'après les possibilités de ravitaillement. Voici la ration qui fut assurée, avec de légères variantes, jusqu'en novembre 1936 (n'oublions pas qu'une part importante des aliments étaient envoyés au front) :

Viande, 100 grammes par jour ; pain, 500 ; sucre, riz, haricots secs, 40 grammes par jour ; vin, un demi-litre ; sardines, une boîte par semaine. Chacun avait en outre droit à un demi-kilo de sel, un kilo de savon, deux sachets de "bleu" pour le linge, un balai et un demi-litre de lessive par mois.

Mais cette solution ne satisfaisait pas les libertaires d'Alcorisa, ni même les républicains, libertaires par tempérament, qui passèrent tous à la C.N.T. après avoir dissous la section de leur parti. Elle semblait trop rigide, involontairement tracassière, obligeant les gens à consommer ce qu'on leur imposait, ou à y renoncer.

D'autre part, les animateurs de la Collectivité voulaient à tout prix éviter le retour de la monnaie, de l'"argent" maudit. Plusieurs se creusèrent la tête, Jaime Segovia passa des nuits à chercher une solution inédite. Et l'on trouva le système des points. Voici en quoi il consiste :

Les 500 grammes de pain comptent pour 4 points et demi, les 100 grammes de viande, pour 5 ; donc 66,5 points par semaine. Tout le reste : savon, riz, haricots, pâtes alimentaires, lessive, vin, etc., est aussi calculé en points. Sur cette base, un homme a droit à 450 points par semaine, une femme seule à 375, une femme mariée à 362 points, un enfant dès sa naissance, à 167. La somme de points de chaque collectiviste, et la valeur en points de chaque article figurent sur la carte de ravitaillement. 

Dans ces limites, chaque famille, chaque individu peut dépenser comme bon lui semble les points qui lui reviennent, prendre plus de viande et moins de légumes secs, plus de vin et moins d'huile, etc. On évite ainsi une consommation excessive tout en respectant au maximum la liberté de chacun.

Pour les chaussures, les vêtements et les articles de ménage, on tient une comptabilité à part. Le calcul en argent a disparu et est remplacé par un livret spécial sur la première page duquel on indique le nombre de points correspondant à chaque famille, pour ce qui n'est pas la nourriture : 24 points pour les ustensiles de ménage par individu et par an, 60 points pour les chaussures, 120 pour les vêtements, etc. 

Outre son magasin général, Alcorisa compte quatre épiceries collectivisées, un magasin appelé Coopérative de tissus, une mercerie, quatre boucheries magnifiques de propreté et d'hygiène, où les habitants vont se fournir. Tout le reste est aussi distribué dans les magasins spécialement organisés où l'on inscrit les dépenses de chaque famille à la page du registre général destiné à une étude précise des tendances de la consommation, et à une comptabilité si minutieuse que l'administration est contrôlable à tout moment. Si l'un des membres de la Collectivité perd sa carte, on peut savoir presque immédiatement ce qu'il avait consommé pendant la partie du mois écoulée, et ce qui lui est encore dû.

Nous avons vu que les enfants ont droit à 167 points dès leur naissance. Sur la carte qui leur est octroyée, figurent, en plus, du savon et de la lessive, 100 grammes de viande, et des pâtes alimentaires. Ces nourritures substantielles ne sont certes pas prises par les nouveau-nés, mais par la mère à laquelle on donne une suralimentation dont l'enfant bénéficiera. Elle peut, du reste, donner aux points la destination de son choix. 

Alcorisa se ressent de l'absence des 500 hommes partis au front. Cependant, on y a augmenté de 50 % les terres cultivées. De si grandes proportions sont possibles parce qu'une partie des champs habituellement en jachère ont été labourés et ensemencés. L'effort a été facilité par l'acquisition d'excellentes charrues, dont l'emploi était, auparavant, exceptionnel. Si l'on ajoute les engrais chimiques plus utilisés cette année que les années précédentes, on comprendra les perspectives qui s'ouvrent à l'agriculture.

L'effort redoublé de tous y a contribué aussi. Non seulement celui des hommes restés à l'arrière, mais aussi celui des femmes qui travaillent beaucoup plus cette année que les années précédentes, et celui des miliciens qui envoient régulièrement à la Collectivité la moitié de leur solde (1).

Des modifications ont été introduites dans certaines activités. Une église a été transformée en cinéma, un couvent en école. Sur deux garages concurrents il n'en reste qu'un, largement suffisant. On a installé dans l'autre un salon de coiffure bien organisé, et une petite fabrique de chaussures dans laquelle ont été réunies toutes les machines des ateliers autrefois dispersés. On y fait de très bons souliers, de très bonnes sandales pour les habitants d'Alcorisa et d'autres localités voisines. Le responsable du travail était auparavant un patron réactionnaire, donc, potentiellement, un fasciste. On s'est contenté de l'exproprier. Quand je lui ai parlé, il m'a dit s'être convaincu des avantages de la production socialisée, car en travaillant d'après l'ancien système individualiste, on ne pourrait jamais produire le tiers de ce qu'on produisait maintenant.

Une fabrique récemment organisée fournit en salaisons toute la région et une partie des milices du front de Teruel. Il y a un atelier des tailleurs, un de menuiserie, une forge collective. Les maçons, qui aménagent un très bel édifice pour le Syndicat, réparent aussi les maisons, sans frais pour les bénéficiaires. La lessive, la limonade et l'eau gazeuse se fabriquent dans un même établissement. Un hôtel a été organisé, et un haras, où des chevaux et des ânes sélectionnés sont destinés à améliorer rapidement les bêtes de trait non bovines d'Alcorisa et des alentours. Enfin, une étable unique réunit de fort belles vaches, propres et bien soignées.

Comme partout, il y avait à Alcorisa des classes parmi les classes, des pauvres parmi les pauvres, des déshérités parmi les déshérités. Et le revenu de tous les petits propriétaires n'était pas le même ; celui de certains ouvriers était inférieur à celui de certains paysans favorisés, celui d'un manœuvre à celui d'un ouvrier, celui d'un pâtre à celui d'un manœuvre. La Collectivité a tout transformé en assurant à tous les mêmes moyens d'existence.

Pas plus que dans les autres villages vivant sous le nouveau régime, les petits propriétaires récalcitrants (ils sont une centaine) ne peuvent faire le commerce de leurs produits. Ils les remettent au Conseil municipal, intégralement composé de membres de la C.N.T., et sont payés avec une monnaie spécialement inventée pour eux. Mais quant à la consommation, ils sont soumis au rationnement commun : nous sommes en guerre.

Les villages du canton d'Alcorisa pratiquent entre eux, l'entraide compensatrice comme ceux des autres régions d'Aragon et de l'Espagne collectivisée, et les rapports d'échange pratiqués s'étendent à 118 villes et villages, d'Aragon, du Levant, de Catalogne et même de Castille.

Dans les débuts, à conséquence des divers incidents de la lutte militaire, l'instruction donnée avait été insuffisante, car il n'y avait que deux écoles au moment où la guerre civile et la révolution commencèrent. Jaime Segovia dut s'improviser instituteur. On fit venir des institutrices formées dans les villes ; tout est payé par le régime local.

C'est aussi ce régime qui donne à tout nouveau ménage le logement et les meubles. Le mariage légal a complètement disparu, mais les unions sont officiellement enregistrées sur le livre de la municipalité.

Alcorisa n'est ni un des plus mauvais villages de l'Aragon, ni un village modèle. Les maisons y sont vieillottes, et les rues étroites, parfois encaissées entre des roches, ne sont pas propices à une expansion de l'endroit habité. Nos camarades projettent - et là on reconnaît l'esprit d'initiative de Jaime Segovia - l'installation dans l'aire municipale des vingt-trois unités que l'on a commencé d'organiser. On voudrait qu'au maximum chaque unité ait ses moyens d'existence avec, en plus de la production agricole, du bétail et des animaux de basse-cour, tous les éléments de confort et de culture de l'esprit : électricité, piscine, radio, bibliothèque, jeux, etc. On utilise déjà de petites chutes d'eau pour produire la lumière. On tend à un humanisme, à l'homme aussi intégral que possible.

J'ai visité l'unité dont l'installation est la plus avancée. Sa surface était divisée en deux parties : l'une destinée à l'agriculture, l'autre à l'élevage. Elle couvrait huit kmē. Dans la première partie on produisait des céréales, des légumes, des arbres fruitiers, des vignes, du foin, de la luzerne : tout ce qu'il est normal de trouver dans de bonnes terres bien soignées, bien arrosées. Dans la deuxième, l'effort initial avait donné lieu à la construction d'une vaste porcherie en ciment, avec ses divisions symétriques, et où l'on élevait plus de 100 bêtes qui, comme à Graus, pouvaient sortir séparément au soleil. On allait agrandir incessamment l'installation, et le fait de cette spécialisation montre que les rapports économiques, et bien entendu les autres, devaient se maintenir entre les vingt-trois phalanstères libertaires.

On a poussé aussi l'élevage des agneaux, de nombreuses génisses ont été achetées un peu partout, et l'on projette de construire dans je ne sais quelle unité une étable pour une centaine de vaches. Quant aux animaux de basse-cour, on multiplie surtout la production de lapins pour lesquels la nourriture abonde.

P.S. - A l'arrivée des troupes franquistes, Jaime Segovia, qui ne voulut pas s'enfuir, fut arrêté, torturé pendant six mois, et fusillé.


(1) Le gouvernement de la république payait les miliciens dix pesetas par jour, équivalant d'un bon salaire moyen dans les villes.

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