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Andorra

La superficie du territoire d'Andorra était de 25.600 hectares. Ses 3.337 habitants se divisaient en 909 familles. La grande propriété y était inconnue. Les plus riches travaillaient, comme les plus pauvres, et seul un propriétaire possédait quatre bêtes de trait. La moyenne était de deux bêtes. Au bas de l'échelle sociale, les familles avaient un âne et s'entraidaient pour labourer la terre et moissonner les céréales.

Encore une fois, en Espagne, et dans tant d'autres pays du globe - la superficie du sol n'est pas obligatoirement une garantie de richesse. Il pleut à peine dans la région d'Andorra. Donc, culture extensive. On récolte surtout du froment, du raisin (1), des olives. L'orge, l'avoine et le seigle viennent au second rang. Les quelques terres irriguées ne le sont que par courtes périodes. Pendant les années de sécheresse, les sources tarissent et l'eau ne descend pas des montagnes. Ajoutez les brusques gelées qui, si souvent, détruisent les plantes et les fleurs sur les arbres fruitiers, et la grêle qui n'a permis, cette année, de récolter que 6.000 sacs d'olives au lieu de 28.000 l'année dernière. Si la grande propriété individualiste avait sévi, Andorra serait sans doute un "despoblado" de plus.

Ces conditions naturelles obligeaient 300 familles à vivre dans de grandes masures appelées fermes, toutes très pauvres, disséminées dans la montagne. Le reste de la population y passait les deux tiers de l'année. Pratiquement, le village était presque toujours sous-habité. Les gens y rentraient le samedi soir, et repartaient le lundi matin, en poussant devant eux leur âne qui portait le pain, le vin, l'huile, les haricots, les pois chiches, les pommes de terre, la morue salée et la viande de porc - enfin, la nourriture achetée pour la semaine.

Il existait pourtant une catégorie sociale encore plus misérable, située au-dessous du bas de l'échelle sociale : c'étaient les déshérités qui travaillaient à ferme la terre des veuves, des vieillards, des vieilles filles célibataires, du médecin, du pharmacien, de certains propriétaires impotents ou incapables de faire produire leurs champs. Ces fermiers, des " medieros ", ne touchaient que la moitié de la récolte obtenue par leur travail.

Les deux tiers des terres de l'endroit étaient cultivés, mais il faut se rappeler que la moitié au moins des terres sèches d'Espagne est laissée en jachère. A Andorra, même avec les engrais chimiques et les engrais naturels que procure le nombreux bétail, les terres doivent reposer alternativement un an sur deux, quand ce n'est pas sur trois.

Dans les maigres herbages naturels qui avec les rochers couvrent le tiers de la superficie, on élevait environ 13.000 moutons et 2.000 chèvres. Le bétail était vendu aux autres régions. Les paysans ne mangeaient presque jamais de viande (2). Ils vendaient leur blé aux accapareurs locaux qui, naturellement, gagnaient beaucoup plus qu'eux.

Jusqu'en 1931, la droite monarchiste triompha aux élections. Mais après la chute d'Alphonse XIII, la gauche républicaine s'impose. En juillet 1936, sa section locale arrive à compter 450 adhérents. Le mouvement ouvrier naît péniblement et cherche sa route à tâtons. La C.N.T. et l'U.G.T. ont un petit noyau de sympathisants ; en 1932, chacun fonde un Syndicat. Le manque de formation sociale des militants et des travailleurs fait que cette même année, les deux Syndicats disparaissent. Le 1er mai 1936, autre double tentative. Et chaque Syndicat compte 15 adhérents au moment de la révolution.

A quatre reprises, les fascistes venus d'autres régions furent maîtres du village. Refoulés quatre fois, ils partirent enfin, définitivement - du moins pour la période où nous nous trouvons au moment de cette enquête. On nomma alors un Comité révolutionnaire, car ici encore l'initiative devait partir du village, l'appareil d'Etat étant démantelé et le gouvernement ayant perdu tout contact avec l'ensemble des habitants.

Le Comité fut composé de trois membres de la Gauche républicaine, trois de l'U.G.T., trois de la C.N.T. Cette largesse envers les organisations syndicales s'explique tant par la tolérance de la fraction politique locale que par l'inclination croissante du peuple vers les solutions révolutionnaires nouvelles. Le changement fut tel que la Gauche Républicaine n'avait plus, en mai 1937, que 80 adhérents. L'U.G.T. en comptait 340, les jeunesses socialistes 160, la C.N.T. 220, et les jeunesses libertaires, 100.

La Collectivité locale, qui embrasse maintenant tout le village et tous les habitants, fut constituée le 1er novembre 1936, quand, sur l'initiative conjointe des trois forces énumérées, le Comité révolutionnaire convoqua une assemblée générale où républicains, socialistes, libertaires prirent la parole pour recommander la nouvelle organisation sociale. L'approbation fut unanime. On laissa la liberté d'action aux individualistes, mais il n'y en eut, et il n'y en a pas un seul.

Au début, le Comité révolutionnaire fut chargé d'administrer la Collectivité. Puis, le Conseil municipal ayant été réorganisé sous l'injonction du gouvernement de Valence, on le chargea de cette tâche confiée à huit conseillers et à un secrétaire. Peu après, et pour assurer la liberté entière de la Collectivité, on constitua une Commission administrative de cette dernière, et c'est elle qui, maintenant, assume les responsabilités vitales de la vie locale. Elle est divisée en cinq sections : présidence et finances, distribution et ravitaillement, industrie et commerce, production agraire et bétail, enfin travaux publics, englobant l'enseignement. Deux sections sont aux mains de l'U.G.T., deux aux mains de la C.N.T., une aux mains de la Gauche républicaine.

Pour l'organisation de l'agriculture, on a divisé le territoire en quatre groupes de fermes. Dans chacune de ces fermes réside un groupe de familles et de travailleurs qui continuent à descendre au village le samedi soir et à remonter à la montagne le lundi matin.

La lecture du règlement les concernant nous permettra de savoir comment ces travailleurs organisent et dirigent leurs activités :

"1° Les travailleurs de chaque groupe de fermes nommeront un délégué et un sous-délégué afin d'assurer la bonne marche du travail.

"2° Le délégué sera chargé d'organiser le travail, naturellement en accord avec les camarades qui sont dans les fermes.

"3° Le délégué doit savoir, à tout moment, où travaillent les camarades des fermes, et ce qu'ils font.

"4° Il aura aussi pour tâche de préparer les éléments de travail dont on aura besoin, et tout l'outillage de la ferme, toujours en accord avec la Délégation du travail qui donnera toutes les instructions écrites nécessaires.

"5° Ce sera aussi la mission du délégué que de contrôler ce qui se fera dans les fermes, d'inscrire dans le livre qu'on lui donnera tous les produits livrés par chaque ferme, et tout ce que la Collectivité remettra ; c'est-à-dire les entrées et les sorties diverses.

"6° Quand des produits seront remis aux fermes, le délégué de ces fermes devra passer à la Délégation du travail pour en faire la déclaration.

"7° Quand un camarade de la ferme devra s'absenter, pour des raisons particulières ou de maladie, il devra en faire part au délégué ; si ce camarade ne prévient pas, le délégué portera le fait à la Délégation du travail.

"8° Quand pour des raisons de santé, ou pour toute autre cause, un délégué ne pourra pas remplir sa tâche, les travailleurs du groupe de fermes en choisiront un autre, et s'ils n'y parviennent pas, la Délégation du travail choisira pour eux.

"9° Dans les cas de maladie, d'absence ou d'empêchement quelconque, le délégué sera remplacé par le sous-délégué, qui prendra la direction du travail."

Article supplémentaire. - Dans tout ce qui concerne le pacage des troupeaux, les cultures de fourrage et autres questions similaires, le délégué des fermes se mettra d'accord avec ceux s'occupant du bétail et avec les pâtres qui travaillent dans le même endroit afin d'assurer la bonne administration et l'entraide pour et entre tous. 

Si, pour des causes involontaires, un pâtre ne peut pas lâcher son troupeau, un camarade de la ferme le fera pour lui, et le délégué au bétail cherchera un autre pâtre. "

On voit que le travail est la préoccupation majeure, ce qui domine et impose sa loi sur toute chose ; il n'y a pas, ici, place pour la revendication de la liberté personnelle ou pour l'autonomie individuelle. Travail, production, solidarité sont au premier plan. Cette conscience des responsabilités dicte la conduite et l'activité de chacun.

Tous les samedis soir, les délégués des fermes se réunissent avec le délégué général au travail, et font leur demande de matériel et de vivres ; on contrôle les comptes de ce qui a été remis et de ce qui a été reçu ; ainsi chaque ferme connaît, jour par jour, le bilan de ses activités.

Plus de 200 hommes sont au front, 53 travaillent dans une mine de lignite ouverte depuis la révolution ; 80 vont partir pour l'armée. Dans ces conditions il est naturel que l'on n'ait pas semé plus de céréales cette année 1937 que l'année dernière, mais on a augmenté de 80 % les surfaces plantées de pommes de terre ; on a ajouté 100.000 laitues, 20.000 pieds de tomates et d'autres légumes en abondance.

Auparavant, ces cultures n'atteignaient que d'infimes proportions ; c'est que, dans le régime de la propriété individuelle, l'initiative d'un seul, même excellente, ne se limite le plus souvent qu'à lui, tandis que dans la Collectivité l'esprit nouveau et la pratique nouvelle l'étendent très vite à tous. La conception générale, et la pratique de l'agriculture étaient, ici, rudimentaires. L'esprit créateur de tous l'enrichit d'autant plus qu'il n'y a plus à craindre les difficultés de placement de la production obtenue.

On espère même avoir bientôt assez d'eau pour la culture potagère. Il s'agit de la découvrir, de se procurer les moteurs et les pompes pour l'extraire des dépressions profondes de terrain qui entourent le village. Le petit propriétaire n'a jamais pu entreprendre cette besogne qui dépassait son cadre d'action, ses possibilités matérielles et ses connaissances.

Le travail et l'esprit collectifs font des miracles. J'ai vu effectuer, par des tailleurs en chômage - personne n'est jamais oisif, et, comme à l'habitude, les sections s'entraident - les premiers et modestes travaux de canalisations. Dans quelques années, me disent les collectivistes enthousiastes, Andorra aura assez d'eau pour arroser des centaines d'hectares et remplir des réservoirs qui lui permettront de faire face aux périodes de sécheresse. Mais si la Collectivité était détruite, ce vaste travail serait impossible, et chaque paysan retournerait à l'âpre misère de son passé.

Le bétail est distribué dans les fermes de la montagne par deux délégués qui dirigent le déplacement des troupeaux et les mesures à prendre selon la qualité de la végétation et les soins nécessaires aux bêtes.

Chaque métier a son atelier unique. Comme à Fraga, à Binefar, le collectiviste qui veut un objet quelconque sortant de l'ordinaire, demande à la Commission administrative de le lui faire fabriquer. On lui donne alors un bon avec lequel il se présente au délégué d'atelier qui se charge de l'exécution du travail. Quand il reçoit l'objet, il paie à la Commission administrative.

On a imprimé une monnaie locale, et créé une échelle de salaires selon l'importance des familles. Une seule personne touche 2,25 pesetas par jour ; deux grandes personnes, 4,50 pesetas ; trois grandes personnes, 6 pesetas ; quatre grandes personnes, 7 pesetas ; cinq grandes personnes, 8 pesetas. Au-delà, le salaire augmente à raison d'une peseta par personne, que les membres de la famille puissent ou non travailler.

S'il y a deux producteurs, on ajoute 1,50 peseta au salaire de base ; pour trois producteurs, 3 pesetas ; pour quatre producteurs, 4 pesetas. Selon ces principes, les revendications individuelles de chaque travailleur exigeant "le produit intégral de son travail" (formule du collectivisme primitif), ou l'esprit revendicatif du syndicalisme traditionnel, ont disparu. On pratique le "un pour tous et tous pour un" dans lequel chacun est solidaire de tous, et chacun gagne, en fin de comptes à l'échelle de toute une vie.

Le logement, la lumière électrique, l'usage des salons de coiffure, les soins médicaux, les produits pharmaceutiques dont, en juin 1937, on avait déjà payé pour 16.000 pesetas, sont gratuits, ainsi que la consommation du pain, qui n'est pas limitée. On distribue 18 litres d'huile d'olive par personne et par an. La viande, que l'on destine à la consommation des miliciens et de la population des villes, est rationnée à 100 grammes par jour - malgré l'abondance du bétail. L'austérité est dans la nature de l'Espagnol de l'intérieur.

Tous ces biens de consommation sont distribués dans les magasins communaux. L'un d'eux est réservé à l'huile, au savon, et au vin ; un autre, à la boulangerie, un autre, ouvert dans l'ancien orphelinat, à la boucherie (il n'y a plus d'enfants orphelins à Andorra, ni dans aucun autre village collectiviste : tout enfant sans parents a trouvé une famille). Sept tailleurs confectionnent des vêtements pour les travailleurs qui, jusqu'à maintenant, en achetaient très rarement. Quand donc, auparavant, un pâtre avait-il eu des vêtements sur mesures ?

Nous en arrivons à l'instruction qui, est-il besoin de le dire, n'a pas été négligée. Jusqu'en juillet 1936, l'école était installée dans un immeuble sale et obscur. Pourtant, six mois plus tôt, on avait achevé d'en construire une nouvelle, mais des raisons de politique locale, aussi sales et obscures que l'ancienne école, empêchaient d'y commencer les classes. La Collectivité ne perdit pas un jour, les classes commencèrent immédiatement.

L'enseignement est vraiment, maintenant, obligatoire. L'ordre nouveau ne tolérerait pas que les parents retiennent leurs enfants en âge scolaire à la maison. Aussi, le nombre des élèves a-t-il fortement augmenté. Une soixantaine de petits bergers, de 12 à 14 ans, qui ne descendaient au village que deux, ou trois fois par an, qui étaient nés et s'étaient élevés parmi les moutons, les chèvres, les chiens et les loups, résident maintenant à Andorra, vont à l'école et apprennent de tout leur cœur. Deux nouvelles classes ont été aménagées pour eux, de nombreux livres achetés à des maisons éditoriales spécialisées de la Catalogne et du Levant. Les groupes pré-scolaires ont vu leurs effectifs grossir. Sur huit maîtres et maîtresses d'école, l'Etat en paie trois, la Collectivité cinq. Mais elle ne se contente pas d'apporter des moyens matériels d'enseignement. Elle surveille le travail des instituteurs. L'un d'eux, stupide et diplômé, se plaignait de ce que la manière forte ne soit plus tolérée. Toute une révélation.

*

J'ai voulu mentionner séparément la mine d'Andorra. La province de Teruel est assez riche en lignite. Pendant la Première Guerre mondiale on y eut recours pour remplacer le charbon venu d'Angleterre, et normalement ce combustible alimente en grande partie la ville de Saragosse. Maintenant, presque toute l'Espagne antifasciste étant séparée des Asturies, principale zone carbonifère qu'occupent les armées de Franco, le charbon manque. Il était donc naturel de penser à intensifier la production de lignite dans la zone de Teruel. Naturel aussi que le gouvernement n'y ait pas songé. Aussi, les mineurs et les paysans ont-ils continué, ou entrepris l'exploitation des mines.

En novembre 1936, sept mineurs, qui avaient déjà travaillé dans la région commencèrent à faire, près d'Andorra, des excavations dans un endroit où ils pressentaient l'existence de gisements. Avec des pics et des pelles, ils ont creusé trois galeries de 50 mètres de profondeur. Ils sont maintenant 53, ils seront plus nombreux demain. Pas de machines, à part une pompe à moteur pour extraire l'eau qui suinte partout, ou qui parfois tombe brusquement, en trombe, d'anciens puits creusés depuis des siècles, au temps de la domination romaine ou arabe.

Les pieds dans la boue et l'âme dans le rêve, les paysans improvisés mineurs continuent, en respirant les gaz délétères causés par les explosions de dynamite (il n'y a pas de système d'aération ni d'évacuation), à arracher de la mine encore inorganisée le combustible incomplet. Ces conditions de travail font qu'il y ait toujours sept, huit ou neuf d'entre eux l'hôpital. Quand ils en sortent, après une cure insuffisante, ils reprennent le pic et la pelle.

Ce mode d'exploitation ne permet d'arracher que 30 tonnes de lignite par jour. Dans les mines des Asturies, pauvres par rapport à celles d'autres pays, mais riches par rapport à celles de Teruel, la moyenne extraite par mineur et par jour est de 400 à 450 kilos. Et l'on dispose d'éléments techniques infiniment supérieurs (3). Ici, sans ces éléments, avec des filons beaucoup plus pauvres, la moyenne est de 325 kilos, pour des mineurs en grande partie improvisés. Sainte solidarité, saint amour du devoir !

"Nous n'en sommes encore qu'à la période préparatoire, d'ici peu nous fournirons du charbon en abondance - m'a dit le responsable, comme en s'excusant.

Mais devant l'eau qui suinte et coule des parois et du plafond de la galerie que je suis allé visiter, quand je sais qu'il a fallu arrêter le travail pendant des semaines pour assécher le fond, et écarter le danger de glissements, je me demande avec angoisse si ce bel optimisme ne sera pas démenti par une horrible tragédie. Nos mineurs improvisés n'y pensent pas : ils fournissent du combustible qui fait tourner plusieurs usines de Catalogne, ils aident la Collectivité.

Ils touchent, il est vrai, un sursalaire par rapport à leurs camarades exerçant d'autres métiers : un kilo de savon par semaine, une paire d'espadrilles par mois, et une combinaison de travail...


(1) Calculé en moût, à l'hectare, le rendement moyen des vignobles était de 60% inférieur à celui de la France. 

(2) Dans l'ensemble de l'Espagne, les pâtres et les bergers n'en mangeaient que quand une brebis avait été à moitié dévorée par les loups, ou quand un mouton était tombé dans un précipice et s'y était tué ou gravement blessé.

(3) Malgré tout, la minceur des filons ne permet pas d'y employer des haveuses semblables à celles de la Ruhr ou de Pennsylvanie.

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