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Binéfar

Par son esprit et par son dynamisme, Binéfar était probablement le centre le plus important de collectivisation de la province de Huesca. La capacité des militants qu'on y trouvait en avait fait le chef-lieu d'un canton de trente-deux villages. Sur les trente-deux, vingt-huit étaient plus ou moins collectivisés. Esplus l'était intégralement, ainsi que les 500 habitants de Balcarca, et les 2.000 de La Almunia ; Alcampel et Peralta de la Sal comptaient 1.500 collectivistes sur 2.000 habitants, Algayon 491 sur 500. A Binéfar 700 familles sur 800 composaient la société nouvelle.

Un dixième des 5.000 habitants travaillait dans de petites industries qui desservaient tant la localité que le canton : meunerie, biscuiterie, fabrique de vêtements, de chaussures, fonderie, réparations d'instruments aratoires, petite mécanique, etc. Mais cette faible proportion n'empêchait pas l'existence d'un mouvement social d'une certaine importance.

Le Syndicat unique, groupant les travailleurs de différents métiers, fut fondé en 1917. Il connut les difficultés que l'on a vues en d'autres endroits : persécutions, fermetures prolongées, condamnations et déportations des militants. Toutefois, pendant les deux premières années de la République, le nombre des adhérents s'éleva à 600.

La plupart d'entre eux étaient des travailleurs des champs et comme on s'en doute, leur situation n'était pas très prospère. Le partage inégal des terres en était la cause, car la nature est assez clémente à Binéfar et les travaux d'irrigation en complètent les bienfaits.

Les 2.000 hectares de terre cultivable dont on dispose sont réservés à la culture intensive. Fourrages, betteraves à sucre, légumes divers, oliviers constituent les principales sources de revenus. Sur ces 2.000 hectares, la grande propriété en possédait 1.200. Le reste était divisé en petites parcelles : presque toutes les familles en possédaient une. Mais une centaine seulement y obtenaient de quoi vivre. Les autres, souvent hommes et femmes, devaient, pour subsister, cultiver la terre des riches, comme fermiers ou salariés.

Nos forces étaient encore désarticulées par une répression récente quand, à la mi-juillet, la menace fasciste se précisa. Les autorités municipales appartenaient au Front populaire où les communistes ne pesaient pratiquement pas. Elles ne voulaient pas du fascisme, mais comme la plupart des démocrates, elles étaient incapables d'action. Heureusement, les militants de la C.N.T. et de la F.A.I. firent, comme à l'habitude, face au danger. Et sur leur initiative fut constitué, le 18 juillet, un Comité révolutionnaire dans lequel ils entrèrent en majorité, à côté de deux membres du Front populaire.

La garde civile hésita devant la décision de ses adversaires. Attendant des renforts, elle se retrancha dans sa caserne avec les principaux réactionnaires et les fascistes de l'endroit. Mais, le 20 juillet, après des pourparlers inutiles, la caserne était enlevée d'assaut, et après un inévitable règlement de compte, nos camarades partaient vers d'autres villages où il fallait en finir avec les défenseurs de l'ancien régime.

On n'attendit pas, à Binéfar, pour prendre les mesures destinées à assurer la vie de tous. Le plus fort de la récolte grillait dans les champs des grands propriétaires qui avaient fui à Huesca. Le Comité révolutionnaire prit sous sa responsabilité la moisson abandonnée, les machines faucheuses et lieuses. Les salariés qui avaient travaillé la terre pour le compte des riches décidèrent de continuer pour le compte de tous. Des équipes furent constituées, comme partout ailleurs, avec, comme partout ailleurs aussi, des délégués qui se réunirent pour coordonner leurs efforts, et dans ce but se voyaient d'abord tous les soirs, puis, quand le travail fut mis en route, une fois par semaine.

La récolte rentrée, on socialisa les industries. Vint ensuite le tour du commerce. Et l'assemblée générale des habitants de l'endroit, spécialement convoquée, approuva une Charte dont voici les articles principaux, cités textuellement :

Article premier. - Le travail sera effectué par groupes de dix personnes, et chaque groupe nommera son délégué. Ce délégué devra ordonner le travail et maintenir l'harmonie nécessaire entre les travailleurs , il pourra aussi, le cas échéant, appliquer les sanctions votées dans les assemblées.

Art. 2. - Les délégués devront présenter chaque jour à la Commission de l'Agriculture un rapport sur les tâches accomplies.

Art. 3. - L'horaire du travail sera établi selon les besoins.

Art. 4. - On nommera, dans l'assemblée générale de la Communauté de Binéfar, un Comité central composé d'un membre de chaque branche de production ; ce Comité rendra compte, dans l'assemblée mensuelle, de la marche de la consommation, de la production, ainsi que des rapports établis dans le reste de l'Espagne, et hors de l'Espagne.

Art. 5. - Tous ceux qui seront nommés pour diriger les activités de la Collectivité le seront par l'assemblée générale des collectivistes.

Art. 6. - Tout adhérent recevra un inventaire des biens par lui apportés.

Art. 7. - Les membres de la Collectivité auront, sans exception, les mêmes droits et les mêmes devoirs ; on ne pourra les obliger à appartenir à une centrale syndicale plutôt qu'à une autre (1) ; il leur suffira d'accepter pleinement les résolutions prises par la Collectivité.

Art. 8. - Les bénéfices obtenus ne pourront pas être partagés. Ils feront partie du patrimoine collectif, au profit de tous. Les aliments seront rationnés, et l'on veillera à organiser des réserves en prévision d'une mauvaise année agricole.

Art. 9. - Quand les circonstances l'exigeront, comme dans certains travaux agricoles urgents, la Collectivité pourra faire travailler les camarades femmes en nombre nécessaire; celles-ci seront aussi employées dans des travaux propres à leur sexe (2). Un contrôle rigoureux sera exercé pour que les camarades femmes assument cet effort producteur.

Art. 10. - Les jeunes gens ne commenceront pas à travailler avant l'âge de 15 ans ; quand il s'agira de travail pénible, il faudra attendre 16 ans.

Art. 11. - Les assemblées prendront les décisions nécessaires en ce qui concernera l'administration de la Collectivité et le changement de commission administrative.

On voit que la Collectivité embrasse toute la vie sociale. Car sa tâche s'étend, comme nous le constaterons bientôt, à l'instruction, à la salubrité, à tous les services publics. Pratiquement, le Syndicat ne joue aucun rôle. Il a préparé l'ordre nouveau, mais celui-ci s'établit et s'étend en dehors de lui.

Il n'y a pas non plus d'organisation municipale au sens traditionnel, même si nous remontons aux communes du Moyen Age. Le Syndicat est insuffisant, la municipalité est dépassée. La Collectivité est l'organe le plus typique de la Révolution paysanne espagnole, qui embrasse tous les aspects de la vie.

Car il ne s'agit plus, maintenant, de lutter contre le patron, d'obtenir ou d'arracher des réformes, des améliorations de salaires et de conditions de travail tout en étant soumis au régime du salariat, mais d'assurer la production, de remplacer, sur ce point, les exploiteurs et les organisateurs de la veille. Et il faut diriger cette production d'après les besoins locaux directs, les nécessités de l'échange. Production et jouissance des biens, travail et répartition sont liés. Et le mode de répartition, les conceptions morales qui y président, dirigent et influent sur l'orientation du travail. Tout est solidaire, tout s'enchaîne. Les sections de production sont les rouages d'un mécanisme d'ensemble, au service de tous : hommes jeunes ou vieux, valides ou non, femmes travaillant ou non, enfants, malades, impotents, etc.

Cet esprit de solidarité se retrouve dans les rapports entre les différentes parties du mécanisme d'ensemble. Pas d'esprit corporatif, ni de rivalités de métiers ou de spécialisation de travail. La Collectivité est un ensemble humain et fraternel. L'industrie et l'agriculture constituent une caisse commune. Pas de salaire différent pour le mécanicien et le paysan. Les sections de producteurs s'entraident. Une Commission spécialement nommée et composée d'un président (qui coordonne les travaux), d'un trésorier, d'un secrétaire et de deux membres, tient la comptabilité administrative générale, mais en ayant soin de séparer, pour rectifier et adapter, si nécessaire, les comptes de chaque section spécialisée. En outre, deux camarades, en contact permanent avec les délégués des groupes, sont chargés de contrôler le travail et ses résultats.

Les sections spécialisées (métallurgistes, maçons, laboureurs, etc.) se réunissent séparément pour examiner leurs problèmes, décider des travaux, des activités à entreprendre, des modifications à introduire dans les besoins recensés. D'autre part, selon ce qu'imposent les circonstances, la Commission administrative les convoque, ou convoque les délégués afin d'examiner ce qui doit l'être.

Binéfar a suivi la norme généralement adoptée sans accord préalable, comme une réalisation spontanée de caractère presque biologique. On y a centralisé les petits ateliers épars. Il n'y a plus qu'une fabrique pour la confection des habits d'hommes, un vaste atelier pour la fabrication de chaussures, etc. Quant à l'agriculture, on a augmenté de 30 pour cent les terres ensemencées de blé - sans diminuer les autres cultures -, et dans tout le canton on aurait récolté 70.000 tonnes de betteraves au lieu des 40.000 habituelles si le temps n'avait pas trahi l'effort des hommes.

Devant les leçons de l'expérience on a modifié, au bout de quelques mois, la constitution des groupes agricoles et leur organisation du travail. On a fini par délimiter sept zones, chacune constituant une unité, avec son bâtiment, et une centaine de travailleurs.

D'autre part plaçant toujours la loi de la solidarité au-dessus de tout, on fait, quand il le faut, appel aux ouvriers industriels et même aux employés, sans que ceux-ci puissent s'y refuser - résolution d'assemblée - pour aider au travail des champs. Pendant la moisson de juillet 1937, les tailleurs même prêtaient main-forte.

Pour cette mobilisation, des listes sont dressées par rues, avec mention des femmes mariées et des célibataires. Les premières ne sont appelées qu'exceptionnellement. Ce sont surtout les jeunes filles que l'on convoque par le truchement du crieur public qui va, la veille, de place en carrefour, lire les listes de celles qui sont désignées à tour de rôle.

Visiblement, le travail n'est pas une corvée. En plein été, pour semer les betteraves, les groupes de jeunes filles se réunissaient au petit matin, et partaient en chantant. Sans doute certaines auraient-elles préféré rester au lit, mais il leur était impossible de tricher. Seules pouvaient ne pas répondre à l'appel celles qui avaient de vieux parents ou des petits frères et sœurs dont elles prenaient soin.

Le délégué de chaque groupe agraire, ou de section industrielle, note journellement, sur le carnet de producteur de chaque collectiviste, sa présence au travail. Les infractions (dans le cas où elles se commettraient) ne pouvaient se répéter sans attirer l'attention.

La Collectivité assure gratuitement à tous ses membres le logement, le pain, l'huile (seule matière grasse), les produits pharmaceutiques. Le reste doit s'acheter en monnaie locale et selon le salaire familial.

Les biens de consommation et les marchandises sont distribués dans les magasins communaux. Binéfar en compte plusieurs : pour le vin, pour le pain, pour l'huile, pour les produits d'épicerie en général, pour ceux de mercerie et les tissus ; ajoutons trois laiteries communales, trois boucheries, un magasin de quincaillerie, un magasin de meubles où l'on centralise la production des ateliers.

Comme chef-lieu, choisi aussi pour sa situation géographique et les moyens de communication, Binéfar est chargé des échanges entre les 32 villages du canton. D'octobre à décembre 1936, on avait échangé avec les autres collectivités de Catalogne et d'Aragon pour 5 millions de pesetas de marchandises (en monnaie demeurée forte). On comptait en dépôt pour 800.000 pesetas de sucre et 700.000 d'huile, sans compter les produits secondaires. Le téléphone et l'électricité avaient été installés dans tout le canton.

Toutefois, l'énumération qui précède ne donne pas une impression suffisante de la réalité, car celle-ci comporte aussi des aspects négatifs, qui dépendaient de la situation. On manquait souvent de viande à Binéfar, voire de pommes de terre, car nous retrouvons ici le mal de la guerre. Le canton entier était d'une générosité sans limites. Sur le front d'Aragon, les milices abandonnées par le gouvernement, manquaient de ravitaillement comme elles manquaient d'armes et de munitions. Binéfar donnait ce qu'il pouvait, ce qu'il avait. Pendant des mois il a envoyé au front de 30 à 40 tonnes de vivres par semaine. Le canton entier donna, pour Madrid, 340 tonnes en une seule fois. En un seul jour il fut remis à trois colonnes de miliciens - la colonne Ascaso, la colonne Durruti et la colonne Ortiz - pour 36.000 pesetas d'huile.

Les Collectivités ne se lassent pas de cette solidarité. Voici à ce sujet un trait caractéristique :

En juin 1937 j'assistais à un plénum où étaient venues des délégations de tous les villages du canton. Un grave problème fut posé : la moisson approchait, et l'on manquait de sacs, de ficelle lieuse, d'essence et de quelques autres éléments nécessaires aux travaux qu'elle impliquait. Le tout, qui devait être acheté par la fédération cantonale et distribué aux villages au prorata de leurs besoins, représentait plusieurs dizaines de milliers de pesetas; pour se les procurer, il fallait soit vendre, soit échanger de l'huile et divers produits alimentaires destinés au front, et par conséquent en priver les miliciens.

Eh bien ! pas un seul délégué ne se prononça pour cette solution. A l'unanimité, sans la moindre discussion, l'assemblée déclara qu'il fallait trouver autre chose. On finit par décider d'envoyer une délégation auprès du gouvernement de Valence, démarche vouée à un échec certain, car le sabotage des troupes d'Aragon entrait certainement dans les calculs de la majorité ministérielle qui espérait que les privations pousseraient les miliciens à saccager les Collectivités.

C'est alors que j'envoyai à Solidaridad Obrera, notre quotidien de Barcelone, un appel adressé à ces miliciens, leur expliquant la situation et leur demandant de donner une partie de leur solde pour aider les paysans. L'argent arriva, et la moisson fut sauvée.

Tous ces faits expliquent la rareté de certains produits qu'un journaliste de passage peut enregistrer en passant à Binéfar ; surtout si l'on tient compte qu'une moyenne de 500 soldats sont ici hébergés en permanence.

L'esprit de solidarité, qui est l'élément dominant des collectivités, revêt d'autres aspects encore. Ainsi, Binéfar a élargi l'assistance médicale. Un des médecins, établi depuis un certain temps, s'est prononcé pour la C.N.T., et dans un congrès régional des hommes de sa profession, a décidé la majorité de ses confrères aragonais à le suivre. Puis il s'est mis sans attendre au service de la population. Et on a complété la distribution des produits pharmaceutiques, par la construction, en dehors de la localité, dans un endroit choisi pour les conditions favorables qu'il réunit, d'un petit hôpital grâce aux apports faits en matériaux et en argent par le canton tout entier.

Dès avril 1937, une quarantaine de lits étaient installés. Un excellent chirurgien catalan était accouru pour collaborer avec le premier médecin. De nombreux appareils furent achetés à Barcelone. Quelques mois plus tard, on possédait des instruments de chirurgie, d'obstétrique, de traumatologie en quantité suffisante pour le démarrage. Une installation pour l'application des rayons ultraviolets permettait de soigner les enfants chétifs ; on monta un laboratoire pour les analyses, on construisit un pavillon de médecine générale, un autre pour les maladies vénériennes - le front, garni de soldats, n'était pas loin - un autre pour la prophylaxie, un autre pour la gynécologie.

Jusqu'alors la naissance des enfants avait été confiée aux soins de sages-femmes le plus souvent improvisées, manquant de moyens techniques pour les cas difficiles - et l'hygiène faisait défaut chez les paysans. Le chirurgien catalan a commencé par faire, auprès de ses camarades installés dans d'autres villages, une campagne pour que les femmes sur le point d'être mères soient envoyées à l'hôpital où elles seront mieux soignées, ainsi que l'enfant qui ne sera pas victime du manque habituel de surveillance médicale.

Un service de consultation a été organisé, et tous les jours des malades viennent d'un peu partout se faire examiner.

Sauf une minorité de 5 pour cent, les petits propriétaires qui menaient une existence supportable avant la révolution, ont conservé leur mode de vie. Ils sont respectés dans tout le canton à la seule condition de ne pas conserver plus de terre qu'ils n'en peuvent cultiver. La section des échanges leur a assigné un livret spécial où sont inscrits face à face leur Doit et Avoir. Dates, qualité, quantité et valeur des produits livrés par eux et reçus se confrontent. On sait ainsi, et les intéressés savent exactement quelles sont leurs disponibilités économiques. Ils ne peuvent, du reste, dépasser les limites de consommation établies pour tous. Ce qui n'implique pas une mesure vexatoire à leur encontre, puisqu'ils ont droit de prendre part aux assemblées collectivistes où les barèmes sont établis. Ils ont du reste aussi, et cela est à peu près général, le droit d'utiliser le matériel technique de travail dont dispose la Collectivité.

Parmi les travaux d'assainissement qui ont été réalisés, citons, outre les écuries construites ou aménagées en dehors du village, l'assèchement d'une fondrière qui couvrait une vingtaine d'hectares. Cette fondrière, où pullulaient les moustiques et les miasmes, appartenait à un grand nombre de petits propriétaires qui en possédaient chacun une parcelle, mais qui n'en faisaient rien, le manque de ressources techniques les empêchant d'entreprendre les travaux d'assainissement et d'aménagement nécessaires. La Collectivité a drainé, raclé, puis semé et récolté. Les rendements obtenus dépassent ceux des terres habituellement cultivées.

Reconnaissons pourtant que tout n'est pas que conscience infaillible chez tous les hommes et toutes les femmes qui composent la population des villages collectivisés. On trouve de temps en temps, des faiblesses humaines. Je me souviens d'une discussion entre une femme d'une cinquantaine d'années, et un camarade beaucoup plus jeune chargé du contrôle du travail et du logement. Elle vivait avec son mari, son fils, sa bru et leurs enfants, et voulait changer de logement :

"Ma bru est devenue insupportable, disait-elle. Je veux vivre de mon côté, on ne s'entend pas."

Le camarade nommé Turmo - âme d'enfant, courage de lion, voix de tonnerre - se démenait comme un beau diable contre la rouée qui ne perdait pas son calme, mais finit par se retirer en bougonnant. Je demandai alors à Turmo pourquoi il n'avait pas cédé. Il m'expliqua que la proportion des salaires étant plus élevée par individu quand les familles sont composées par un moindre nombre de personnes, certaines grandes familles voulaient se dédoubler afin de toucher davantage, même si leur calcul était faux. Or, on n'avait pas assez de logements, et il faudrait attendre longtemps avant de pouvoir en construire, étant donné le nombre de mobilisés envoyés au front stabilisé à une quarantaine de kilomètres.

C'est un petit trait. Il en est d'autres : et les organisateurs des collectivités doivent y faire face avec sérénité ou bonne humeur, et il est impossible de ne pas éprouver un sentiment d'admiration pour ces hommes pleins d'abnégation qui, constructeurs obstinés, ont fait les choses si vite et si bien. Car à Binéfar, comme dans l'ensemble des collectivités aragonaises, pas un engrenage de l'organisation générale n'a failli, ni dans les ateliers, ni dans le système de distribution, ni dans les travaux des champs. J'ai fait maintes fois le parcours de Tamarite à Binéfar. Un jour, avec un médecin venu aussi de Barcelone, nous longions en voiture - qui n'était pas de luxe - des champs semés de céréales, plantés de vignes et d'oliviers, où les jardins potagers et les vergers alternaient avec les moissons blondes. Je montrais tout cela à mon camarade. "Ces kilomètres de plantations, de culture où rien n'est négligé, appartiennent à la Collectivité" lui disais-je, avec fierté. Deux jours plus tard, je lui montrais, à Esplus où je l'avais accompagné pour l'organisation de son travail, d'autres vastes plantations de pommes de terre cette fois, des vignes encore ; et au long de la route que nous parcourions, je lui répétais presque avec ferveur devant le miracle de cette révolution que nous avions enfin réalisée : "C'est la Collectivité, c'est la Collectivité qui a fait cela !"

P.S. - La brigade commandée par le communiste Lister n'allait pas tarder à lâcher le front pour aller détruire "manu militari" presque toutes les Collectivités aragonaises, dont celles de Binéfar et de son canton. Plusieurs de leurs organisateurs, comme les admirables frères Blanco, furent assassinés ou grièvement blessés. On rendit leurs terres aux propriétaires, et l'hôpital fut entièrement saccagé.


(1) Il s'agit de l'U.G.T. et de la C.N.T.

(2) Interprétons : les moins pénibles.

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