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Au bord du rio Cinca, qui descend des Pyrénées pour aller se jeter dans l'Ebre, Fraga dresse, sur un monticule, ses très vieilles maisons qui semblent s'appuyer les unes sur les autres, comme feraient des aveugles infirmes ; on a l'impression qu'elles vont s'écrouler toutes ensemble.
La terre ne manque pas, et les 8.000 habitants auraient dû y connaître une existence heureuse. Le territoire municipal s'étend sur 48.000 hectares. Mais, d'abord, 30.000 hectares seulement peuvent être cultivés : le reste est de la steppe à peu près stérile (1). Puis nous retrouvons les méfaits de la propriété privée du sol et des vols historiques qui, le plus souvent, remontent à l'époque de la Reconquête chrétienne sur le monde arabe : les riches possédaient 10.000 hectares de chasse gardée.
Pourtant, le vieux droit municipal subsistait - du moins en principe. Théoriquement la commune était maîtresse de 35.000 hectares, et n'accordait pour l'agriculture, pour l'élevage et pour la chasse, que le droit d'usufruit. L'élevage constituant une source de revenus importants, les terres non cultivées (car l'habitude est de ne semer qu'un an sur deux, ou sur trois, étant donné la pauvreté du sol), devaient être automatiquement cédées aux éleveurs dont les troupeaux, tout en se nourrissant, répandaient un engrais précieux.
Mais le privilège violait la légalité, et les possesseurs, petite minorité, avaient pratiquement des droits de propriétaires (on peut supposer quelle devait être leur influence au conseil municipal), maîtres de la vie locale. Toutefois, il est juste de reconnaître que les habitants de Fraga atteignaient, dans l'ensemble, un niveau de vie supérieur à celui de la plupart de ceux des autres localités aragonaises.
Notre Syndicat local, qui groupait tous les métiers, avait été fondé en 1918 ; il fut dissous en 1924 par la dictature de Primo de Rivera. Alors, nos camarades fondèrent la Société culturelle "Aurora", qui poursuivit la propagande de nos idées. La République ayant été proclamée en 1931, le Syndicat fut reconstitué, puis fermé par le nouveau régime dont on attendait mieux. Il fallut revenir à la Société culturelle Aurora qui, plus forte qu'avant, construisit un local où elle fonda une école "rationaliste". Les gauches ayant triomphé aux élections d'avril 1936, on réorganisa pour la troisième fois le Syndicat qui compta bientôt 500 adhérents, tous d'accord sur les principes de la C.N.T. ; le Syndicat aurait probablement été fermé une quatrième fois si le mouvement fasciste n'était venu obliger bien malgré lui à aller de l'avant... pour tout détruire ensuite.
Dès les premiers jours du mois d'août, c'est-à-dire deux semaines après l'attaque des droites, la Collectivité commença de se former. Mais quoique nos camarades étaient à la fois le levain et les artisans principaux de cette entreprise, d'autres pétrissaient la pâte avec eux. J'ai vu, dans l'administration socialisée de Fraga, à côté de libertaires chevronnés, des hommes de la classe moyenne, administrateurs professionnels et républicains, qui collaboraient de tout cœur à l'œuvre entreprise. Le délégué au ravitaillement appartenait au parti républicain de gauche, dont le leader était Manuel Azaña, beaucoup plus jacobin que socialiste. L'ampleur de ses vues, son intelligence, son parfait castillan vous maintenaient sous le charme de la conversation. Comme je lui demandais si, dans le cas où nous gagnerions la guerre, il rejoindrait son parti et abandonnerait la Collectivité, ou adopterait l'attitude contraire, il me répondit, avec cette fermeté de voix qui caractérise les Aragonais : "Je ne sais exactement ce que je ferai alors, mais ce que je puis vous dire c'est que, pour le moment, je suis avec ce qui se fait ici".
Puis il me montra avec un intérêt qui n'était pas inférieur au mien, les fiches correspondant à la partie administrative dont il avait la charge. Ce qui me donna une fois de plus l'occasion de voir comment la communauté des intérêts de toutes les sections d'activité était la grande loi générale.
Sans doute est-ce la tradition communale qui a inspiré à Fraga sa structure d'organisation où la municipalité joue un rôle si considérable. Le conseil local est le continuateur du Comité révolutionnaire en fonction dès les premières semaines qui suivirent les journées de juillet. C'est lui qui assume la direction de toute la vie sociale, selon les spécialisations de travail que l'on retrouve toujours : agriculture, bétail, industrie, distribution, hygiène, assistance sociale, travaux publics, organisation scolaire. On compte un conseiller pour chacune d'elles. Tous les conseillers sont nommés par les travailleurs intéressés, moins celui au ravitaillement et à la distribution, que désigne une assemblée de représentants de toutes les activités locales, car il s'agit de problèmes intéressant l'ensemble des habitants, collectivistes et non-collectivistes sans exception.
Mais tout en étant ramifié à cet ensemble coordonné, chaque métier a son organisation propre, répondant à ses tâches, ses besoins et ses goûts. Responsable de son travail, il l'organise à sa façon. Ainsi, la Collectivité des agriculteurs et des pâtres, qui comprend 700 familles - la moitié de la population agricole - est divisée en 51 groupes dont 20 s'adonnent à l'agriculture intensive, et 31 à l'agriculture extensive, où domine la production de céréales.
Chaque groupe nomme un responsable, et les responsables se réunissent tous les samedis pour décider des tâches à accomplir. Le conseiller communal à l'agriculture assiste aux réunions générales de cette vaste section, afin d'harmoniser l'activité des cultivateurs, des éleveurs et des paysans individualistes.
Lors de mes visites, les pâtres élevaient et soignaient 6.000 brebis mères, 4.000 agneaux, 150 vaches (2), 600 chèvres et 2.000 porcs. Presque tout ce bétail appartenait auparavant à de grands propriétaires qui employaient les bergers actuels ; maintenant les mêmes bergers continuent à travailler, au bénéfice de toute la population.
Chaque troupeau compte deux ou trois bergers, dont un responsable nommé par ses camarades. Les responsables se réunissent aussi tous les samedis, le conseiller à l'agriculture assiste également à leurs réunions où l'on décide des lieux de pacage, des mesures à prendre pour les différents troupeaux, de l'importance des reproductions à assurer selon les besoins de la consommation et des échanges de l'entretien des étables, de l'abattage, etc.
Ainsi, le travail est conduit rationnellement. Terres, pâturages, au besoin irrigation sont méthodiquement utilisés. Et les résultats sont évidents. On sacrifie les animaux à point ; on ne voit plus 50 moutons paissant où il pouvait en paître 200, ni 100 se disputant une herbe qui peut à peine en nourrir 40 (3). Les brebis qu'on vendait autrefois prématurément sont gardées en nombre suffisant pour la reproduction. On réserve dans le même but un nombre approprié de truies et de vaches sélectionnées. Des porcheries collectives, des étables et des écuries pour les mulets employés aux travaux des champs ont été construites en dehors de Fraga. Favorisée par l'utilisation des 10.000 hectares autrefois réservés à la chasse, l'augmentation du bétail est déjà évidente. Elle le serait davantage s'il ne fallait ravitailler gratuitement le front, presque intégralement soutenu par les Collectivités d'Aragon. Mais si la Collectivité municipaliste de Fraga n'est pas gênée dans son développement, on calcule que les troupeaux seront doublés dans deux ans, et que leur qualité sera sensiblement améliorée.
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Passons aux activités non agricoles. Les autres métiers constituent un Syndicat général de 30 sections ; y compris les cultivateurs et les pâtres, il compte maintenant 950 membres. Ces sections ne sont donc pas importantes par elles-mêmes, et souvent l'on peut à peine parler d'industrie : trois scieurs de bois, trois maréchaux-ferrants, trente-deux maçons, neuf plâtriers, vingt-huit tailleurs, vingt-huit couturières... Dans les rapports entre producteurs et usagers, celui qui a besoin d'un complet s'adresse au délégué des tailleurs ; qui veut faire réparer sa maison s'adresse au responsable des maçons ; pour faire ferrer son cheval, l'individualiste va trouver le délégué des maréchaux ou des forgerons. Les prix sont fixes, établis ensemble par le délégué général du travail, le technicien du Conseil municipal à l'industrie, les représentants de la section productrice, et plusieurs consommateurs ; tous se prononcent d'après le coût de la matière première, le temps de travail nécessaire, les frais généraux et les ressources des collectivistes. J'ai relevé, quant aux tarifs de l'ébénisterie, le barème suivant : un lit de bois pour deux personnes, 130 pesetas, pour une personne, 70 pesetas ; une armoire à glace simple, 270 pesetas , à trois portes sans glace, 250 pesetas ; une table de salle à manger fixe, 50 pesetas, à rallonges, 70 pesetas ; une table de cuisine pliante, avec tiroirs, 25 pesetas, sans tiroir, 20 pesetas ; un lit d'enfant, 40 pesetas. La qualité des matières premières est spécifiée par écrit.
L'acheteur paye au délégué, qui remet l'argent au conseiller du travail. Le contrôle du paiement effectif est vérifié au moyen d'un carnet à souches, avec deux reçus ; un reçu est remis à l'acheteur, l'autre au conseiller ; la souche reste au pouvoir du responsable de la Collectivité productrice. La vérification est donc simple, aucune tromperie ne serait possible.
Comme dans toutes les Collectivités, les différentes sections ne sont pas, quant à leur comptabilité, autonomes ou indépendantes. Elles constituent un ensemble dont toutes les parties sont solidaires, et s'entraident grâce au mécanisme général. Ici aussi, les maçons qui n'ont pas de travail vont aider les laboureurs, et le contraire se produit en cas de besoin. Et tous les salaires sont égaux, payés en monnaie locale, établis par le conseil de la commune.
Un seul producteur collectiviste touche 40 pesetas par semaine. Un ménage, 45, et ainsi de suite jusqu'à un plafond de 70 pesetas pour une famille composée de 10 personnes, et toujours d'après le raisonnement généralement admis que plus nombreux sont les composants d'un foyer, moins élevé est le coût de la vie par individu. Si, dans une famille, il y a deux producteurs, le salaire familial, toujours hebdomadaire, est légèrement plus élevé, depuis 50 pesetas pour trois personnes jusqu'à 85 pour 10 personnes. Les femmes travaillant ont une même rétribution que les hommes, et sont payées exactement comme eux.
Pour rompre complètement avec le passé, on n'emploie pas le mot salaire, qu'on a remplacé par "crédit".
Les individualistes - 700 familles, dont le nombre tend à diminuer - sèment, cultivent, élèvent des animaux pour leur consommation. Mais, par les soins de la Collectivité, leurs activités s'adaptent au travail d'ensemble. Le délégué à l'agriculture assiste à leurs réunions et, fraternellement, les guide sur ce qu'il convient de semer, de planter, de supprimer ou perfectionner. C'est encore le même délégué qui achète leurs produits, d'après le barème établi par le Syndicat auquel adhèrent aussi les individualistes qui le désirent, et auquel, du reste, n'adhèrent pas tous les collectivistes. Et cela donne comme résultat une liberté de mouvement et de choix extrêmement remarquable, que nous retrouverons dans les Collectivités du Levant.
Ce qui précède montre que la distribution aussi est socialisée, et cela intégralement, de sorte que les producteurs individualistes sont collectivistes quant à cet aspect de la vie sociale. Le conseiller au ravitaillement est chargé des échanges avec la Catalogne (4), le Levant et d'autres parties de l'Aragon. Connaissant les réserves de blé disponibles, quelles quantités de viande, de laine, de peaux pourront être livrées à tel ou tel moment, il fait à l'avance des propositions de troc d'après les barèmes de prix établis. Ou, suivant une pratique qui tend à se généraliser, il procède aux échanges par le truchement du Conseil d'Aragon qui est aux mains des libertaires et qui se procure en grandes quantités ce que les régions agraires demandent le plus aux régions disposant de surplus industriels : machines, engrais, essence, camions, tissus, produits d'épicerie, etc.
Comme signe monétaire, on avait d'abord appliqué le système des bons. Mais ce qui réussit dans un endroit ne réussit pas toujours dans un autre. Il n'y eut pas d'abus à Calanda, à Rubielos de Mora, ni ailleurs. Il y en eut, me dit-on, à Fraga (nous ne savons pas comment ils se produisirent, et les informateurs n'avaient pas le temps de s'arrêter sur ces détails). On recourut donc à la monnaie locale. Puis, simultanément, on rationna les articles les plus difficiles à trouver : économie de guerre, d'autant plus que Fraga se trouve sur la route menant à Saragosse, c'est-à-dire au front d'Aragon. Grâce au rationnement on évite les déséquilibres dangereux. Chaque famille a un livret sur lequel figurent les quantités de produits qu'elle a le droit de consommer d'après ce qu'il est possible de se procurer, ou de fournir.
Sous le contrôle du conseiller au ravitaillement, tous les produits de consommation locale sont distribués dans des magasins communaux, ici aussi appelés coopératives. Le commerce privé a disparu. Il y a un magasin général pour le pain, trois magasins généraux pour les produits d'épicerie, trois pour la boucherie, trois pour la charcuterie. Le reste, en proportion de la consommation ou du volume disponible.
La viande est portée directement des abattoirs aux boucheries et aux charcuteries. Les animaux sont consommés selon une statistique précise. Les responsables de la distribution doivent rendre des comptes exacts sur les ventes, d'après le poids des marchandises qu'ils ont reçues. De l'éleveur au consommateur, le processus est parfaitement synchronisé.
Le blé, tant celui livré par les individualistes que par la Collectivité, est entreposé dans un magasin réservé aux céréales. Il est ensuite, au fur et à mesure de la consommation, livré aux moulins communaux qui distribuent la farine aux onze fournils d'où sortent les miches dorées, bientôt remises pour la distribution.
Le Conseil communal applique un système de crédit que je n'ai vu pratiquer nulle part ailleurs. Quand un collectiviste, ou un petit propriétaire, a besoin d'argent pour un achat important, il s'adresse à l'organisation des finances locales et formule sa demande. On calcule alors, sur la base d'une évaluation faite par deux délégués collectivistes et deux individualistes, la valeur de ce que, dans le laps de temps proposé, l'emprunteur pourra obtenir par son travail, à moins d'accidents naturels toujours prévisibles. On examine d'autre part la moyenne de dépenses normales faite pendant une période de trois mois, et sur cette base un compte courant est ouvert. Naturellement, sans intérêt.
Cela donne plus de souplesse à la vie matérielle des collectivistes ; mais s'agissant de ceux-ci, la Collectivité professionnelle à laquelle ils appartiennent est aussi responsable, et garantit le remboursement. Si des difficultés inattendues se sont produites, on accorde à l'intéressé un délai. Jusqu'à présent, le système a bien marché.
Il serait surprenant que l'organisation sanitaire ait été négligée. Dans les établissements publics, dans leur cabinet ou à domicile, deux médecins sur trois ont accepté d'exercer leur profession en accord avec la municipalité. La médecine est donc presque intégralement collectivisée. L'hôpital a été rapidement agrandi. Il ne contenait que vingt lits, il en contient maintenant cent. Le dispensaire, qui était en construction, a été rapidement terminé. On y assure les soins urgents et on y pratique la petite chirurgie. Les deux pharmacies sont également intégrées dans le nouveau système.
Tout cela est complété, ou accompagné d'une augmentation intense de l'hygiène publique. Comme nous l'avons vu, les étables et les écuries ont été réorganisées hors de Fraga. L'une d'elles, spécialement construite, abrite 90 vaches. Chose qui n'avait jamais pu être réalisée jusqu'à présent, l'hôpital dispose d'eau courante dont disposeront bientôt tous les habitants de l'endroit. La typhoïde en reculera d'autant.
Tout cela fait partie du programme de travaux publics suivant lequel les routes des environs ont déjà été réparées et plantées d'arbres sur une bonne longueur. Grâce à la supériorité de rendement du travail collectif, que Proudhon signalait déjà en 1840 comme une des particularités du grand capitalisme, mais que le socialisme libertaire sait mieux encore appliquer et généraliser, on dispose maintenant, dans les Collectivités, de travailleurs spécialisés dans ce genre de travaux. Jamais la municipalité de l'ancien régime n'aurait pu faire face à de telles dépenses.
Les avantages de l'économie socialisée apparaissent dans bien d'autres cas. La rareté de l'eau, et les problèmes nés de son utilisation ont provoqué, en Espagne, la formation de nombreuses "comunidades de regantes" (associations d'utilisateurs de l'eau), constituées pour l'irrigation des champs, et qui se partagent plus ou moins équitablement le liquide précieux. Les problèmes, les conflits individuels posés ont donné lieu, à Valence, à l'organisation du fameux "Tribunal des Eaux" qui se réunit tous les jeudis pour résoudre à l'amiable, sans intervention des autorités ni de la justice officielle, les litiges qui lui sont soumis.
Mais de tels litiges disparaissent quand les hommes n'ont plus à se concurrencer et à se battre pour subsister, ou quand la volonté de s'enrichir individuellement ne les domine plus. Dans la région de Fraga, quinze "comunidades de regantes" couvrant la terre de cinq villages se sont dissoutes. La morale de la solidarité a produit ce miracle. L'ancienne pratique a été remplacée par une administration collectiviste unique, qui coordonne partout la distribution de l'eau, et qui projette maintenant d'améliorer la captation et l'utilisation des rivières, particulièrement du rio Cinca, par des travaux que les villages ne pourraient mener à bien isolément.
Comme partout, la solidarité s'est étendue infiniment. Quatre vingt-dix familles dont, pour des raisons diverses, maladie, décès du soutien principal, etc. les membres étaient condamnés à la misère en société individualiste, reçoivent le "crédit" établi pour tous. Les familles des miliciens sont soutenues de la même façon. Une dernière réalisation complète cette pratique de l'entraide.
Il y avait à Fraga, venus de villages plus petits et plus pauvres, des vieillards, hommes et femmes, abandonnés de tous, épaves douloureuses d'une société dont le malheur est un des éléments naturels. C'est pour ces malheureux qu'a été organisée la "Casa de los Ancianos" (Maison des Vieillards) dans laquelle, le jour de ma visite, ils étaient au nombre de trente-deux. Chambres (ou petits dortoirs), salle à manger, salle de réunion avec un feu de large cheminée, tout respirait la propreté, la chaleur et la cordialité de l'accueil.
Trois femmes étaient à leur service, dont deux anciennes religieuses. Je parlai longuement avec ces hôtes courbés par le destin. Ils étaient sceptiques sur l'avenir. Qui a connu le malheur pendant longtemps ne peut croire en la durée du bonheur, même relatif. Sans doute prévoyaient-ils que tout cela se perdrait un jour, soit par le triomphe de Franco, soit par celui du gouvernement républicain, inspiré par les staliniens, et en moi-même je n'étais pas tellement sûr qu'ils n'avaient pas raison. Mais je devais m'efforcer de leur donner confiance, et je prononçai des paroles d'espoir. Puis je m'informai de la façon dont ils étaient traités. L'un d'eux me résuma l'opinion de tous avec cette concision que conseillait l'Aragonais Gracian ("Lo bueno, si breve, dos veces bueno") (5) :
"Nous ne pouvons nous plaindre ni pour la nourriture, ni pour le vin, ni pour le coucher, ni pour l'affection."
Que dire de plus ?
(1) Voir au chapitre Matériaux pour une révolution ce que le géographe Gonzalo de Reparaz dit des steppes du bassin de l'Ebre.
(2) Le nombre de vaches n'était pas élevé ; dans la plus grande partie de l'Espagne, les pâturages manquent. On comptait environ 3.600.000 bovins en 1936 contre 15.500.000 en France.
(3) Déjà à cette époque, la Collectivité de Fraga pratiquait le système des "pâturages tournants", mis en application dans la vallée de l'Inn, en Autriche, et qui était à peu près inconnu en France. Ce système, qui consiste à diviser en parcelles la surface utilisée pour le passage des bêtes, et à utiliser ces parcelles alternativement, de façon que l'herbe ait le temps de repousser quand les animaux reviennent où ils ont commencé, était, naturellement, plus facile à appliquer dans les étendues possédées par la Collectivité.
(4) Fraga est situé à la limite de la Catalogne et de l'Aragon, au centre d'une steppe presque désertique qui prend au cœur le voyageur qui la traverse à pied.
(5) Le bon, si bref, deux fois bon.
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