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Matériaux pour une révolution

Sur une superficie de 505.000 km˛ (1), y compris les îles méditerranéennes et atlantiques (Baléares et Canaries), l'Espagne comptait, le 19 juillet 1936, date du déchaînement de l'attaque franquiste, de 24 à 25 millions d'habitants, soit 48 au kilomètre carré au kilomètre carré. Cette faible densité pouvait faire supposer que dans ce pays où l'agriculture prédominait, les sources économiques assuraient le bonheur de la population. Mais la richesse d'un pays, même considérée du seul point de vue agraire, ne dépend pas seulement de son étendue. Lucas Gonzalez Mallada, le meilleur géologue espagnol, doublé d'un excellent géographe, a classé comme suit - et ses conclusions sont toujours valables - la valeur économique du sol : 

Ces conditions naturelles sont confirmées par d'autres chiffres de base qui dissipent toute illusion : sur les 50 millions d'hectares, la surface moyenne cultivée s'élevait à 20 millions ; le reste était à peu près improductif ; on ne pouvait qu'y faire paître des moutons ou des chèvres. Ajoutons que sur ces 20 millions d'hectares cultivables, ou arables, on en laissait toujours une moyenne de 6 millions en jachères afin que le sol puisse se renouveler, selon le système appelé "año y vez" - un an sur deux. Si bien qu'en réalité la terre cultivée en permanence ne comprenait que 28 % de la surface du pays.

La structure orographique aggrave ces données premières. L'altitude moyenne est de 660 m, la plus haute d'Europe après la Suisse nous dit le géographe Gonzalo de Reparaz. Au centre, le plateau castillan s'étend sur 300.000 km˛, et sa hauteur moyenne est de 800 m. Au nord, la chaîne des Pyrénées, plus importante sur le versant espagnol que sur le versant français, couvre 55.000 km˛ - le dixième de la France. On compte en Espagne 292 pics de 1.000 à 2.000 m, de 2.000 à 3.000 m, 26 de 3.000 à 3.500 m. Ce relief montagneux influe très fortement sur le climat, et à son tour le climat conditionne l'agriculture. D'autre part, la direction des sierras, qui coupent et cisaillent la péninsule en tous sens, interrompt et dirige souvent à contresens les pluies bienfaisantes. Aussi ce n'est pas seulement l'hiver, avec le froid propre à toute zone élevée qui joue contre les conditions de vie : c'est encore l'été, avec ses sécheresses ; toutes ces conditions justifient l'affirmation si souvent répétée : L'Afrique commence aux Pyrénées" (3).

Prenez la carte d'Espagne : au nord, continuant la chaîne pyrénéenne, vous y voyez les monts cantabres qui, s'étirant parallèlement à 50 km du littoral atlantique, s'élèvent à 2500 m, et forment un écran barrant le passage des nuages que le vent pousse de l'Océan. Il pleut beaucoup dans les Asturies, comme il pleut au Pays basque espagnol, dans la province de Santander, et jusqu'en Galice, au nord du Portugal. On enregistre dans toute cette zone de 1.200 à 1.800 mm de pluie par an (bassin parisien, 700 mm en moyenne). Mais de l'autre côté des montagnes asturiennes, sur le plateau castillan, grenier de l'Espagne, il ne pleut, en moyenne, que 500 mm par an, et dans de vastes régions du bassin de l'Ebre, le fleuve le plus important de l'Espagne nourri des eaux qui descendent les Pyrénées, on enregistre parfois moins de 300 mm de pluie. Toutefois, ces seuls chiffres ne donnent pas une impression suffisante de la réalité. Car, dans l'ensemble, la porosité du sol et l'ardeur du soleil font perdre, par infiltration et par évaporation jusqu'à 80 % des précipitations atmosphériques.

Il y a pire, parfois : telles les conditions géographico­économiques de ce que Gonzalo de Reparaz dénomme le "tragico sudeste". Sur environ 500 km, de Gibraltar à Murcie, on connaît des années sans pluie. L'Espagne, précise le même auteur, est le seul pays d'Europe où ce fait se produise sur une aussi vaste échelle.

L'aridité du sol est donc fréquente dans le bassin de l'Ebre, qui s'étend sur 5 millions d'hectares, soit le dixième du pays ;"les déserts alternent avec les oasis, mais les premiers y prédominent; la steppe ibérique qui s'étend le long de ce fleuve est la plus vaste d'Europe".

Il faudrait ajouter d'autres steppes, et tout d'abord celle de la Manche qui commence aux portes de Madrid et atteint Carthagène. Au total, 40 % de la superficie de l'Espagne sont composés de steppes.

La "Huerta" de Valence, les jardins potagers de Murcie et de Grenade chantés par les poètes ne sont que des îlots qui trompent certains voyageurs épris de poésie. Aussi le rendement moyen de la culture du blé, la plus importante à l'époque, était-il de 9 quintaux à l'hectare, exceptionnellement de 10, assez fréquemment de 8, alors qu'il était en France de 16 à 18 quintaux (moyenne établie sur dix ans dans les deux cas) en terre non irriguée, et de 22 quintaux en Allemagne et en Angleterre. Les plus hautes moyennes des terres irriguées donnaient, toujours en Espagne, de 16 à 18 quintaux, et les donnent encore, alors qu'aujourd'hui, sans irrigation artificielle la moyenne française est de 32 à 35 quintaux (4).

Nous avons pris le blé comme exemple parce qu'il constituait la base et l'essentiel de l'agriculture espagnole. Le reste était à l'avenant, sauf pour la production de pommes de terre, dont les moyennes soutenaient la comparaison avec celles des autres pays d'Europe, mais étaient obtenues en terre irriguée. L'importance du troupeau de moutons (18 à 20 millions de têtes) et celle de la culture de l'olivier (5) constituent des preuves irrécusables des difficultés de l'agriculture espagnole : dans tout le pourtour de la Méditerranée le mouton et l'olivier sont toujours l'indice de terres pauvres, aux maigres rendements.

*

Quand, il y a longtemps, l'auteur entreprit d'étudier sérieusement l'économie espagnole, il crut d'abord, devant le bilan décevant de l'agriculture, qu'à cause des circonstances historiques, politiques et religieuses qui avaient présidé à la vie économique de l'Espagne, surtout après l'expulsion des Arabes, le pays avait pris et suivi un chemin contraire à ses possibilités naturelles. "L'Espagne, écrivaient certains commentateurs, possède le sous-sol le plus riche du monde" (es la bodega más rica del mundo). Raison de cet optimisme, que ne partageaient pas d'autres spécialistes, mieux informés : le sous-sol contenait du charbon, du fer, du plomb, de l'étain, du cuivre, du zinc, du mercure, de l'argent, du wolfram. Apparemment il y avait là des bases pour y asseoir des industries dont l'ensemble aurait changé, ou changerait le caractère économique du pays. Mais si l'on étudiait les statistiques sérieuses publiées par les géographes, les géologues, les ingénieurs hydrauliciens, et même les bureaux officiels spécialisés, on constatait que ces différents minerais n'existaient qu'en petites quantités, et le mercure mis à part - mais son importance économique était infime sur l'ensemble de la production nationale - ne pouvaient ouvrir des perspectives réconfortantes.

Les mines d'Espagne ont été exploitées par les Phéniciens, les Carthaginois, les Romains, les Arabes, les Anglais, même les Espagnols. Elles n'étaient pas inépuisables, et maintenant elles sont, dans l'ensemble et excepté celles fournissant le minerai de fer, dont les réserves ne sont pas vraiment importantes, à peu près vidées de leurs richesses. En 1936, le pays ne fournissait que 0,40 à 0,50 du cuivre mondial : les mines de Rio Tinto n'étaient plus rentables, et depuis longtemps la Rio Tinto C° avait commencé à déplacer ses capitaux vers d'autres régions du globe. Le plomb ? Sa valeur marchande s'élevait, en 1933, à 21.754.000 de pesetas - et sans doute à un chiffre comparable en 1936. Pour en juger, rappelons que la récolte de blé valait, en moyenne, 10 milliards de pesetas.

Le charbon et le fer sont, et étaient plus encore à l'époque, à la base de l'industrie. Or l'Espagne produisait bon an mal an 7 millions de tonnes de houille médiocre - la France de 48 à 68 millions de tonnes. Actuellement même, quand sous la pression gouvernementale la production a été élevée à 11 - 12 millions de tonnes, on calcule que les réserves "potentielles" assurent le charbon et le lignite pour environ cent quarante ans... à condition que la consommation ne s'élève pas davantage. Or, au taux actuel de la consommation nécessaire pour un développement industriel moyen, il faudrait réduire ce temps des deux tiers...

L'Espagne n'est pas mieux partagée pour le fer. Toujours d'après les réserves "potentielles", mais non prouvées, elle n'aurait de minerai, si nous nous basons sur la consommation moyenne par habitant en France, que pour une quarantaine d'années. Et n'oublions pas que sa population augmente à raison de 300.000 habitants par an (aujourd'hui elle approche de 33 millions).

Dissipons d'autres illusions sur un point concernant l'agriculture. Nombre de gens, qui n'ont pas le temps de s'informer sérieusement, et souvent n'en éprouvent pas le besoin, croient au miracle de l'irrigation. Malheureusement cet espoir n'est pas fondé. Le volume d'eau que charrient les fleuves et les rivières d'Espagne ne permet pas d'aller bien loin (6) : environ 50 milliards de mètres cubes par an, alors que le Rhône seul en charrie en moyenne, à la hauteur d'Avignon, une soixantaine de milliards. Etant donné qu'on ne peut assécher complètement tous les rios de l'Espagne, que même une partie d'entre eux, qui coulent vers l'Atlantique, ne peuvent pas être utilisés, car il pleut déjà trop dans ces régions (7), les calculs les plus optimistes permettent de prévoir tout au plus d'irriguer 5 millions d'hectares : exactement le dixième du pays. Et sur ces 5 millions, 2 millions au moins le sont déjà.

Depuis le départ des Arabes qui avaient multiplié, dans le Levant, les "acequias" (canalisations étroites et rigoles), on a construit beaucoup plus de barrages que ne supposent bien des commentateurs. Primo de Rivera même, et Franco ont mis en pratique une certaine politique hydraulique qu'avait préconisée Joaquin Costa. Le malheur fut souvent qu'après avoir construit de nombreux réservoirs artificiels, on s'est aperçu qu'il n'arrivait pas assez d'eau pour les remplir. Et qu'il a fallu, dans bien des cas, remplacer la production hydraulique d'électricité par la production d'origine thermique.

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Telle était la cause naturelle de la misère sociale du peuple espagnol en 1936 ; telle est la cause de l'émigration continuelle à laquelle nous assistons de nos jours. Mais il en est une autre qui, parce qu'elle dépend des hommes, peut - et c'est à cela que s'est efforcée la révolution espagnole - être corrigée par eux.

Le problème de la propriété agraire revêt dans ce pays une importance capitale. Il se présentait sous deux caractéristiques essentielles : le latifundia (grande propriété) et le minifundia (extrême petite propriété). L'Espagne a de nombreux petits propriétaires ; les chiffres du cadastre daté du 31 décembre 1959 en accusaient exactement 5.989.637. Proportion énorme sur la population totale actuelle. Mais d'abord, la plupart des parcelles possédées sont de "secano", c'est-à-dire de terres sèches qui, par leur improductivité poussent en ce moment même les foules paysannes vers les cités où elles s'entassent dans les bidonvilles, "ciudades miserias".

En 1936, on n'avait recensé qu'une partie du sol et des propriétaires. Mais les chiffres connus donnaient un aperçu suffisant de la terrible réalité sociale, que nous aurons maintes occasions de voir confirmée dans les chapitres qui suivent.

Sur un total de 1.023.000 propriétaires, 845.000 n'obtenaient pas de leur terre la valeur d'une peseta par jour - et le pain coûtait en moyenne 0,60 - 0,70 peseta le kilo. Ils devaient travailler comme journaliers, comme bergers, chez les riches, ou comme cantonniers, aller chercher, sinon "voler"du bois dans les maigres futaies, évitant de se faire arrêter par les gardes civiles et n'y parvenant pas toujours, parcourant 5, 10, 15 km et plus, poussant devant eux leur âne. pour aller revendre à d'autres, plus fortunés, le produit de leur course, de leur "vol". Ou encore, ils allaient travailler en ville, comme manœuvres pendant certaines périodes de l'année.

La deuxième catégorie se composait de 160.000 propriétaires moyens, qui vivaient indépendamment et sobrement.

La troisième était celle des grands propriétaires. Ils composaient 2,04 % du total recensé, mais possédaient 67,15 % des terres cultivées. Leurs propriétés couvraient de 100 à plus de 5.000 ha.

On comprendra l'intensité de la misère paysanne ; or, les paysans constituaient plus de 60 % de la population espagnole. Croire que cette masse humaine supporterait, indéfiniment résignée, son sort lamentable, tenait de l'inconscience. Car le peuple espagnol n'est pas de ceux qui se résignent servilement. Autrefois, Andalous, Extremeños, Galiciens, Asturiens, Basques, Castillans émigraient nombreux en Amérique centrale et du Sud pour y trouver des moyens d'existence, et ils continuent d'émigrer maintenant - surtout en Europe. Mais au long de son histoire, que ce fût pour une cause juste ou injuste, le peuple espagnol a été capable de combat et d'aventure. Il a sommeillé longuement après le traumatisme causé par l'expulsion des Arabes, par la domination catholique et l'Inquisition, par les conséquences de la conquête de l'Amérique, mais il s'est enfin réveillé avec son esprit et son caractère, capable de courage ; avec, aussi, ce fonds mystique qui le prédispose à lutter pour de grandes causes, pour lui et pour les autres, dans un élan spirituel presque cosmique (8) ; et ce capital de dignité humaine qui lui fait supporter de force la mainmise autoritaire, et se révolter contre elle quand il le peut ; et puis aussi avec un sens de la solidarité et de l'égalité qui marque autant la morale de l'ouvrier de Barcelone que celle du paysan d'Andalousie.

Ces deux facteurs, la misère sociale et la dignité individuelle, alliés à la solidarité collective, prédisposaient un large secteur de la population à accepter les idées libertaires.

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En 1936, deux organisations révolutionnaires incarnaient ces idées : la Confédération nationale du Travail (C.N.T.). et la Fédération anarchiste ibérique (F.A.I.). La première se composait de fédérations régionales qui, à leur tour, étaient intégrées par les fédérations "comarcales" (cantonales), et locales ; ces dernières rappelaient les Bourses du Travail françaises, mais plus structurées, plus solidaires et ne devant absolument rien à l'aumône gouvernementale. En 1936, la C.N.T. groupait un million d'adhérents. On comprendra mieux l'importance de ce chiffre si l'on se souvient du nombre d'habitants à l'époque : de 24 à 25 millions.

La C.N.T. avait pour but, spécifié dans sa déclaration de principes, le communisme libertaire. Elle était l'œuvre exclusive des anarchistes qui luttaient sur le plan syndical, et purement idéologique, et qui en étaient les organisateurs, les propagandistes et les théoriciens.

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Dès la proclamation de la Deuxième République, le 14 avril 1931, la marche vers une grave crise sociale apparut inévitable. Dès sa naissance la vie du nouveau régime politique était aléatoire. La monarchie n'avait pu être mise en déroute que grâce à l'appoint de la C.N.T., et des anarchistes qui militaient en dehors de cette organisation (mais c'était surtout la C.N.T. qui comptait et qui apportait un million de voix). Parmi les forces qui s'étaient prononcées contre la royauté et avaient contribué à la renverser, on trouvait des salariés industriels et des paysans adhérant aussi au parti socialiste et à l'Union générale des Travailleurs, ou votant ordinairement socialiste, ce qui faisait environ un autre million de voix. Venaient ensuite les communistes, très peu nombreux du reste, les républicains fédéralistes, ennemis de la république jacobine et centraliste, et des forces régionales séparatistes comme celles dominant en Catalogne et au Pays basque.

De l'autre côté, les droites comptaient encore des forces considérables. Monarchistes, conservateurs de tout poil, réactionnaires dominant dans les provinces encore endormies, forces cléricales traditionnelles. Sur l'ensemble des voix, celles qui provenaient des véritables républicains devaient atteindre à peu près 25 % du total. Si bien que le comte de Romanonès, chef du parti libéral monarchiste et le plus intelligent de ce secteur, pouvait résumer la situation en disant humoristiquement : "Je vois bien une république, mais je ne vois pas de républicains."

Dans ces conditions, le nouveau régime ne pouvait s'installer durablement qu'en entreprenant des réformes sociales hardies qui auraient affaibli l'armée, l'Eglise et le vieux caciquisme encore maître de presque toutes les provinces. Mais les réformes envisagées, et celles réalisées par les socialistes et les républicains de gauche qui gouvernèrent pendant les deux premières années (de 1931 à 1933) ne pouvaient paraître hardies et très importantes qu'aux juristes, aux professeurs, aux avocats, aux journalistes et aux politiciens professionnels qui composaient la majorité des députés. Elles n'étaient rien, ou à peu près, pour l'ensemble du peuple. Si avant la République, pour beaucoup de paysans et d'ouvriers, le menu ordinaire se composait surtout de pois chiches à l'huile, il continua de se composer de pois chiches à l'huile avec la République. et ceux qui allaient en savates ne purent pas plus qu'avant, acheter des chaussures.

Et le peuple espagnol avait faim, faim de pain et de terre. Pour ceux qui avaient voté républicain avec des sentiments et des espoirs républicains, la République était synonyme de véritable liberté, de véritable égalité, de véritable fraternité ; elle impliquait, avant tout, la disparition de l'injustice sociale et de la misère.

Devant les lenteurs d'application de la réforme agraire les paysans commencèrent à travailler pour leur compte, en les envahissant collectivement, les terres que les grands "terratenientes" ne faisaient pas produire - et en vérité elles étaient généralement très peu rentables. Alors, sur l'ordre du gouvernement, la garde civile, qui servait la République comme elle avait servi la monarchie, intervenait. Dans les deux premières années de république socialisante, 109 paysans d'Estrémadure, d'Andalousie, d'Aragon, de Castille furent massacrés au nom de la légalité républicaine. La tragédie de Casas Viejas, en Estrémadure, où des pauvres parmi les pauvres familles payaient à 5 sous (un réal) par mois les vêtements achetés à crédit, où tant de paysannes gardaient la même jupe pendant presque toute leur vie (cela se voyait aussi en Galice) se contentant de la retourner le dimanche,- cette tragédie, disons-nous, souleva l'indignation de la population (9).

La deuxième période fut la conséquence de la première. Ecœurée et indignée, la majorité du peuple vota pour les conservateurs "républicains", c'est-à-dire pour les droites qui avaient eu beau jeu de critiquer leurs adversaires et promettre de faire mieux. Mais leur triomphe impliquait un recul dangereux, et les mineurs asturiens se dressèrent, en une insurrection formidable, contre l'arrivée au pouvoir de ceux qui, visiblement et légalement, ouvraient la voie au fascisme. Trop localisée par manque d'accord préalable avec les forces similaires des autres régions, l'insurrection fut écrasée implacablement.

Si ce qu'on a appelé le "bienio negro" (les deux années noires), ne fut pas plus désastreux que le "bienio" dit libéral, il fut aussi dur, et des tentatives insurrectionnelles s'étant produites, particulièrement en Catalogne et en Andalousie, la répression fut élevée à la hauteur d'une pratique permanente de gouvernement. Les deux années passèrent sans la moindre amélioration du niveau de vie des masses. En outre, la crise économique née aux Etats-Unis, et qui avait déferlé sur l'Europe sévissait aussi en Espagne où l'on comptait environ 700.000 chômeurs dont au moins la moitié figuraient parmi les travailleurs industriels. Or, le secours aux sans-travail était ignoré. D'autre part, le nombre d'emprisonnés - condamnés, en instance de jugement et prisonniers administratifs - appartenant à 99 % à la C.N.T. et la F.A.I. s'élevait à 30.000 (10).

Devant les promesses des partis condamnés à l'opposition, les travailleurs républicains se reprirent à espérer. A nouveau les gauches non politiques, oubliant leurs griefs se sentirent solidaires et se rapprochèrent des partis. Et quand les élections eurent lieu, en avril 1936, le Frente popular alors constitué emporta la majorité.

Mais il ne la gagna pas aisément. Encore une fois, pour éviter le pire, les membres de la C.N.T., qui n'oubliaient cependant pas leurs principes d'action directe, votèrent pour empêcher l'accès légal du fascisme au pouvoir. Mais malgré ce renfort, le bloc des gauches obtint 4.540.000 voix, tandis que la droite en obtenait 4.300.000 ; il eût suffi d'un décalage de 150.000 voix pour que triomphent les admirateurs de Mussolini et de Hitler. Donnée complémentaire : on comptait 6 partis politiques de droite, 6 du centre, 6 de gauche. En tout, 18. Ce n'était pas une garantie de solidité.

Par l'application d'une loi électorale malhonnête, le bloc des droites n'obtint que 181 sièges ; son adversaire, 281. Et dès ce moment, les vaincus activèrent la préparation du coup d'Etat. Personne ne l'ignorait. Des rapports parvenaient au ministère de la Guerre, au ministère de l'Intérieur. La presse de gauche, particulièrement la presse libertaire, dénonçait les conciliabules et les réunions clandestines des hauts officiers de l'armée et de la marine qui n'avaient pas démissionné, bien que le premier gouvernement les eût invités à le faire s'ils n'étaient pas d'accord avec la république.

Le gouvernement de Madrid ne fit rien, contre le danger qui augmentait sans cesse. Il aurait pu armer le peuple, licencier les troupes, arrêter ou révoquer les généraux comploteurs. Il ne bougea pas, se contentant d'énergiques déclarations. Et quand l'armée soulevée attaqua, bon nombre de gouverneurs républicains passèrent à l'ennemi et l'aidèrent très efficacement à arrêter les antifascistes les plus déterminés.

Dans cette conjoncture, ce furent les anarchistes qui, aidés, il faut le dire, à Barcelone par les gardes d'assaut (11), firent reculer les onze régiments d'infanterie que le gouverneur militaire général Batet avait lancés dans la ville. Le même fait se produisit à Malaga. Dans les autres régions, socialistes madrilènes de la base, cénétistes et anarchistes catalans, séparatistes libéraux du Pays Basque, bien peu de républicains, même catalans, tous se battant souvent sans armes, obligèrent Franco et ses généraux à lutter pendant près de trois ans' avant de triompher.

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C'est pendant ces trois années qu'eut lieu l'expérience sociale dont ce livre apporte le témoignage. Cette expérience fut exclusivement l'œuvre du mouvement libertaire, surtout de la C.N.T. dont les militants, formés aux pratiques de l'organisation syndicale, purent rapidement créer, en collaboration avec les masses, les nouvelles formes d'organisation sociale que nous allons décrire. Même quand des hommes appartenant à d'autres tendances ont, eux aussi, réalisé quelques entreprises semblables, ils n'ont fait que copier l'exemple de nos camarades. Ce sont les libertaires qui ont apporté les idées fondamentales, les principes sociaux, et proposé les nouveaux modes d'organisation basés sur le fédéralisme a-gouvernemental directement pratiqué. La révolution espagnole fut l'œuvre du peuple, réalisée par le peuple, mais avant tout par les libertaires, hommes du peuple, qui étaient au sein du peuple, et des organisations syndicales.

D'autre part, le succès de nos camarades aurait été impossible si les conceptions libertaires n'avaient pas répondu à la psychologie profonde, sinon de la totalité, d'une très grande partie des travailleurs, ouvriers et paysans. Si, surtout parmi ces derniers, en Aragon, en Castille, dans le Levant, en Andalousie, en Estrémadure, la sociabilité naturelle, l'esprit à la fois individuel et collectif n'avaient pas permis ces réalisations uniques dans l'histoire du monde.

L'auteur, qui avait auparavant vécu et lutté en Espagne, résidait en Amérique du Sud quand la guerre civile éclata. Devant voyager illégalement, il ne put revenir et débarquer à Gibraltar qu'au mois de novembre. Vite convaincu que les antifascistes finiraient par perdre la guerre, et constatant l'importance de l'expérience sociale que ses camarades avaient entreprise, il n'eut plus qu'un seul souci : pousser par sa propagande, à approfondir et élargir cette expérience qu'il avait depuis longtemps contribué à préparer et en enregistrer les résultats pour l'avenir.

Il l'a fait dans la mesure que lui permirent les circonstances, et bien qu'avec un grand retard dû aux avatars de sa vie de lutteur, il présente le résultat de son enquête personnelle qui fut facilitée non seulement par ses recherches directes dans les Syndicats, les usines, les Collectivités villageoises, mais aussi par l'apport spontané de documentation que lui firent les camarades fraternels avec lesquels il s'entretint dans sa quête d'informations.

Il n'a pas la prétention d'apporter une histoire générale de la révolution espagnole, même envisagée du seul point de vue constructif ; car celle-ci a été beaucoup plus vaste que ce livre pourrait le laisser supposer. Particulièrement en ce qui concerne les Collectivités agraires, il regrette que, d'une part, le triomphe des staliniens qui en furent les ennemis implacables, et d'autre part son emprisonnement en France en juin 1938, ne lui aient pas permis de pousser plus loin ses études.

Ce qu'il présente est donc un ensemble de matériaux pour une histoire générale de la révolution espagnole que du reste il ne désespère pas d'écrire lui-même s'il peut, un jour, retourner en Espagne libérée du franquisme.

A moins qu'occupé lui aussi à faire l'histoire, il n'ait pas non plus, comme ses camarades hier, le temps de l'écrire.

 


(1) France, 550.000 km˛.

(2) Les terres "médiocres" en Espagne sont généralement "mauvaises" en France.

(3) Il est courant, en Espagne, de donner à cette affirmation un sens différent. Mais il nous semble que cette interprétation géographique est la plus juste.

(4) Actuellement, le rendement moyen est, en Espagne, de 9 à 11 quintaux de blé. L'un dans l'autre il semble que l'augmentation ait été de 1 quintal par hectare en trente ans.

(5) En 1936, calculée en pesetas, la valeur du rendement d'un hectare d'oliviers était le tiers de celle d'un hectare de blé.

(6) Le Miño, qui coule en Galice, puis fait frontière avec le Portugal, est le second fleuve d'Espagne quant à son débit. Mais comme il pleut déjà trop dans la région où il se forme, son eau n'est pas utilisée.

(7) Cas du Miño.

(8) Keyserling écrivait qu'après le peuple russe, le peuple espagnol était, de tous les peuples d'Europe, celui qui possédait la plus grande réserve de force spirituelle.

(9) Toute la famille d'un nommé Seisdedos (nom qui lui était donné parce qu'il avait six doigts à une main) fut massacrée : quatorze (ou seize) personnes, parce qu'il avait refusé de laisser saisir ses pauvres biens, sur l'ordre du fisc.

(10) Le premier parlement avait voté une "ley de vagos", ou "loi des fainéants", et fait établir des camps de "vagos". Ceux que l'on internait ainsi étaient des chômeurs, des travailleurs sans emploi plus ou moins protestataires. Ce furent aussi des révolutionnaires qui dénonçaient l'incapacité du régime. L'imagination créatrice des gouvernants de gauche n'allait pas plus loin.

(11) Police spéciale organisée par la République, et qui jusqu'alors s'était montrée particulièrement féroce contre les anarchistes.
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