précédent sommaire bas

suivant

Les hommes et les luttes

Pour la plupart de ceux qui s'occupent d'histoire sociale, de réalisations ou de possibilités révolutionnaires, c'est à peu près exclusivement dans les régions industrialisées et chez le prolétariat industriel qu'il faut enquêter. Les régions agraires et les travailleurs de la terre sont, d'emblée, écartés. Plus encore, la classe sociale des petits paysans est réputée fatalement contre-révolutionnaire, surtout par la "science" marxiste selon laquelle les conditions d'existence et les techniques de travail condamnent leurs usagers à être les soutiens de la réaction, ou son incarnation. Marx insistait sur cette "loi" de l'histoire, affirmant même que la lutte entre la ville et la campagne avait été l'un des aspects dominants de la guerre des classes.

Il est vrai qu'en cette matière, maintes fois les paysans sont restés en arrière sur les citadins. Toutefois, rien n'est absolu, et les faits nous prouvent qu'on ne peut prétendre enfermer le déroulement de la vie des peuples dans des formules indiscutables. L'Espagne en est un exemple. En effet, s'il est vrai que le socialisme collectiviste antiétatiste préconisé par Bakounine apparut en 1869 à Madrid et à Barcelone, il ne tarda pas à se répandre dans des régions nettement agricoles, et aussi dans les villes dont l'économie était liée aux activités générales de l'agriculture. En fait le mouvement social et socialiste anarchiste s'étendit au nord, surtout en Catalogne, la plus industrielle, et au sud, en Andalousie, région où l'agriculture domine, qui embrasse presque tout le midi de l'Atlantique, au sud du Portugal, à la région du Levant, sur les côtes méditerranéennes.

C'est dans ces deux régions que l'on vendait, avant la révolution espagnole et depuis longtemps, le plus de journaux de propagande, de revues, de brochures, et que l'activité sociale, les luttes soutenues ont été parmi les plus intenses.

On peut en donner des explications diverses. Psychologiquement d'abord, car l'Andalou est peut-être le plus rétifs des Espagnols aux ordres venus du dehors, à la tutelle de l'Etat et de l'autorité représentée par l'homme de loi, ou le fonctionnaire. Economiques ensuite, car la structure de la propriété agraire sous la forme de très grandes fermes (cortijos) couvrant souvent des milliers d'hectares, qui employaient sur place, à demeure, un personnel salarié nombreux, misérablement payé, prédisposait les travailleurs à s'entendre pour la résistance et facilitait leur groupement. Ceux qui ont connu cette époque nous racontaient comment, le soir, laboureurs et moissonneurs, exténués par le labeur du jour, se réunissaient dans la grange où ils dormaient, et là, à la lueur de la lanterne unique celui qui savait lire faisait connaître à ses camarades le contenu des journaux révolutionnaires édités à Barcelone, ou dans les villes andalouses. Ainsi se répandait la Bonne Nouvelle.

Cela pourtant n'explique pas tout. Car, comme on le verra plus loin, c'est dans certaines provinces, le plus souvent parmi les petits propriétaires pouvant lutter plus librement grâce à leur indépendance économique, que se sont trouvés nos militants les plus tenaces, les plus héroïques et les plus efficaces.

D'autre part, si la faim, le chômage, la misère endémique constituaient des facteurs et des causes de guerre sociale, d'autres facteurs poussaient les adhérents dans leurs efforts de rénovation sociale. Nous revenons aux caractéristiques de la nature humaine. Abelardo Saavedra nous racontait comment, lorsque Francisco Ferrer entreprit de répandre la pédagogie nouvelle sous forme d' "escuelas modernas", il avait, toujours dans cette vaste région andalouse - il était lui-même natif de Séville - fondé 148 petites écoles. Ferrer fournissait l'argent et le matériel, Abelardo Saavedra organisait. Mais il lui fallait trouver sur place des éléments de soutien matériel et des instituteurs. Les syndicats ouvriers les fournissaient. Presque toujours les enseignants étaient de jeunes militants ouvriers, autodidactes, qui s'attelaient à ces nouvelles tâches, et y réussissaient.

Il en fut de même hors de l'Andalousie. En 1919-1920, j'ai visité dans la région du Levant, particulièrement la province de Valence, plusieurs de ces écoles où l'on continuait au mieux l'œuvre du martyr de Montjuich (1). Elles existaient surtout dans ce que nous pouvons appeler les petites villes rurales. Les ressources autrefois fournies par le grand fondateur manquant, le Syndicat local qui réunissait des travailleurs de tous les métiers, ou la fédération locale quand il existait plusieurs Syndicats, apportaient les fonds prélevés sur les cotisations versées. Souvent, l'école devenait le but principal, presque mystique, de l'association ouvrière. Et j'ai connu des paysans qui se privaient de tabac, leur seul plaisir de luxe, pour verser tous les mois un douro - cinq pesetas - afin de soutenir l'école maintenant appelée "rationaliste".

On pourrait écrire des pages émouvantes sur le combat mené localement autour et à propos de ces réalisations où le caractère moral prédominait. Car, naturellement, elles se heurtaient à l'hostilité active des "caciques", grands propriétaires terriens, maîtres de la vie locale, qui faisaient bloc avec le curé, la garde civile, parfois le pharmacien et le médecin. Souvent, appliquant une vieille coutume, on arrêtait l'instituteur non officiel, et on le déportait à pied, menottes aux mains, entre deux gardes civils à cheval, vers des régions lointaines où il restait en résidence surveillée. Alors, presque toujours, le militant le plus instruit de l'endroit prenait la relève. Presque toujours aussi c'était son tour de connaître la déportation. Et un autre ouvrier ou paysan lui succédait, qui partait aussi, de prison en prison, pour les provinces lointaines. Parfois les autorités finissaient par fermer l'école. Et il arrivait que sur la résolution du Syndicat les élèves partent tous les matins, dans la montagne, avec un dernier maître improvisé, qui les faisait lire, leur enseignait en écrivant en l'air les mots et les chiffres, ou l'histoire naturelle par observation directe.

Ce que je viens d'écrire ne dépeint qu'un des aspects des luttes sociales qui, cela va de soi, s'appliquaient aux conditions de vie immédiates, mais étaient aussi inséparables d'une finalité supérieure. Certes elles revêtaient des formes multiples, telles les protestations, contre l'Etat qui soulevèrent tant de fois les paysans de France, d'Italie et d'Europe centrale, contre les agents du fisc aux siècles des grands rois et des empereurs ; mais s'y ajoutait une guerre de classes qui à cette époque avait pris un caractère beaucoup plus aigu que ce qu'on avait connu auparavant.

Nous allons, par des informations puisées à des sources sûres et remontant à une époque particulièrement troublée, énumérer des faits qui permettront de saisir l'importance du combat social mené par les déshérités révoltés de l'Espagne. Elles ne concernent qu'une période très limitée, mais l'intensité des faits qu'elles rapportent permet d'en imaginer l'acuité d'ensemble. Elles ne reconstituent pas l'ampleur des grèves générales, surtout andalouses, dans la dernière partie du XIXè siècle, grèves qui paralysaient tout dans les villes, les villages et les campagnes, où les pâtres lâchaient les troupeaux dans les montagnes, les nourrices rendaient les nourrissons aux dames de l'aristocratie, le personnel domestique se joignait aux salariés industriels. Toutefois ce qui suit, et qui commence dix ans après la naissance du mouvement libertaire espagnol, nous permettra de mieux comprendre le sens de cette lutte sociale.

Année 1879. - Exécution, au garrot, du paysan anarchiste Oliva, condamné pour des raisons sociales - sans doute pour avoir commis un attentat contre un "cacique". Dissolution des sociétés ouvrières à Tarragone (Catalogne) et d'une coopérative dans le village d'Olivera (province de Cadix). A Valence, grève des fermiers et métayers qui refusent de payer les propriétaires. Intervention de la garde civile, nombreuses arrestations, proclamations des grévistes apposées sur les arbres, 75 paysans grévistes sont déportés, sans condamnation, aux îles Mariannes (archipel des Philippines, alors colonies espagnoles). A Arcos de la Frontera (province de Cadix), à Grenade, Ronda, Jaén - tout en Andalousie - manifestations de chômeurs demandant du travail et du pain. Arrestations nombreuses. En plusieurs endroits, le peuple pille les boulangeries et les boucheries.

En juin et juillet, incendie de récoltes, vignobles, forêts, moisson et granges des grands propriétaires de Castille, d'Estrémadure, de la région valencienne, et surtout d'Andalousie où les brasiers continuent pendant le mois d'août. Un nommé Moncasi est exécuté, sans doute encore au garrot, pour attentat contre un patron. Il est suivi par Francisco Otero Gonzalez, qui a tiré sans résultat deux balles de pistolet contre un riche.

1880. - Des bandes saccagent les églises et les bureaux des percepteurs, rançonnent les riches dans les provinces de Tarragone, Tolède, Ciudad Real (ces deux dernières en pleine Nouvelle-Castille). Agitation en Andalousie. D'après La Revista Social, 4.566 lopins de terres ont été saisis et vendus par le fisc. Puis 51.854 autres lopins sont à leur tour saisis, mais non vendus par manque d'acheteurs. Dans les premiers mois de 1880, c'est le tour de 39.000 autres lopins.

En mai et juin, des incendies de mas, de vignobles des grands propriétaires ont lieu dans la région de Xérès, en Andalousie. Dans cette ville, depuis vingt-trois mois, 13 militants sont emprisonnés, accusés d'incendies qui ont eu lieu à Arcos ; deux d'entre eux, Manuel Alvarez et José Campos Rodriguez meurent. Une bombe éclate devant la maison de l'alcalde, de La Corogne, en Galice.

Dans la province de Huelva (Andalousie), extermination des troupeaux par les grévistes et destruction de plantations d'arbres. Une douzaine - ou une quinzaine de soulèvements contre les agents du fisc, dans différentes parties du pays (Valls, Arriate, Orense, en Galice ; Almodovar (province de Ciudad Real), etc. 

Toujours en 1880, des incendies sont allumés dans les campagnes de la province de Cordoue. Des milliers d'hectares de céréales sont détruits, dont 84 appartenant au duc d'Albe. A nouveau des demeures de riches brûlent. La misère exaspère le peuple. Le journal libéral El Siglo déclare: "Nous préférons nous retirer dans la vie privée, car nous sommes convaincus que la révolution triomphant en Espagne tomberait immédiatement aux mains de tous les éléments démagogiques du pays." Un pétard éclate au couvent des jésuites de Gandia (province de Valence). Ceux-ci vont s'établir dans la maison du duc de Pastraña, qui est incendiée par les révolutionnaires.

Le 3 août, trois auteurs d'un déraillement et de l'attaque d'un train près d'Alcazar, en Castille, sont fusillés. Le 17, quatre condamnés à mort sont exécutés à Berzocana, le 18, un à Riaza, le 19, un à Marchena: dix exécutions en dix jours. Un organe clandestin paraît, El Municipio libre, distribué dans les villes et les campagnes. La maison du collecteur d'impôts, de Requeña (province de Valence) est prise d'assaut, les livres comptables sont brûlés sur la place publique avec une partie des archives de la municipalité. La troupe intervient, le peuple fait face. Dans la ville-village d'Alcoy, province de Valence (2) les jésuites sont obligés de partir devant l'attitude hostile du peuple. Des militants sont arrêtés à Malaga où l'imprimerie clandestine de El Municipio Libre est découverte.

1881. - Du 24 au 26 septembre, un congrès de fédérations "comatules" (cantonales) a lieu à Barcelone. Par leur structure même, nombre de ces fédérations sont basées sur les travailleurs des champs groupés dans les organisations syndicales. Deux cents sections sont représentées, 136 délégués y prennent part. A l'unanimité moins huit voix, une résolution est votée, déclarant que le but poursuivi est l'anarchisme collectiviste. Les opposants sont partisans du socialisme d'Etat marxiste.

1882. - Congrès national (appelé régional, l'Espagne étant considérée par les libertaires comme une région de l'Internationale), à Séville ; 212 délégués, 10 régions organiquement constituées, 218 fédérations locales, 633 sections syndicales et 59.711 fédérés. Ce dernier chiffre se décompose comme suit Andalousie de l'Ouest, 17.021 adhérents; Andalousie de l'Est, 13.026 ; Aragon. 689 ; Catalogne, 13.181; Vieille-Castille, 1.036 ; Nouvelle-Castille, 515 ; Murcie, 265 ; Galice, 847 ; Pays basque, 710 ; Valence, 2.355. Chiffres très inférieurs à ceux des gens du peuple qui prennent part aux luttes sociales.

Il y a décalage (qui sera rectifié par la suite) entre le total et les chiffres régionaux ou locaux. L'importance du mouvement n'en apparaît pas moins, étant donné son caractère idéologique. Soulignons aussi quels efforts, souvent extraordinaires, impliquait la présence de si nombreux délégués dont une bonne partie a dû voyager à pied, ou traverser l'Espagne dans des conditions invraisemblables.

Observons aussi qu'à ce dernier congrès il a été décidé, presque trente ans avant que Francisco Ferrer n'entreprenne cette tâche qui lui coûta la vie, de fonder des écoles non soumises à la tutelle de l'Eglise et de l'Etat.

En Andalousie toujours, la fédération locale de Séville où, à cette époque, la vie sociale est solidaire des activités agraires, compte 53 sections syndicales et 6.000 adhérents. Immédiatement après les congrès de Séville, sept nouvelles fédérations locales sont organisées dans la province, 19 sections ont adhéré à la fédération régionale andalouse. Chaque numéro du périodique El Trabajo (Le Travail) qui paraît à Malaga, annonce la fondation d'une vingtaine de sections syndicales où les travailleurs des champs adhèrent en grand nombre. Sur les 18.000 exemplaires de La Revista Social, 8.000 sont vendus dans la seule Andalousie. N'oublions pas qu'alors l'Espagne ne compte que 18 millions d'habitants, dont 65 % d'illettrés. Ajoutons qu'une vingtaine de congrès régionaux avaient précédé le congrès de Séville pour étudier l'ordre du jour et décider des propositions qui y seraient émises.

1883. - La Revista Social annonce qu'à Marchena, un ouvrier gagne de 2 à 3 "réales" (1 "réal" = un quart de peseta). On compte 30.000 chômeurs dans la campagne andalouse ; la fédération en secourt 3.500 (il y a donc une pratique d'entraide limitée aux ressources disponibles). Le gouvernement "ferme les bibliothèques et les écoles ouvrières".

Mais le caractère violent, exaspéré de la lutte sociale a provoqué la constitution d'une organisation secrète, la "Mano Negra" (la main noire). Plus de 400 personnes sont arrêtées, accusées d'en faire partie. Des militants de la province de Valence sont déportés aux îles Mariannes. Bientôt 2.000 travailleurs sont inculpés d'appartenir à cette société mystérieuse ; la terreur règne. Les fédérations locales se dissolvent, des perquisitions ont lieu à peu près partout dans le pays, des crimes sociaux sont commis, la garde civile perquisitionne nuit et jour, arrête, emprisonne, torture. Un grand procès se prépare à Montilla (province de Cadix-Andalousie). A la bibliothèque-école de La Linea (province de Cadix), la garde civile s'empare des meubles, tables, livres, mappemondes, etc.

En mai, premiers procès de la Mano Negra. L'avocat général réclame trente peines de mort. Cinq malheureux condamnés seront exécutés. La police prétend avoir découvert une nouvelle organisation secrète dont vingt membres seraient arrêtés.

1885-1886-1887. - A La Corogne (Galice), révolte des paysans contre l'octroi. Livres, papiers, registres sont jetés au feu. La troupe tire, l'insurrection dure deux jours. Les paysans de Canollas (3), province de Barcelone, refusent de payer les impôts, cent hommes armés de bâtons obligent le percepteur à se retirer. D'après le journal libertaire El Obrero (l'Ouvrier), rien qu'en décembre 1886 l'Etat a saisi 75 fermes à Jodar, 32.000 dans la province de Logroflo, 4.000 dans les Baléares, pour arriérés d'impôts. A Onteniente, province de Valence, le peuple prend d'assaut la municipalité au cri de "A bas les impôts !" et brûle les documents comptables. On calcule que de 1880 à 1886 le ministère des Finances a saisi judiciairement 99.931 propriétés rurales et urbaines. Depuis la Restauration, en treize ans, le total s'élèverait à 999.000 (4).

Le chiffre est énorme, et nous ne pouvons, rétrospectivement, le vérifier. Toutefois on annonce en mai 1887, que dans la région d'Alcañiz (province de Teruel), 3.000 fermes doivent être vendues pour non-paiement d'impôts. De nouvelles et nombreuses émeutes sont signalées en divers endroits contre les octrois, avec des morts, des blessés, car la garde civile tire, tire... Arrestations dans toute l'Andalousie pour contrecarrer la campagne pour les martyrs de Chicago. A Grazamela (province de Cadix), 24 hommes et 6 femmes sont emprisonnés. Dans bien des petites villes (à Rio Tinto, province de Huelva, Andalousie, par exemple), solidarité active entre les mouvements des ouvriers d'usine et les mineurs. Misère noire dans de nombreux villages et petites villes d'Andalousie. A La Loja (province de Grenade), Ecija, Los Arcos, Sanlucar, Grazamela, les maires télégraphient au gouvernement de Madrid demandant des secours et des troupes. Le journal portugais Grito do Povo annonce 414.565 confiscations de propriétés (sans spécifier en combien de temps), dont 63.562 dans la province de Cuenca (Nouvelle-Castille), 73.395 dans la province de Saragosse. Les paysans de Vieille-Castille émigrent en masses.

Ce que nous venons d'énumérer, et qui est forcément incomplet quant aux luttes sociales menées dans cette période de douze ans, permet de juger de l'intensité des combats menés par le peuple dans toutes les régions d'Espagne - excepté probablement le Pays basque.

*

D'autres facteurs complètent l'explication du comportement des populations des campagnes, et l'on aurait tort de juger de l'attitude de ces dernières d'après les seules révoltes désespérées dont nous venons de donner l'idée. Certes, la lutte est en dents de scie, il est des périodes où elle s'atténue, où la répression qui met hors la loi, pendant des années, les Syndicats paysans, prend le dessus, où une certaine résignation semble s'emparer du plus grand nombre. Mais les militants libertaires sont toujours là, comme un ferment, comme un levain. Ils continuent d'influencer par l'action, ou par la propagande, la diffusion des journaux et des revues, la création de bibliothèques, même 1'adhésion à la section locale du parti républicain quand il en existe une. Ils font preuve d'une volonté, d'un stoïcisme, d'un héroïsme souvent bouleversants. C'est par centaines, par milliers qu'ils ont connu - souvent pour combien d'années ! - la prison, le bagne, la déportation, l'exil, le boycottage des "caciques" et de leurs administrateurs, des patrons, des commerçants refusant le crédit, les persécutions sans nombre. Mais cette lutte a trempé les hommes, forgé des volontés admirables. Nous avons dit, et nous verrons davantage que, souvent, les petits propriétaires jouissant d'une certaine indépendance matérielle, pouvaient agir et lutter avec plus d'efficacité que les salariés. Ce sont ces petits propriétaires libertaires, indépendants qui avaient le plus contribué, pendant les années 1915-1920, à la renaissance du mouvement libertaire dans la ville même de Valence où, sous le régime monarchiste, le républicanisme avait accaparé l'opposition. Le dimanche matin, délaissant leurs travaux, ils descendaient des villages, des montagnes, ou venaient de la Huerta, apporter leur concours à ceux qui, dans la ville, s'efforçaient de remettre sur pied les forces que les répressions avaient balayées. Ils furent les soutiens, les principaux artisans de cette réapparition.

*

C'est dans la région du Levant que j' ai connu Narciso Poimireau (5) qui habitait le village de Pedralva, dans la région montagneuse et pauvre de la province de Valence, où il possédait des terres et pouvait figurer parmi les bien nantis de l'endroit. Et pourtant, Narciso Poimireau, grand, sec, au cœur d'or et à l'esprit illuminé, était l'agitateur par excellence du canton de Lina, qui offre peut-être l'histoire sociale la plus intéressante de la région du Levant.

Il travaillait ses terres, et le soir, partait à pied pour ne pas fatiguer sa mule, qui comme lui, devait travailler le lendemain - parcourant les chemins rocailleux, allant d'un village à l'autre, prêchant l'évangile libertaire, et organisant les paysans. Il avait fondé de ses deniers, et maintenait une école rationaliste dont sa fille était l'institutrice. En même temps que la lutte contre les riches exploiteurs il menait le combat contre le curé. Il parlait aussi dans les meetings mais au sein de notre mouvement il était dans la région, par sa hauteur morale, le guide éclairé et pondéré, qui calmait les élans de la colère et s'opposait aux fureurs de la haine.

Quand les troupes franquistes arrivèrent, ses adversaires locaux qu'il n'avait pourtant pas poursuivis pendant la période antifranquiste l'arrêtèrent. On n'entendit pas parler de lui durant un certain temps, puis un jour les autorités convoquèrent les habitants sur la place du village. Et devant eux, par dérision, elles firent circuler une charrette sur laquelle se trouvait une grande cage de bois. Dans la cage, Narciso Poimireau enfermé comme Don Quichotte à son retour lamentable, et donné en spectacle public aux moqueries des gens autoritairement rassemblés. "Mais les gens ne se moquèrent pas de moi ; ils me regardaient avec peine, les franquistes en furent pour leurs frais", racontait-il dans la prison à celui qui m'a rapporté ces faits. Narciso Poimireau que j'avais connu, chez qui j'étais descendu deux fois quand j'étais allé parler à Pedralva, fut fusillé par les franquistes.

*

Passons au nord de l'Aragon. Voici un autre de ces hommes exceptionnels qui forcent l'admiration. Il s'appelle Juan Ric, il vit encore, quelque part en France. Il habitait Binéfar, dans la province de Huesca, était propriétaire de 15 hectares de bonne terre irriguée - une fortune - élevait et revendait une centaine de moutons par an, possédait deux mules et tenait, avec sa femme, une épicerie lui appartenant. En même temps il était le principal animateur du mouvement syndical libertaire local et cantonal.

Toujours se dépensant avec une vitalité inépuisable, il fut à plusieurs reprises poursuivi pour activités subversives. Une tentative insurrectionnelle prématurée ayant eu lieu en décembre 1934, et des gardes civils étant tombés dans la lutte, il se vit condamné deux fois à perpétuité (la condamnation à perpétuité était alors de trente-trois ans), et à une quinzaine d'années supplémentaires. En tout quelque quatre-vingt deux ans : Ric ne sait plus au juste. Il sortit de prison avec l'amnistie de 1936, et naturellement reprit aussitôt la lutte. Naturellement aussi, il fut quelques mois plus tard à l'avant-garde de la contre-offensive antifranquiste. Naturellement encore je le trouvai, toujours actif et souriant, principal animateur de l'organisation collectiviste du canton de Binéfar dont il sera question plus loin. Il dut passer les Pyrénées au moment de l'avance franquiste, connut les camps de concentration français (6), puis celui de Dachau où l'emmena la police hitlérienne et dont il revint par miracle et il est prêt, demain, s'il peut retourner à Binéfar où la population refusa d'acheter ses terres que les franquistes avaient mises aux enchères, à recommencer l'expérience d'une collectivité égalitaire et libertaire avec le même enthousiasme, la même volonté, la même foi illuminée.

Combien d'autres biographies, riches, passionnantes, d'hommes exceptionnels, de révolutionnaires libertaires, paysans, petits propriétaires et salariés, apôtres obstinés de la révolution parce qu'apôtres de la justice et de l'amour pourrait­on écrire ! J'ai sous la main un bref récit de lutte sociale qu'a rédigé sur ma demande un de ces hommes, qui fut la figure de proue des luttes paysannes à Navalmoral de la Mata, petite ville de 7.500 habitants dans la province de Cacérès, en Estrémadure. Il fut deux fois condamné à mort, grièvement blessé dans les combats contre les forces franquistes. passa dix-huit ans au bagne, et s'il en avait la force et les possibilités, serait, lui aussi, j'en suis certain, prêt à recommencer les luttes que je vais résumer à mon tour. Mais ce héros inconnu, modeste et obscur, éprouve, avant de parler de lui, le besoin de rendre hommage à un autre héros modeste et inconnu. Lisons-le :

"Je veux, avant de commencer, parler d'Alfonso Gonzalez, le plus vieux militant de Navalmoral. Il fut notre père à tous en anarchie, emprisonné maintes fois, deux fois condamné à mort, arrêté par les franquistes le 22 juillet 1936, et remis en liberté en 1942 ; puis arrêté de nouveau en 1944 parce qu'il servait d'agent de liaison aux guérilleros de la région, il fut condamné au bagne et enfermé dans le pénitencier d'Ocaña. Il purgea sa peine, et revint ; à 84 ans, les autorités l'expulsèrent de Navalmoral. Il passa six mois au village de Talayuela, et revint à Navalmoral où il mourut six mois plus tard. Par testament devant notaire, il exigeait un enterrement civil. Les autorités voulurent passer outre, mais le notaire obtint que fût respectée la volonté du vieux lutteur. On ouvrit une brèche dans le mur du cimetière pour que le passage du corps dans les allées bénies par Dieu et par les prêtres ne contaminât pas les autres tombes, et on l'enterra dans un coin à part."

Espérons que les générations futures élèveront un monument à Alfonso Gonzalez. Mais il faudrait en élever tant d'autres !

Et voici, résumé, ce qui concerne Ambrosio Marcos:

"L'opposition libérale, qui constituait déjà un pas important à Navalmoral, apparut, aux temps de la monarchie, vers la fin du siècle dernier, en la personnalité de républicains éminents, qui laissèrent un beau souvenir dans la mémoire du peuple. L'un d'eux fonda une grande bibliothèque publique où l'on trouvait tous les livres de culture générale et ceux traitant du problème social, donc on le comprend, des livres de sociologie anarchiste si nombreux en Espagne. Cela n'est nullement surprenant, car certains courants républicains maintenaient un contact fraternel avec le mouvement ouvrier révolutionnaire dans l'opposition anti-monarchiste. Les conflits sociaux se produisirent sous forme de grèves agraires, de luttes contre les grands propriétaires. Les détails nous manquent, mais au début du siècle, on parle de la Main Noire qui causait une telle terreur que les mères en menaçaient leurs enfants ! Elle remplaçait le diable."

En 1905, le peuple de Navalmoral se soulève pour défendre l'alcade libéral qui vient d'être élu, et contre qui le marquis de Comillas, qui passe pour l'homme le plus riche d'Espagne et possède des terres dans la juridiction de Navalmoral comme dans beaucoup d'autres régions, a opposé son veto. Une compagnie de la garde civile accourt, avec fusils et mitrailleuses, soutenir les forces locales ; après des escarmouches, elle finit par se retirer et le peuple triomphe. Dans les années suivantes, on enregistre des manifestations contre la cherté de la vie. En 1916 une Fédération ouvrière locale est fondée, qui adhère à l'Union générale des Travailleurs (socialiste et réformiste). Mais se trouvent sur place des militants libertaires qui, un an plus tard, entraînent cette Fédération à la Confédération nationale du Travail. Des conflits sociaux habituels se produisent, et en 1924 Primo de Rivera établit sa dictature. Les Syndicats sont fermés, comme dans de nombreuses autres villes et régions d'Espagne, où l'agitation sociale est intense. Alors apparaît cette espèce de génie de la clandestinité que nous avons déjà constaté. Le mouvement syndical se maintient malgré la fermeture des Syndicats, les syndiqués cotisent, se réunissent dans les champs (ailleurs ce sera dans les montagnes ou dans les bois). Comme la loi n'interdit pas la constitution de groupes de travail, ni même de certaines formes d'association, les charretiers s'organisent en collectivité de travail. En pleine répression, ils vont au-delà du salariat. Des travailleurs d'autres métiers font comme eux (7).

Primo de Rivera abandonne le pouvoir en novembre 1930. Le Syndicat se reconstitue immédiatement. En un mois il compte 1.500 adhérents. Les paysans s'inscrivent à leur tour. Ils sont bientôt 400, les uns sans terre, les autres ne possédant que quelques ares de "secano" (terre sèche). Ambrosio Marcos s'est occupé de l'organisation mutualiste agricole, qui avait été fondée par des militants catholiques, ou socialement neutres. Terrien lui-même, et aidé par d'autres ouvriers et paysans, il influe sur les adhérents, les gagne à la lutte pour la terre, et en janvier 1931, les travailleurs des champs et les paysans pauvres s'emparent des propriétés du marquis de Comillas et d'autres très grands possesseurs de ces terres toujours incultes, dont ils avaient envie depuis toujours. Ils y vont en masse, se mettent à labourer, à désherber, à semer. La garde civile intervient, les hommes feignent de céder, se retirent, avec leurs bêtes, leurs charrues, leurs outils ; la garde civile reste sur le terrain, victorieuse. Mais au lieu de rentrer chez eux, les paysans vont de l'autre côté du village, sur une autre terre, où ils recommencent le même travail. Les femmes et les enfants leur apportent à boire et à manger et restent sur les routes pour prévenir de l'arrivée de l'ennemi qui finit par se lasser de ce jeu de cache-cache, et par laisser aux paysans le fruit de leur installation.

En avril 1931, la République est proclamée. Les nouvelles autorités font ce que n ont pas fait celles de l'époque monarchique. Un procès contre les paysans durera plusieurs mois. Ils sont condamnés à payer une indemnité pour l'usage de la terre mais ne paient pas. Juillet venu, ils emportent la récolte. L'hiver (1931-1932) arrive. Les propriétaires veulent récupérer leurs biens, les paysans résistent. La garde civile intervient, toujours fusil au poing, mais de nouveau bat en retraite.

Un jour de printemps une caravane de 500 laboureurs reprend le chemin des champs. Fourmilière humaine qui se met à travailler. L'affaire fait grand bruit, la presse madrilène en parle, des reporters, journalistes et photographes vont enquêter sur place. Dans d'autres régions, d'autres paysans envahissent les propriétés non cultivées, et la garde civile, maintenant républicaine, commence à tirer. Pour le moment les armes se taisent encore à Navalmoral de la Mata, "car ils ont peur de nous" écrit Ambrosio Marcos. L'année 1933 arrive. Le labourage collectif continue dans les terres occupées, mais les rapports sont de plus en plus tendus. Les conflits sont continuels entre les grands terratenientes, les caciques ou leurs administrateurs appuyés par la force armée d'une part, et les paysans, les Syndicats ouvriers, d'autre part. Au mois de mars, huit des principaux militants, dont naturellement Ambrosio Marcos, sont arrêtés, la nuit, clandestinement. Ordre a été donné de leur appliquer la "loi de fugue" (8). Mais en une heure la nouvelle est connue, le téléphone marche, toute la population descend dans la rue, coupe au loin des routes pour empêcher l'arrivée des détenus à la prison provinciale de Cacérès. Les autorités font changer l'itinéraire des voitures, on n'ose pas appliquer la loi de fugue, et à trois heures du matin nos camarades arrivent sains et saufs à l'établissement auquel ils étaient destinés. Mais quand le jour se lève à Navalmoral, non seulement toutes les routes demeurent coupées : la mairie est enlevée d'assaut, les autorités sont prises comme otages par les paysans, les travailleurs, salariés ou non.

On ne relâcha pas les emprisonnés, où on voulait décapiter coûte que coûte le mouvement d'expropriation. Mais ils furent remplacés par d'autres militants, et l'agitation continua à Navalmoral de la Mata.

Grève des journaliers paysans en mai et en août, au moment de la récolte chez les propriétaires moyens. Les autorités gouvernementales républicaines, très différentes des figures apostoliques du premier républicanisme, interviennent. Mais le mouvement s'étend dans les villages environnants, à Peralta de la Mata, village sans importance, où notre organisation compte 500 adhérents, à Valdeuncar, où elle en compte 200, à Josandilla de la Vera, à Villanueva de la Vera. Et il gagne la prochaine province castillane de Plasencia, séculairement endormie.

En décembre 1933, pour réagir contre le triomphe électoral des droites, une tentative de grève générale nationale, qui sera une erreur tactique, est décrétée par la Confédération nationale du Travail. A Oliva de Plasencia, la mairie est prise d'assaut, mais c'est à Navalmoral que l'attaque se montre la plus puissante. Pendant trois jours le peuple est maître de la ville. Il y a bataille, et la garde civile et la garde d'assaut finissent par faire battre en retraite les forces de la C.N.T.

Trente-cinq militants, presque tous des paysans, comparurent devant le tribunal et furent condamnés au bagne. Ils en sortirent quand les gauches triomphantes aux élections d'avril 1936 accordèrent l'amnistie. Pendant ce temps, devant les forces supérieures de l'adversaire, les paysans de Navalmoral de la Mata avaient perdu une partie du terrain gagné. Mais ils avaient aussi conquis certains droits d'usufruit de la terre. Ambrosio Marcos résume modestement le résultat de cette épopée, qui se termina, hélas, par le triomphe des forces franquistes, bientôt présentes et victorieuses après leur attaque du 19 juillet 1936 :

"On peut dire, à propos de l'organisation de l'agriculture, que nos Collectivités n'étaient pas l'application du communisme libertaire intégral (9), mais que, si nous tenons compte des circonstances, il n'y eut pas un seul échec. C'est le plus important, car tout échec cause un recul et sème le désarroi. Il fallait prouver que nos idées étaient viables, que notre programme était réalisable. Malgré les autorités et les propriétaires, le premier essai de la culture en commun fut réalisé. Les plus malheureux furent secourus, les plus forts aidèrent les plus faibles. Des ouvriers se firent paysans pour prendre part à cette réalisation nouvelle. On aida les gens d'autres localités. Quand eut lieu, dans les Asturies, la grève de Duro-Felguera (10) on envoya un wagon de pois chiches et de nombreux sacs de pommes de terre aux grévistes, ainsi que de l'argent. Les grévistes du central téléphonique de Madrid furent aussi aidés par nous, et d'autres actes de solidarité s'accomplirent. "

*

Nous n'avons jusqu'ici que donné un aperçu - limité dans le temps et même quant à l'aire géographique espagnole -, de l'acuité de la lutte sociale dans les zones paysannes et agraires espagnoles. Mais malgré son intensité, parfois sauvage, cette lutte fut peut-être surpassée par celle qui se livra dans les villes. D'abord, en Andalousie, particulièrement, ville et campagne marchèrent souvent ensemble, les conflits sociaux s'interpénétrant. Mais dans les zones industrielles, surtout celle de la Catalogne, le mouvement acquit rapidement une ampleur et une vigueur surprenantes.

Dès le début du siècle, la Catalogne concentrait 70 % de l'industrie espagnole. L'utilisation des chutes d'eau descendues des Pyrénées, le contact permanent avec la France, la large ouverture sur la Méditerranée, l'apport de capitaux franco-belges et l'initiative des hommes firent que cette région, sans matières premières de base, développa à temps une industrie de transformation qui atteignit une très grande importance.

Les conditions étaient donc réunies pour la constitution de Syndicats ouvriers qui étaient apparus déjà dans la première moitié du XIXè siècle (comme ils étaient apparus en Italie), si bien qu'en 1840, il existait non seulement des sociétés de résistance ouvrière, mais des fédérations de métiers qui, comme celle des Tisserands s'étendaient dans toute la région, et celle des trois industries de la vapeur qui, fédérées, pouvaient être comparées par Anselmo Lorenzo aux trade-unions constituées en Angleterre.

Et à partir de 1870, le mouvement syndical anarchiste est une école révolutionnaire, libre d'interférences, dans laquelle les organisations ouvrières les plus importantes assument leur destin. Grèves partielles, grèves générales, sabotages, manifestations publiques, meetings, combat contre les briseurs de grève (il y en avait aussi), emprisonnements, déportations, procès, insurrections, lock-out, attentats parfois...

L'auteur de ces lignes arriva à Barcelone en juin 1915. A ce moment, la Confédération nationale du Travail d'Espagne, fondée cinq ans plus tôt, traversait une période difficile. Les meetings contre la guerre mondiale organisés par les nôtres attiraient moins de monde que n'en attiraient ceux des républicains réclamant l'intervention de l'Espagne aux côtés des Alliés. Pourtant il y avait, à Barcelone, quatre centres ouvriers appelés "Ateneos" parce qu'on trouvait dans chacun d'eux une bibliothèque, des tables où s'installer pour lire, et l'on y donnait des conférences. Le mouvement des groupes anarchistes agissait en concordance avec la C.N.T.

Mais vint la révolution russe, dont l'influence déferla sur l'Occident, et qui éveilla tant d'espérances. Immédiatement les Syndicats virent grossir leurs effectifs, les grèves se multiplièrent, la lutte sociale s'intensifia, toujours de force à force, d'organisation ouvrière à organisation patronale. C'est le moment où notre hebdomadaire, Solidaridad Obrera, que Francisco Ferrer avait contribué à fonder, devint quotidien. Deux ans plus tard (1919) nous avions six quotidiens du même nom (à Barcelone, à Bilbao, Saragosse, Madrid, Valence, Séville), et une dizaine d'hebdomadaires paraissaient dans différentes régions d'Espagne. A quoi il faut ajouter des revues comme Paginas libres, magnifique publication que dirigeait à Séville le docteur Pedro Vallina, et La Revista Blanca, éditée à Barcelone.

Dans les campagnes d'Andalousie, les récoltes flambaient, mais dans les villes, en Catalogne. en Aragon, dans certains centres industriels du nord de l'Espagne, les grèves succédaient aux grèves.

La plus importante est restée dans l'histoire sociale de l'Espagne sous le nom de grève de La Canadiense (La Canadienne), déclenchée en décembre 1920, à Lérida, chef-lieu de la province du même nom, à 150 km de Barcelone. Cette entreprise canadienne construisait un barrage important qui devait permettre l'installation d'une grande centrale électrique. Quelques ouvriers furent renvoyés, leurs camarades firent aussitôt grève de solidarité, et devant la résistance de la compagnie, le mouvement s'étendit à toute la province d'abord, puis aux trois autres provinces catalanes. On a rarement vu grève générale plus complète, plus absolue, plus impressionnante. Non seulement les ateliers, fabriques et usines, mais tous les moyens de transport furent paralysés. Les forces ouvrières faisaient la loi dans la rue. Seuls les médecins avaient le droit de circuler. Cafés, hôtels, restaurants, tout était fermé. Le soir, obscurité complète dans tout Barcelone. Cette grève, qui dura du 5 février au 20 mars 1919 fut une extraordinaire bataille livrée contre le patronat et les autorités.

Mais la répression fut déclenchée. La loi espagnole permettait - et elle ne cessa pas de permettre - même pendant la République qui au contraire aggrava la législation répressive - d'emprisonner administrativement soit des délinquants de droit commun, même s'ils avaient purgé leur peine, soit les adversaires politiques, et surtout les militants ouvriers jugés subversifs, ou dangereux pour l'ordre public.

Cela donnait au pouvoir politique des possibilités d'action dont il usait largement. Dans la période qui va de 1920 à 1924, il y eut des moments où les emprisonnés se comptaient par milliers. Non seulement la "carcel modelo" (prison modèle) de Barcelone en regorgeait, mais il fallut les parquer dans les Arènes monumentales, et en charger des bateaux entiers dans l'avant-port, comme en France on avait fait après la Commune en utilisant les pontons. Qui a vécu ces heures d'intense effervescence ne peut oublier.

Mais ce n'était pas tout. Tant que l'Espagne avait eu des colonies, on y déportait les ennemis du régime comme les communards l'avaient été en Nouvelle Calédonie. A l'époque de la grève de la Canadiense, à part l'île de Fernando Po, où l'auteur de ces lignes faillit bien aller, on disposait de l'île de Mahon, dans la Méditerranée. C'était trop peu. Aussi eut-on recours à la déportation dans l'Espagne même. Des convois étaient formés de prisonniers enchaînés deux par deux reliés par une même corde. C'est pourquoi on appelait ces convois les "cuerdas de deportados". On les emmenait ainsi 30, 40, 50, sur les routes, escortés par la garde civile à cheval, toujours prête à faire usage du fusil Mauser dont chaque homme au bicorne ciré était armé. Il s'agissait de reléguer ces ouvriers révolutionnaires dans les régions les plus isolées, à 500, 600 km ou plus afin de les couper des masses. Mais quand la foi possède les hommes, ces moyens ne suffisent pas. Les "cuerdas de deportados" donnaient finalement des résultats contraires à ceux poursuivis.

Sur le chemin parcouru, le spectacle qu'offraient les déportés excitait la pitié, la générosité, la solidarité. L'annonce de l'arrivée ou du passage d'une "cuerda" courait dans les villages, et avant que le convoi eût franchi les premières demeures, les voix s'élevaient :

- Los presos ! Las presos ! (Les prisonniers ! Les prisonniers !)

Et les portes des maisons s'ouvraient, des femmes, des enfants, des vieillards sortaient, offrant des grappes de raisin, du pain, des melons, des hommes dévalaient les pentes des champs, apportant du tabac. C'était une offrande collective que la garde civile était bien obligée de tolérer.

Et comme là où ils arrivaient, c'est-à-dire dans les régions les plus arriérées, nos camarades prenaient part aux travaux des champs, apportaient des connaissances techniques plus avancées, apprenaient à lire aux enfants, le résultat fut que la Bonne Nouvelle pénétra dans les campagnes socialement les plus arriérées.

Toutefois, les formes de la répression ne s'arrêtèrent pas là. A Barcelone, fin 1919, un lock-out patronal fut déclaré dans toutes les industries, afin de briser une fois pour toutes le mouvement syndical. Il dura sept semaines. Mais bien que l'organisation des travailleurs en sortît très affaiblie, elle n'était pas abattue. Alors le gouverneur suspendit les garanties constitutionnelles (ce à quoi on avait eu recours en bien d'autres occasions, et on eut recours bien souvent ensuite), et notre mouvement fut mis hors la loi. Les "centros obreros" furent fermés, ainsi que les Ateneos. Et commença la chasse aux militants de la C.N.T.

Combien furent assassinés à coups de pistolets dans les rues de Barcelone ? J'ai sous les yeux une liste qui n'est pas exhaustive, et on en compte 101. Parmi eux, des hommes de la valeur de Salvador Segui, ouvrier manuel autodidacte et orateur qui faisait évoquer Danton, Evelio Boal, notre meilleur organisateur syndical, et bien d'autres dont certains furent mes amis. Des blessés graves s'en tirèrent par miracle, dont Angel Pestata, qui reçut une balle dans la gorge et une autre dans un poumon en sortant de la gare de la petite ville de Mataro où il allait faire une conférence. Il survécut inexplicablement. En sortant de l'hôpital, il alla faire directement la conférence annoncée deux mois plus tôt.


 

(1) Montjuich, fort de Barcelone où Ferrer fut fusillé en 1909.

(2) Voir plus loin les réalisations d'Alcoy pendant la révolution de 1936-1939.

(3) Le nom de cette localité a dû être mal orthographié.

(4) Les luttes contre le fisc expliquent sans doute, en partie, l'hostilité du peuple espagnol envers l'Etat.

(5) Le nom est plus français qu'espagnol. Peut-être Narciso Poimireau était-il un lointain descendant de ces paysans dont nous parle Taine et qui, ruinés par les exactions du fisc de Louis XIV, durent, chassés par la misère, émigrer en Espagne.

(6) Cet camps de concentration dont personne, ou presque, ne s'émut à l'époque, étaient gardés par la garde mobile et des tirailleurs sénégalais. Il y mourut des centaines de réfugiés. Ric s'en évada et prit part à la lutte contre les forces nazies, dans la région du Rouergue et, dénoncé par les communistes (le cas ne fut pas unique), fut arrêté et envoyé à Dachau d'où il revint pesant 35 kilos.

(7) Ambrosio Marcos ne nous dit pas lesquels.

(8) Selon cette loi, la police, garde civile ou autre, avait le droit de tirer sur tout détenu, qui essaierait de s'enfuir pendant son transfert à la préfecture, en prison ou en déportation. La garde civile, spécialiste de ces faits, assassinait ainsi les militants sous prétexte qu'ils avaient voulu s'enfuir.

(9) Cette affirmation est discutable, comme on va le voir par ce qui suit. Mais les militants libertaires de base voulaient toujours aller au-delà.

(10) Grève des mineurs, dramatique comme presque toujours.

précédent sommaire haut

suivant