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Une situation révolutionnaire


Document annexe :
Carte de l'Espagne antifasciste en juillet 1937.

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Carte de l'Espagne antifasciste en
juillet 1937


Quand, le 19 juillet 1936 se déclenche l'attaque fasciste, la réplique se centre entièrement sur la résistance à l'armée insurgée, contre la menace qui non seulement met en danger le gouvernement légal, mais dans leur existence même, toutes les forces de gauche et du centre, ainsi que les libertés bien relatives, mais cependant appréciables, que représente la République.

Déjà la veille, la C.N.T. a donné l'ordre de grève générale, et presque partout cet ordre est suivi. Il ne s'agit pas de révolution sociale, de proclamation du communisme libertaire comme on a essayé de le faire prématurément en d'autres circonstances. On ne prend pas l'offensive contre la société capitaliste, l'Etat, les partis et les défenseurs de l'ordre établi : on fait face au fascisme. Comme nous l'avons vu, en Catalogne, à Barcelone particulièrement, ce sont surtout les forces de la C.N.T. et de la F.A.I., appuyées par les gardes d'assaut, qui font reculer les régiments d'infanterie que leurs officiers ont, sur les ordres du commandant de la place militaire, lancés dans la rue.

D'abord, empêcher le triomphe du fascisme ; car s'il gagne la partie, c'en est fini des républicains des diverses tendances, des socialistes prietistes ou largo caballeristes, des catalanistes de gauche (les plus nombreux) et même de ceux de droite, menacés parce que séparatistes, des libéraux et des autonomistes basques, des communistes, de l'Union générale des Travailleurs (U.G.T.) et de la C.N.T. La solidarité s'établit spontanément à différents degrés, selon les villes, les villages, les régions. A Madrid, socialistes, ugétistes, républicains, groupes libertaires et syndicats cénétistes prennent ensemble, d'assaut, les casernes d'où peut venir le danger, arrêtent les fascistes notoires, envoient des forces reconquérir certaines localités tombées aux mains de l'ennemi, se retranchent et arrêtent les troupes du général Mola, dans la sierra de Guadarrama que l'armée napoléonienne avait eu tant de mal à franchir.

De fait, il n'y a pas de résistance officielle car le gouvernement est désemparé. Les ministres font des discours énergiques, à la radio, gesticulent dans le vide, tournent en rond, car ils ne disposent plus de forces structurées, de mécanique militaire en état de fonctionner, pas même d'organisation bureaucratique en état de servir. Le corps des officiers, le gros de l'artillerie, l'aviation sont passés à la sédition ; ce qui reste de troupes manque d'unité, hésite ; les sous-officiers qui ne suivent pas les fascistes n'inspirent pas plus confiance que les quatre ou cinq généraux fidèles au régime et dont on ne sait s'ils ne vont pas trahir aussi d'un moment à l'autre. Un gouvernement, un ministère sont faits pour commander à un ensemble organisationnel qui fonctionne dûment et réglementairement. Tout cela manque.

Oui, la résistance est dans la rue, et par cela même le gouvernement ne la commande pas. Le pouvoir politique est déplacé, et les hommes qui viennent de donner un coup d'arrêt au fascisme, font peu de cas des ordres officiels, car les ministres, la veille si inférieurs à leur tâche, ont perdu grande partie de leur crédit. En tout cas, ils l'ont perdu entièrement auprès des masses libertaires ou libertarisantes qui reprochent, non sans raison, aux politiciens de gauche, membres du gouvernement, de n'avoir rien fait pour conjurer la menace opiniâtrement dénoncée.

Toutefois, en Catalogne, qui jouit d'un statut autonome, la situation revêt un aspect particulier. Au lendemain du triomphe sur les forces militaires, après la prise des casernes qui a coûté tant de victimes, Companys, président du gouvernement catalan demande à la C.N.T. et à la F.A.I. de lui envoyer une délégation pour un entretien important. Quand il a devant lui les délégués encore noirs de poudre et épuisés par le combat, il prononce ce petit discours :

"Sans vous, les fascistes triomphaient en Catalogne. C'est vous, anarchistes, qui avez sauvé la Catalogne, et je vous en remercie ; mais aussi vous avez gagné le droit de prendre en mains la direction de la vie publique. Nous sommes donc prêts à nous retirer et à vous laisser la responsabilité de la situation."

Garcia Oliver, un des militants anarchistes les plus en vue, qui rapporte cette entrevue, lui répondit qu'il ne pouvait en être question : l'heure était trop grave, il fallait maintenir l'unité antifasciste, Companys devait rester à la tête du gouvernement catalan, et celui-ci assumer les responsabilités du moment (1).

Mais, de fait, le gouvernement était plus nominal que réel. La force dominante se trouvait bel et bien dans les Syndicats de la C.N.T. et dans la F.A.I. (beaucoup moins dans cette dernière). Les milices de résistance s'improvisaient, des groupements d'action constitués par des hommes portant des brassards rouges et noirs remplaçaient la police républicaine, qui s'effaçait ; l'ordre révolutionnaire s'installait non seulement à Barcelone, mais dans toutes les villes de Catalogne. Il arrivait même que, dans de nombreuses localités, comme à Igualada, Granollers, Gérone, les partis politiques locaux composés de catalanistes de gauche, de socialistes, de républicains fédéralistes, parfois même de républicains centraliste du parti de Manuel Azafla, et de libertaires cénétistes, se réunissaient en un seul faisceau au sein de la municipalité, et que les autorités communales nouvelles, libres de liens avec le gouvernement catalan, et plus encore avec le gouvernement central (qui de Madrid passa assez vite à Valence), constituaient un bloc gestionnaire local. La vie prenait ainsi un caractère communal presque autonome.

La déliquescence de l'Etat républicain fut encore plus accusée en Aragon. Coupée à l'ouest de la Castille où dominaient et d'où menaçaient les forces franquistes, confinant au nord à la France par les Pyrénées, ayant à l'est la Catalogne qui n'exerçait pas de pouvoir sur elle, cette région n'était en contact avec la zone où s'efforçait de dominer le gouvernement central que par ce qui restait de limites communes au sud et au sud-est de la province de Teruel. Or, cette province était livrée à elle-même. Cela assurait à l'Aragon l'indépendance presque absolue (2).

La guerre civile créait ainsi une situation révolutionnaire car même dans les provinces levantines que le fascisme ne menaçait pas encore, l'influence déterminante exercée par le forces populaires qu'inspiraient la C.N.T. et la F.A.I. bouleversait l'organisation publique. Dans bien des cas, les autres secteurs politiques pouvaient, tous réunis, surclasser numériquement ces deux organisations, mais leurs hommes n'étaient pas ceux de la situation. L'absence de directives et d'institutions officielles les paralysait tandis qu'elle facilitait les initiatives des hommes qui faisaient de la lutte révolutionnaire le ressort essentiel de leur activité historique. C'est pourquoi très souvent, même quand, dans les comités de villages ou les conseils municipaux, la représentation de la C.N.T. fut minoritaire, elle fut aussi déterminante, nos hommes sachant ce qu'ils voulaient et apportant des solutions là où les autres ne savaient que discourir, poser et se poser des problèmes.

Problèmes nouveaux, nombreux, souvent immenses, toujours urgents. Celui, d'abord, de la défense locale contre les attaques possibles venues de villages voisins, ou de villes environnantes, menace d'une cinquième colonne latente, de forces groupées dans les montagnes. En Aragon, dans chaque village et dans chaque petite ville, il fallut sur-le-champ faire face à l'armée franquiste qui, après avoir pris les capitales de province - Saragosse, Huesca (3) -, avançait sur la Catalogne. Arrêter les envahisseurs, puis les repousser aussi loin que possible : des localités furent prises, reprises, parfois reperdues et reprises encore. Dans d'autres cas, la population, après avoir liquidé le fascisme local, envoya les forces disponibles (le plus souvent des civils armés de pauvres fusils de chasse) aider ceux qui ailleurs résistaient ou prenaient l'offensive. Tout cela demandait une organisation spontanée, mais réelle, malgré des lacunes inévitables. Puis arrivèrent les milices, improvisées aussi, envoyées par la Catalogne, et dont les effectifs les plus importants étaient constitués de membres de la C.N.T. qui y perdit nombre de militants, souvent les meilleurs.

A d'autres échelons, et pour d'autres raisons, la nécessité d'une organisation nouvelle représentant un appareil logistique, même sommaire, s'imposa sans délai. Toujours en Aragon, rares furent les maires républicains qui restèrent à leur poste, ou les édiles qui assumèrent leurs responsabilités civiques. Effrayés, débordés, inaptes à la lutte, ou d'accord avec les fascistes, presque tous s'effacèrent ou disparurent. En échange, dans bien des cas apparaissaient à la pointe du combat les militants cénétistes libertaires qui souvent prenaient la direction de la situation. La lutte terminée - elle fut, à l'arrière du front, généralement brève - il fallut improviser une organisation d'ensemble dans les villages, établir une cohésion indispensable à la vie locale. Là encore, dans l'immense majorité des cas, les mêmes hommes prirent les initiatives nécessaires. Leur expérience d'organisateurs syndicaux les prédisposait à occuper des charges d'administration publique locale. Ils avaient l'habitude des assemblées populaires, des comités responsables, des commissions administratives, des tâches de coordination. Rien d'étonnant que, dans la plupart des cas, sinon de tous ceux où les autorités locales s'étaient éclipsées, ils aient convoqué à une assemblée générale, sur la place publique ou dans un local - la mairie, par exemple - l'ensemble des habitants du village (comme hier ils convoquaient les membres de l'organisation syndicale à une assemblée ouvrière) afin d'examiner avec eux la situation et de décider ce qu'il fallait faire. Et partout, toujours dans ces villages d'Aragon abandonnés de leurs autorités, on nomma non pas un autre conseil municipal basé sur des partis politiques, mais un "Comité" d'administration chargé de prendre en main la responsabilité de la vie publique.

Cela fut fait à la majorité des voix ou à l'unanimité, et l'on ne se surprendra pas que dans l'ensemble les hommes connus pour leur dynamisme, si nécessaire à ce moment, aient été choisis. Puis le furent aussi, en moindre nombre, et souvent sur l'insistance des militants cénétistes eux-mêmes, des militants de l'Union générale des Travailleurs, parfois des républicains de gauche qui, dans leur conduite personnelle, n'avaient pas toujours suivi les directives officielles de leur parti, et attribuaient encore au républicanisme le contenu social qu'il avait fait espérer auparavant.

Mais cette diversité d'appartenance n'impliquait pas la constitution d'autorités foncièrement politiques. Sans s'embarrasser de grandes définitions, et s'inspirant des normes que notre mouvement avait toujours préconisées, nos camarades proposèrent une nouvelle structure de toute la vie collective. Pour eux, qui avaient tant combattu, tant souffert et tant espéré, contre l'inégalité sociale et pour la justice également sociale, puisque la république s'était effondrée, l'occasion se présentait d'instaurer un régime nouveau, une vie nouvelle. Et au lieu de reconstruire sur le modèle ancien ils proposèrent une structuration naturelle et fonctionnelle accordée à la situation locale intégralement considérée.

La guerre venait au premier plan. Mais venaient aussi l'existence de chacun et de tous, les problèmes de consommation générale, la production agraire, toutes les activités nécessaires à la vie collective. On proposa donc de désigner un responsable chargé de diriger, ou de coordonner les travaux agricoles ; suivait l'élevage du bétail (4) pour lequel un autre délégué fut chargé du recensement, des soins d'ensemble, et de l'augmentation rapide des animaux de boucherie. Puis venaient les petites industries locales dont il fallait assurer la continuité, et si possible le développement. En même temps, l'instruction publique, obsession permanente de notre mouvement devant les proportions inadmissibles de l'analphabétisme, était l'objet de mesures immédiates. Et les services de salubrité de l'urbanisme, de la voirie, l'organisation des échanges et du ravitaillement. Les différents délégués constituèrent le Comité (5). Parfois, selon l'importance des localités, un même camarade assumait deux fonctions. Et le plus souvent ces hommes travaillaient aux champs ou à l'atelier, il n'en restait qu'un pour dans la journée, faire face aux affaires urgentes.

Il va de soi que cette révolution s'accompagnait d'une autre, tout aussi profonde, dans la distribution des biens de consommation, non seulement comme conséquence des nouvelles nécessités nées de la guerre, mais aussi de la nouvelle éthique sociale qui s'instaurait. Toujours dans les villages d'Aragon - et cela commença très vite dans la région du Levant - la lutte contre le fascisme parut incompatible avec l'ordre capitaliste et ses inégalités. Aussi, dans les assemblées successives des villages, souvent même dans la première, on établit le salaire familial qui égalisait les possibilités d'existence pour tous les habitants, hommes, femmes et enfants.

Les finances locales se trouvèrent bientôt aux mains du Comité élu comme nous l'avons vu, et qui mettait sous séquestre, souvent contre reçu, l'argent trouvé dans les succursales des banques, quand il y en avait, ou chez les riches qui, généralement, avaient pris le large. Ou l'on imprimait une monnaie locale, sur la base nominale de la peseta, des bons de consommation dont il sera question plus loin. Dans d'autres cas, on supprimait radicalement toute monnaie, et l'on établissait une table de rationnement unique pour tous. L'essentiel est que l'égalité des moyens d'existence apparaissait, et que du jour au lendemain se réalisait, presque sans secousse, une révolution sociale.

Pour mieux assurer la libre consommation, ou pour éviter soit le gaspillage, soit des occultations fort possibles, le Comité prenait sous son contrôle l'organisation de la distribution. Dans certains cas les commerçants mêmes étaient chargés de cette besogne ou y contribuaient. Dans d'autres, le commerce disparaissait comme tel, et l'on créait un ou plusieurs dépôts, un ou plusieurs magasins municipaux, généralement appelés coopératives, et dont souvent aussi étaient chargés d'anciens professionnels de la distribution. Parfois on toléra, par humanité, des petits boutiquiers qui, au fond, ne faisaient de tort à personne, et purent vendre à des prix contrôlés les marchandises qui leur restaient. Leurs stocks écoulés, ils s'incorporaient à la Collectivité.

Rappelons-nous que l'insurrection fasciste avait éclaté le 19 juillet. A cette date, les blés étaient mûrs, et le départ des grands "terratenientes" (qui, en majorité, habitaient plutôt les immeubles qu'ils possédaient dans les villes) ou de leurs administrateurs - presque toujours petits despotes locaux dominant une forte partie du paysannat - entraînait l'abandon et la perte de la moisson. La question de la récolte se posa donc immédiatement après la prise en main de l'administration générale.

Et d'accord avec les délégués à l'agriculture, les animateurs paysans convoquèrent leurs camarades. On réquisitionna les machines trouvées dans les grandes exploitations - les seules qui en possédaient -, les bêtes de somme, les moissonneurs hommes et femmes qui, si souvent, coupaient encore les céréales à la faucille. Le blé fut fauché, les gerbes furent faites et rentrées, la moisson fut engrangée dans les magasins communaux improvisés. Froment, pommes de terre, betteraves à sucre, légumes, fruits, viandes devenaient des biens collectifs placés sous la responsabilité du Comité local nommé par tous.

Toutefois, on n'atteignait pas encore à la collectivisation au sens plein du mot. La prise de possession de la propriété usurpatrice ne suffisait pas. Le collectivisme - terme généralement et spontanément adopté - supposait la disparition de toutes les propriétés privées, petites, moyennes, et surtout grandes, disparition volontaire pour les premières, obligatoire pour les autres, et leur intégration dans un vaste système de propriété publique et de travail commun. Cela ne se fit pas partout de façon uniforme.

Si, en Aragon, 80 % des terres cultivées appartenaient aux grands propriétaires, dans d'autres régions, particulièrement dans le Levant, et surtout en Catalogne, la petite propriété dominait souvent, ou occupait une place importante, selon les villages aux cultures très diversifiées. Et bien que nos meilleurs camarades fussent souvent des petits propriétaires, bien que dans de nombreux cas les autres petits propriétaires eussent adhéré d'enthousiasme aux Collectivités, et même les aient organisées, il est arrivé que, dans la région du Levant (provinces de Castellon de la Plana, Valence, Murcie, Alicante et Albacete), surgissaient des difficultés ignorées en Aragon. D'abord parce qu'à cette époque de nombreux habitants de la région se croyaient préservés du danger fasciste par la distance qui les séparait du front, et par la supériorité des armes républicaines (la démagogie officielle trompa les gens jusqu'au dernier moment). Ensuite parce que les différents partis politiques n'avaient pas disparu ; après un moment de panique ils s'étaient repris, en même temps que le gouvernement central se consolidait et organisait sa bureaucratie et sa police. Si l'installation de ce dernier, à Valence, libéra de sa pression la région du Centre, ce qui facilita l'apparition des Collectivités castillanes, elle augmenta dans le Levant les possibilités de résistance antisocialisatrice non seulement des partis, mais encore de la bourgeoisie, des petits commerçants, des paysans attachés à leur propriété.

L'action expropriatrice se porta donc sur les grands domaines dont les possédants étaient soit des fascistes - ce qui facilitait les choses - soit considérés comme tels. De toute façon, les grands domaines ne pouvaient être défendus ouvertement, du moins dans la première période, par ce qui restait d'autorités locales. La culture de l'oranger, qui est une des caractéristiques de la région levantine, exige de très grands frais ; si bien que presque toutes les orangeraies appartenaient à des sociétés capitalistes souvent anonymes, et, parfois, embrassaient la juridiction de plusieurs villages. En moindres proportions, la situation était souvent la même dans la zone, beaucoup moins étendue, de riziculture. La mainmise sur ces grandes propriétés se justifiait donc dans cette période où le politique et le social s'interpénétraient, car la nécessité de désarmer le fascisme économique complétait son désarmement politique et militaire. Et d'une façon ou d'une autre, la révolution s'implantait.

Elle s'implantait aussi par d'autres chemins. Toujours dans la région levantine, et désireux de ne pas provoquer de heurts avec les autres secteurs antifascistes, car la lutte contre l'ennemi commun demeurait au premier plan, nos camarades durent prendre des initiatives dont les républicains, les socialistes et les autres hommes respectueux de la Loi se montraient incapables. Dans les villages, numériquement plus importants que ceux d'Aragon, parce que le sol et le climat permettaient une plus grande densité de production et de population, dans les petites villes agricolo-industrielles de 10 à 20.000 habitants, le ravitaillement se paralysait ou diminuait de façon alarmante parce que les intermédiaires, doutant du lendemain et souvent de l'issue de la guerre, hésitaient à se démunir de leur argent, et même à vendre les marchandises qu'ils possédaient en réserve (l'intention spéculative guidait certainement une partie d'entre eux). Ajoutons que, pour d'autres, favorables au fascisme, c'était une forme de résistance passive. Et les produits d'épicerie, de mercerie, d'hygiène, les engrais, les semences sélectionnées, l'outillage, certains comestibles se raréfiaient assez vite, ce qui commençait à perturber la vie de tous les jours. Alors, devant l'inertie des autres secteurs, nos camarades qui, presque partout, étaient entrés dans les conseils municipaux où ils multipliaient les propositions et les initiatives, firent adopter des mesures inédites. Souvent, grâce à eux, la municipalité organisait des centres de ravitaillement qui réduisaient l'emprise du commerce privé et commençaient la socialisation distributive. Puis, rapidement, la même municipalité se chargeait d'acheter aux paysans, encore rétifs, les produits de leur travail, qu'elle leur payait mieux que les habituels intermédiaires ou grossistes. Enfin, étape devenue complémentaire, des Collectivités intégrales, quoique partielles par rapport à l'ensemble de la population locale, apparaissaient à leur tour et se développaient.

*

Quant à la production industrielle des petites villes et des grandes cités, la situation rappelait souvent celle créée par le petit commerce et l'agriculture. Les petits patrons, les artisans occupant un, deux, trois, quatre ouvriers hésitaient souvent sur ce qu'ils devaient faire, n'osant pas risquer leurs faibles ressources monétaires. Alors, nos Syndicats intervenaient, recommandant ou exigeant, selon les cas, le maintien de la production.

Mais inévitablement de nouveaux pas étaient rapidement franchis. Certes, en général, la bourgeoisie industrielle catalane était antifranquiste, ne fût-ce que pour cette raison première que Franco, fils de la Galice et nationaliste espagnol, était anticatalaniste, et que son triomphe représentait pour les Catalans l'annulation de l'autonomie régionale difficilement conquise et la suppression des droits politiques ainsi que des privilèges linguistiques. Mais il est probable qu'entre ces dangers et ceux représentés par les forces révolutionnaires préconisant le communisme libertaire et l'expropriation des patrons, le premier mal lui sembla bientôt le moindre. Aussi l'interruption du travail par la fermeture des usines et des ateliers au lendemain de la défaite infligée aux forces armées pouvait-elle, à bon droit, être considérée comme une aide indirecte apportée aux fascistes insurgés. La misère, déjà représentée par le chômage auquel la République avait été incapable de porter le moindre remède, allait augmenter, et serait un facteur de désordre des plus efficaces dont l'ennemi profiterait. Il fallait donc que le travail continue, et pour s'en assurer on constitua dans toutes les entreprises, sur l'initiative de la C.N.T. ou de ses militants agissant spontanément, des comités de contrôle chargés de superviser les activités de production.

Ce fut le premier pas. Mais une autre raison, indiscutablement fondée, obligea d'en faire un autre, et dans certaines industries de faire presque simultanément les deux. Il fallait fabriquer, sans attendre, des moyens de combat pour un front encore mobile qui se trouvait à 250 km de Barcelone, à 50 km des limites de la Catalogne, et qui pouvait se rapprocher dangereusement (le terrain était facile sur presque tout le parcours). Nous avons vu que, dès que les forces armées employées par les fascistes, sans être forcément toujours fascistes elles-mêmes (composées souvent de simples soldats) eurent été refoulées dans les casernes de Barcelone, des milices avaient été organisées, qui partirent immédiatement pour l'Aragon. Il fallut pour cela remettre les trains en marche. Le Syndicat des cheminots s'en chargea sans attendre. En même temps, celui de la métallurgie donnait d'abord l'ordre de reprendre le travail interrompu par la grève générale, puis refusait, ainsi que les autres syndicats, la diminution des heures de travail proposée par le gouvernement catalan ; enfin il chargeait les ateliers métallurgiques de blinder des camions et des camionnettes pour les envoyer vers les lieux de combat (6).

Et c'est ainsi, qu'au nom des mesures nécessaires pour assurer la victoire, bon nombre d'entreprises industrielles furent expropriées, leurs possesseurs étant considérés comme de fascistes réels ou en puissance, ce qui était vrai dans un très grand nombre de cas. Dans les entreprises de moindre envergure, les choses ne s'arrêtèrent pas là, car par une évolution irréversible et systématiquement poursuivie, le comité de contrôle se mua en comité de gestion, où le patron ne figurait plus comme tel, mais comme technicien quand il était capable de l'être.

On le voit, la révolution sociale qui s'accomplit alors ne provint pas d'une décision des organismes de direction de la C.N.T., ou des mots d'ordre lancés par les militants et agitateurs qui tenaient publiquement les premiers rôles, et furent presque toujours inférieurs à leur tâche historique. Elle se produisit spontanément, naturellement, non pas (évitons la démagogie) parce que "le peuple" dans son ensemble était devenu tout à coup capable de faire des miracles, grâce à une science révolutionnaire infuse qui l'aurait brusquement inspiré, mais parce que, répétons-le, au sein de ce peuple, et en faisant partie, il y avait une minorité nombreuse, active, puissante, guidée par un idéal, qui continuait à travers l'histoire une lutte commencée au temps de Bakounine et de la Première Internationale (7) ; parce que dans d'innombrables endroits il se trouvait des hommes, des combattants qui, depuis des décennies, poursuivaient des buts constructifs concrets, doués qu'ils étaient de l'initiative créatrice et du sens pratique indispensables aux adaptations locales, et dont l'esprit d'innovation constituait un levain puissant, capable d'apporter des orientations décisives aux moments nécessaires.

*

La situation était donc révolutionnaire tant par la volonté des hommes que par la force des choses. Et cela nous oblige, avant d'entrer plus profondément dans l'exposé des processus et du développement des réalisations nouvelles, à réfuter certaines affirmations se rapportant à ces éléments fondamentaux de la situation.

Nous nous référons d'abord à la situation contradictoire née de la participation politique de notre mouvement au gouvernement central, et au gouvernement régional catalan. "Puisque vous collaborez au gouvernement, ont répété maintes fois les antifascistes ennemis des collectivités, vous n'avez pas à agir en marge de la légalité gouvernementale."

Théoriquement l'argument semblait logique. En fait, les choses étaient beaucoup moins simples. D'abord, nous n'eûmes que 4 ministres sur 16 au gouvernement de Valence ; nous étions constamment mis en minorité par les autres secteurs coalisés contre nous, et les ministères-clés - les Finances et la Guerre, par exemple - étaient réservés à ces autres secteurs. Il aurait été trop habile, et trop facile, de nous obliger à la passivité révolutionnaire en échange d'une concession apparente sur le plan gouvernemental. Et certes, trop souvent, nos ministres n'avaient que trop tendance à accepter un tel état de fait.

On pourra nous dire que cette collaboration avait été ratifiée par les assemblées, les plénums et les congrès de notre mouvement. Mais en fait il arriva que, submergés par les flots d'éloquence de nos interminables discoureurs, les délégués des provinces, des petites villes, des villages approuvaient la collaboration ministérielle parce que débordés par une situation qu'on leur peignait sous les couleurs les plus sombres, et manquaient d'informations et d'habileté oratoire pour réfuter les promesses, les explications invérifiables, les arguments dont ils ne pouvaient contrôler la valeur. Mais de retour dans les villes et les villages, ils continuaient de construire la société nouvelle. Ils ne se sentaient pas liés par les manœuvres politiques, et ils avaient raison, car nous n'en aurions pas moins perdu la guerre, et la magnifique expérience de la révolution espagnole n'aurait pas eu lieu.

Mais certains de nos adversaires, particulièrement les staliniens, firent jouer un autre argument qu ils emploient toujours où qu'ils soient, tant qu'ils ne sont pas assez forts pour s'emparer d'une situation : le moment de la révolution n'était pas encore venu, il fallait maintenir l'unité entre les secteurs antifascistes, vaincre d'abord Franco. En expropriant les industriels, les propriétaires, les patrons, les actionnaires, les terratenientes, on risquait de les pousser dans le camp adverse.

Sans doute cela s'est-il produit, dans de bien petites proportions. Mais tant que la situation n'est pas encore assez mûre pour qu'ils puissent s'en emparer, les staliniens diront toujours que les initiatives de leurs partenaires qui ne se soumettent pas à leur direction sont prématurées, même contre-révolutionnaires. D'autre part, croit-on que sans socialisation, les possibilités de victoire eussent été plus grandes ? Si oui, c'est ne pas tenir compte des réalités qui composaient la situation.

D'abord, l'hostilité des patrons dépossédés n'atténuait en rien l'ardeur combattive des masses ouvrières et paysannes, qui fournissaient l'armée des miliciens. Nous avons vu que, dans l'ensemble, les membres de la bourgeoisie et des partis politiques demeuraient inertes ou s'agitaient dans le vide devant cette situation qui les dépassait. La lutte étant déplacée du Parlement et des urnes dans la rue, la riposte à l'attaque fasciste ne pouvait que s'adapter aux circonstances nouvelles et suivre le chemin qu'elle a suivi. Si l'on avait dû attendre le triomphe de l'organisation officielle dûment mise au point, le franquisme aurait triomphé en un an, peut-être en trois mois (8).


(1) En fait, les raisons profondes de l'attitude de Garcia Oliver furent tout autres. Il les exposa dans des conversations privées à des camarades. "Qu'aurais-je fait du pouvoir ? Je n'étais préparé à rien de ce qu'il impliquait, la situation était telle que je ne pouvais qu'échouer. Et c'étai bien ainsi. Garcia Oliver, comme tout les tribuns plus ou moins démagogiques de la F.A.I., était dans la plus profonde ignorance des mesures à prendre pour diriger la vie, la production, le ravitaillement d'une ville comme Barcelone. Il en était de même pour Federica Montseny. Cela ne les empêchait pas de devenir ministres de la République. C'était moins difficile qu'organiser une Collectivité.

(2) Une situation semblable s'était créée dans les Asturies et les parties d'Andalousie et d'Estrémadure que les fascistes ne conquirent pas immédiatement. En Biscaye, le gouvernement autonome avait la situation en main, entre autres causes parce que le mouvement libertaire et la C.N.T n'y avaient pas de force appréciable, ou tout du moins comparable.

(3) Teruel était d'abord restée dans une espèce de "no man's land". Les autorités républicaines de Valence envoyèrent, pour s'en saisir, une force de garde civile qui se retourna contre nos forces, les massacra et livra la ville aux fascistes.

(4) En Espagne, l'élevage du bétail est considéré séparément de ce qu'on appelle l'agriculture.

(5) On retrouve ici, mis en application, presque toutes les mesures et les modes d'organisation préconisés dans les programmes que nous avons résumés au chapitre intitulé l'Idéal. On ne pourrait dire pourtant que ce passage de la théorie au fait fut délibéré.

(6) C'est ce qu'on appelait des tanks. Pauvres tanks, il est vrai, et combien insuffisants, contre lesquels les balles ricocheraient peur-être, non les obus, mais qui, en tout cas, réconfortaient ceux qui partaient.

(7) Il n'y a pas de commune mesure entre l'importance numérique des forces libertaires espagnoles de 1936 et celle des bolcheviques en 1917. Ni quant aux aptitudes de ces forces sur le terrain de la production, du travail, des activités créatrices immédiates. Les bolcheviques étaient en tout de 200.000 à 250.000 pour 140 millions d'habitants. Et ils comptaient beaucoup d'éléments d'alluvion.

(8) A l'autre bout de la chaîne se trouvait Trotski. Il nous reprochait de ne pas balayer toutes les forces, les partis, les formations de la bourgeoisie et du socialisme réformiste, de ne pas prendre le pouvoir pour continuer la guerre comme les bolcheviques l'avaient fait en Russie. Il fallait son parti pris aveugle pour confondre deux situations absolument dissemblables. Le moindre bon sens indique qu'il nous était absolument impossible de mener à la fois la guerre contre Franco, et, à l'arrière, de faire une seconde guerre contre les autres secteurs antifranquistes qui ne se seraient pas laissé anéantir si facilement. C'eut été une stupidité et un crime. La guerre de mouvement qui favorisa les forces de l'Armée rouge en Russie était inapplicable en Espagne où l'ennemi s'empara bientôt des centres sidérurgiques et de fabrication d'armes, et où l'on ne disposait pas des forces militaires et de hauts officiers comme ceux venus du tsarisme, parmi lesquels figuraient des spécialistes de la guerre comme le général Brussilof, une des gloires de l'armée russe, et Toutkatchevski, qui était sans doute le stratège n°1 de l'Armée Rouge quand Staline le fit fusiller.

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