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II. LA SOCIALISATION AGRAIRE

 

La fédération des Collectivités d'Aragon

Les 14 et 15 février 1937 eut lieu, à Caspe, petite ville de la province de Saragosse qui avait été libérée du fascisme par les forces venues de Catalogne, le Congrès constitutif de la Fédération des Collectivités d'Aragon (1). Vingt-cinq fédérations cantonales étaient représentées. En voici la liste : Fédération du canton d'Angüés, Alfambra, Aïnsa, Alcorisa, Alcañiz, Albalate de Cinca, Basbastro, Benaharre, Caspe, Enjuive, Escucha, Graus, Grañen, Lecéra, Monzón, Muniesa, Más de las Matas, Mora de Rubielos, Puebla de Hijar, Pina de Ebro, Pancrudo, Sástago, Tardienta, Valderrobres. Chacune de ces fédérations cantonales (comarcales) représentait de 3 à 36 villages plus ou moins importants. Le total de ces villages, dont nous possédons la liste intégrale, s'élevait à 275. Le nombre des familles affiliées, à 141.430. Mais à cette époque, le fait collectiviste était en pleine expansion. Si bien que très vite de nombreuses collectivités s'ajoutèrent à cette première liste.

D'autre part, celles existantes virent leurs effectifs augmenter rapidement. Si par exemple à ce congrès le canton de Más de las Matas comprenait 19 villages dont seul le chef-lieu était intégralement collectivisé, 18 autres villages l'étaient aussi intégralement lors d'un plénum célébré trois mois plus tard. Si le canton d'Angüés comptait 36 Collectivités au congrès de Caspe, il en comptait 70 au plénum suivant. Dans la même période, le nombre des Collectivités fédérées du canton de Barbastro était passé de 31 à 58. Le développement était si rapide que pendant le temps demandé pour l'impression des dernières statistiques, les chiffres les plus récents étaient presque toujours dépassés.

Rappelons que ce mouvement s'étendait - et avec quelle rapidité ! - malgré les difficultés causées par la guerre, souvent à quelques kilomètres du front - cas de Grañen, Aïnsa, Pina de Ebro, etc. - et alors que nos militants étaient mobilisés en grand nombre dans les forces armées : on ne peut qu'admirer le sens de l'organisation et de la solidarité dont firent preuve, dès le début, les Collectivités libertaires aragonaises.

Voici maintenant les résolutions pratiques qui furent prises à la suite de débats et d'examens dont on devinera la substance :

1° Suppression de la monnaie au sein des Collectivités, et constitution, par un apport général, d'un fonds commun de marchandises et de ressources financières devant servir aux échanges avec d'autres régions et avec l'étranger. Un carnet unique de consommation sera édité, valable pour tous les collectivistes (2).

2° L'examen des structures d'organisation donna lieu à ce qui constituait une innovation, en attribuant le rôle le plus important à l'organisation communale : "Nous acceptons l'organisation communale parce qu'elle nous permet de mieux contrôler l'ensemble des activités dans les villages."

Puis on modifia les délimitations géographico-administratives traditionnelles d'après les besoins de la révolution et la logique de l'économie sociale opposée aux découpages arbitraires et capricieux de l'Etat historique.

3° Le texte adopté à ce sujet précisait que : "En constituant les fédérations cantonales, aussi bien que la Fédération régionale, il faudra éliminer les limites traditionnelles des villages entre eux ; d'autre part, seront destinés à un usage commun tous les instruments de travail et les matières premières mis indistinctement à la disposition des Collectivités en ayant besoin."

Cette solidarité intercollective et intercommunale - car chaque Collectivité englobait, sinon un village entier, du moins une partie dominante de chaque village -, est complétée par d'autres dispositions pratiques :

"Dans les Collectivités ayant un excédent de main-d'œuvre, et qui ne pourront l'employer à certains moments de l'année pour les travaux agricoles, les Comités des Fédérations cantonales se mettront d'accord pour envoyer ces camarades là où l'on aura besoin de leurs services."

Ainsi tout en maintenant l'esprit et la pratique fédéralistes, qui impliquent une liberté intérieure et l'autonomie de la gestion, on dépasse immédiatement l'esprit de repli sur soi-même, ou la seule vision autarcique d'organisation découlant d'une conception étroite du communalisme. Mais cela n'est-il pas la conséquence pratique et presque automatique des conceptions et des pratiques de l'organisation syndicale guidant, souvent à leur insu, les organisateurs des Collectivités ?

On passe maintenant aux projets de développement et d'amélioration de l'agriculture. La résolution recommande, comme première mesure, l'organisation de fermes et de pépinières expérimentales, afin d'améliorer d'une part le cheptel - ovin, porcin et bovin - d'autre part les variétés végétales, par l'adaptation de races et de semences sélectionnées. Dans chaque localité, dit la révolution, on devra réserver à ces essais "ne serait-ce qu'une parcelle de terre aux fins d'acclimatation de nouvelles cultures arboricoles".

On établit ensuite un projet de division du territoire aragonais en trois zones où de vastes étendues seront réservées à la production de semences pour l'ensemble des Collectivités, "même si elles n'appartiennent pas à la zone réservée à cette production" ; c'est-à-dire, même si elles ne sont pas aragonaises. Ainsi, après avoir dépassé l'esprit communaliste, on dépasse l'esprit régionaliste, ce qui est un pas très important pour qui sait combien attaché aux traditions était resté l'esprit espagnol en matière de régionalisme. A ce point de vue, la pratique créatrice dépasse, presque toujours, certaine littérature théorique un peu trop répandue.

"Prenons l'exemple des pommes de terre, dit la Résolution. Il faut produire la semence dans le Haut-Aragon, et la livrer ensuite aux Collectivités des autres zones, car cette plante résiste mieux aux parasites dans les zones de haute montagne que dans celles de faibles altitudes où le climat est humide et chaud."

Les trois grands secteurs dans lesquels l'Aragon est spécialement divisé "échangeront leurs semences au fur et à mesure des besoins, et d'après les résultats des recherches des stations expérimentales qui devront travailler en complet accord et sous la direction des techniciens pratiquant toutes les recherches nécessaires".

Nous voici arrivés à une conception planificatrice de l'économie agraire, qui, dans la pratique des choses, ne devait certainement pas s'arrêter aux pommes de terre. On conçoit très bien la réunion des techniciens des différentes zones confrontant leurs expériences et en tirant les leçons d'autant plus utiles que les rivalités d'intérêt ne se seraient pas opposées à la généralisation des méthodes de travail les plus efficaces.

Le troisième grand thème à l'ordre du jour fut celui de la conduite à tenir envers les petits propriétaires qui refusaient d'entrer dans les Collectivités. Une Commission d'études avait été nommée. Elle était constituée par F. Fernandez, du canton d'Angüés, Juho Ayora, de Montoro, R. Castro, d'Alforque, R. Bayo, de Gudar, E. Aguilar, de Pina, et M. Miro, de Ballobar. Par 6 voix contre 1, la Résolution suivante fut proposée par la Commission - puis adoptée par la majorité.

1."Les petits propriétaires qui veulent rester en marge de la Collectivité se considèrent donc capables de se suffire à eux-mêmes quant à leur travail ; ils ne pourront donc pas bénéficier des bienfaits de la Collectivité. Toutefois, leur droit d'agir ainsi sera respecté, à condition qu'ils ne portent pas atteinte aux intérêts de la Collectivité.

2."Toutes les propriétés, agraires ou urbaines, ainsi que les biens des fascistes qui ont été saisis demeureront en usufruit aux mains des organisations ouvrières qui existaient au moment de la saisie, à condition que ces organisations acceptent la Collectivité."

3."Toutes les terres des propriétaires auparavant travaillées par des fermiers, ou métayers, passeront aux mains de la Collectivité."

4. Tout petit possédant resté en marge de la Collectivité ne pourra conserver que les terres qu'il pourra cultiver lui-même ; l'emploi de salariés est absolument interdit.

"Pour contrecarrer l'esprit de propriété égoïste propre aux petits propriétaires, leur propriété ne sera pas enregistrée au cadastre."

Cette dernière mesure rappelle le procédé préconisé par Bakounine en ce qui concernait la conduite à suivre par la révolution envers les petits propriétaires. Pour lui, il fallait éviter une dépossession violente, et la solution du problème lui apparaissait dans la "suppression du droit d'héritage". Il y est revenu plusieurs fois dans ses écrits. Et Kropotkine, dans La Conquête du Pain, écrivait que, non seulement la révolution ne déposséderait pas les petits propriétaires qui s'échinaient à travailler une terre obtenue au prix de tant d'efforts, mais qu'elle leur enverrait ses jeunes gens pour les aider à moissonner et rentrer leurs récoltes. Bien que non formulée spécifiquement, cette conception était généralement partagée par l'ensemble du mouvement libertaire international.

Comme on le verra à maintes reprises, non seulement le droit des petits propriétaires fut respecté, mais, dans la pratique on se montra conciliants, et même fraternels envers eux.

Le quatrième point à l'ordre du jour fut l'établissement d'un Règlement général qui stipulait les directives d'ensemble des Collectivités aragonaises. En voici le texte :

" 1° Sous la dénomination de Fédération de Collectivités agricoles, il est constitué en Aragon une Association qui aura pour but de défendre les intérêts des travailleurs composant ces Collectivités.

" 2° Les tâches de cette Fédération consisteront en ce qui suit :

" a) Répandre intensément les bienfaits du collectivisme basé sur la pratique de l'entraide.

" b) Contrôler les fermes expérimentales et les stations d'essais qui seront organisées là où cela conviendra le mieux.

" c) Favoriser la formation des jeunes les plus doués grâce à l'organisation d'écoles techniques spécialisées.

" d) Organiser un corps de techniciens qui étudieront la façon d'obtenir de meilleurs rendements du travail dans les diverses spécialisations agricoles.

" e) Rechercher la façon d'établir et d'améliorer les rapports d'échanges en dehors de la région.

" f) Organiser les échanges à l'échelle internationale, grâce à l'établissement de statistiques relatives aux excédents de production de la région ; on constituera une Caisse de résistance afin de pourvoir aux besoins des Collectivités fédérées, toujours en bonne harmonie avec le Conseil régional d'Aragon."

Du point de vue de l'instruction publique, la Fédération se chargera :

" a) De fournir aux Collectivités tous les éléments qui favorisent les loisirs et développent la culture de chacun.

" b) D'organiser des conférences qui contribueront à l'éducation de l'ensemble du paysannat, ainsi que des soirées de cinéma et de théâtre, des sorties, des excursions et toutes les activités de propagande et de culture possibles.

" 3° Il est aussi nécessaire de constituer, dans chaque Collectivité, des établissements d'élevage afin de sélectionner des animaux de races diverses, grâce aux apports de la science moderne, pour obtenir de meilleurs rendements que ceux obtenus jusqu'à ce jour... Toutes ces activités devront être guidées par des techniciens qualifiés... D'autre part, toute exploitation agricole doit englober à la fois l'agriculture et l'élevage... Nous tenons à la disposition des Collectivités des plans divers de fermes expérimentales."

Telles furent, pour les problèmes majeurs, les Résolutions adoptées par le Congrès constitutif de la Fédération des Collectivités d'Aragon (3). Insistons sur le refus de tout système monétaire, ce qui correspondait à ce que nous pourrions appeler l'orthodoxie communiste libertaire, et sur l'adoption du Carnet de consommation, appelé "Carnet de ravitaillement familial", où le barème de distribution était établi en pesetas, monnaie officielle, comme base de calcul. Cela devait permettre d'unifier, et de niveler plus facilement les rapports sociaux des habitants des trois provinces aragonaises, dont les conditions d'existence étaient déterminées par les possibilités naturelles qui dans cette région montagneuse variaient souvent d'une contrée à l'autre, du simple au double, et au triple, par l'extrême différence du climat et de l'irrigation du sol. Toutefois, on ne put parvenir à la généralisation de ce nivellement égalitaire, qui correspondait à l'esprit de solidarité générale, l'attaque des forces armées staliniennes au mois d'août suivant, ayant empêché de réaliser bien des projets.

Il importe pourtant de préciser que si l'ensemble de ces résolutions constitue un tout cohérent qui embrasse les aspects principaux de la vie sociale, nous ne trouvons ici qu'un reflet très insuffisant de ce qui se passait en Aragon. Il faut avoir parcouru les 3 provinces, assisté directement à l'effort créateur des collectivistes, dans les villages, les champs, les ateliers, les magasins de distribution municipaux ou communaux, avoir parlé avec les hommes pleins de foi, soulevés d'enthousiasme et riant au présent et à l'avenir que l'on trouvait alors pour apprécier comme il convient l'œuvre réalisée.

*

La dernière Résolution adoptée par le Congrès de Caspe avait un caractère politique. Devant l'absence pratique d'autorités gouvernementales, en Aragon, et afin de prévenir une offensive des autorités de Valence, les militants libertaires eurent l'idée de constituer un Conseil de Défense qui pourrait suppléer le gouverneur - équivalent du préfet en France - représentant le gouvernement central et empêcherait, ou retarderait le plus longtemps possible la mainmise de ce dernier sur la région.

Mais il va de soi que ce gouvernement ne pouvait tolérer l'existence d'une administration autonome. Il publia donc un premier décret selon lequel les conseils municipaux devaient se constituer partout, selon les normes légales établies. Comme souvent les Collectivités s'étaient substituées aux municipalités, ou avaient en quelque sorte fusionné avec elles, ces organismes reconstitués empiétaient sur ceux que la révolution s'était donnés.

D'autre part, une telle reconstitution provoquait la résurrection des partis politiques qui n'avaient rien à faire dans les Collectivités - pas plus, du reste, que d'autres tendances révolutionnaires constituées en mouvements autonomes : la Collectivité était devenue l'incarnation de l'organisation naturelle, et générale, de l'ensemble des habitants. Toutefois, depuis le 19 juillet, et en de nombreux endroits, bien que les partis fussent démantelés surtout parce que, dans la plupart des cas, ils s'étaient effacés d'eux-mêmes, leurs sections locales reparaissaient timidement, ou s'efforçaient de se reconstituer.

Isolés, leurs membres n'exerçaient aucune influence ; unis, ils pouvaient non pas mettre les Collectivités en péril, mais fomenter une certaine opposition gênante. Et les républicains radicaux, de droite et de gauche (ou ce qui en restait), les socialistes réformistes, du moins les officiels, certaines sections locales poumistes (4), les communistes, ainsi que les petits propriétaires anticollectivistes s'efforçaient de constituer une force appuyée sur le gouvernement dans la majorité des cas (poumistes mis à part), et qui pouvait causer des difficultés.

En fait, et malgré cette situation, nombreux furent les membres de partis politiques qui rallièrent les Collectivités. Mais la résurrection des conseils municipaux officiels, au passé nettement politique, permettrait une certaine intromission, ou pression du gouvernement, les conseils municipaux devant, selon la loi, obéir aux ordonnances émanant du ministère de l'Intérieur.

Devant cette contre-attaque, il fallait improviser une tactique de défense. Et le congrès de Caspe prit la résolution suivante :

"Considérant que les conseils municipaux jouent un rôle différent de celui des Collectivités.

"Que ces conseils sont des organismes légalement constitués, dans lesquels collaborent toutes les organisations antifascistes et dont la représentation la plus élevée est le Conseil supérieur d'Aragon.

"Que les Comités administratifs des Collectivités exercent une fonction différente de celle des Conseils municipaux.

"Que les Syndicats sont appelés à désigner et à contrôler les camarades qui vont représenter la C.N.T. dans ces deux sortes d'organismes.

"Qu'il ne peut y avoir opposition entre la gestion des Collectivités et celles des conseils municipaux.

"Que les uns et les autres sont solidaires de l'organisation syndicale, tant que celle-ci prendra part à la constitution des conseils des Collectivités, les conseils municipaux maintiendront des rapports fraternels grâce au truchement de la C.N.T."

On réintroduisait ainsi, dans le domaine politique, la C.N.T.et ses Syndicats, force combattante traditionnelle, ce qui avec les Collectivités permettra de parer aux inconvénients du rétablissement des conseils municipaux. Et au moyen de ces trois organes - puisque nos camarades entraient aussi dans les conseils municipaux - le mouvement libertaire donnait une extrême souplesse à son activité créatrice. La protection du Conseil d'Aragon, organe devenu semi-officiel, ajoutait momentanément du moins, un facteur complémentaire à cette souplesse.

*

Les adversaires des Collectivités, surtout les staliniens d'hier et d'aujourd'hui, affirment souvent que les Collectivités aragonaises furent imposées par nos milices qui, en leur majorité, étaient accourues de Catalogne pour enrayer l'avance de l'ennemi, ce qu'elles parvinrent à faire pendant deux ans au prix de pertes énormes (5).

Certes, la présence de ces forces auxquelles les autres partis ne pouvaient rien opposer, et n'opposaient rien, a favorisé indirectement les réalisations constructives dont nous parlons, en empêchant la résistance active des partisans de la république bourgeoise et du fascisme. Mais d'abord, si ces autres partis n'ont pas agi ainsi, c'est simplement parce qu'ils manquaient de forces combattantes, non seulement venues de Catalogne, mais surtout en Aragon. Car même sans ce rapport de forces notre mouvement aurait joué le rôle prépondérant qui fut le sien. Car il faut le répéter inlassablement, "la situation était devenue révolutionnaire" du fait de l'attaque franquiste et de la carence du gouvernement républicain. Dans ce cas, c'est l'élément révolutionnaire le plus important qui devait jouer le plus grand rôle par le fait de sa supériorité et de l'adhésion des masses. Sans la valeur des hommes, des cadres militants qui prirent les initiatives, et s'adaptèrent aux circonstances avec une intelligence tactique souvent merveilleuse, à peu près rien n'aurait été fait. Peut-être, malgré la fringale de terres des paysans n'aurait-on touché qu'insuffisamment à la grande propriété, sans inspiration constructive d'envergure, par manque de directives idéologiques précises. La présence militaire des nôtres a contribué à libérer la population d'un passé de tradition qui aurait par trop limité son effort : c'est tout.

Mais cette présence est bien loin de tout expliquer. En témoignent les autres régions où, malgré l'existence des autorités légales et des forces militaires non libertaires, la révolution s'est produite aussi. C'est dans le Levant que, comme on le verra, les Collectivités furent les plus nombreuses et les plus importantes. Or c'est à Valence, capitale du Levant, que résidait le gouvernement avec toute sa bureaucratie, et des forces policières nombreuses. Et en Castille, où au début républicains, socialistes et communistes l'emportaient largement sur nous, les Collectivités paysannes naquirent et se développèrent, leur ensemble devenant peut-être plus puissant qu'en Aragon.

En allant davantage au fond des choses, je crois pouvoir dire que, contrairement aux assertions qui attribuent l'implantation et le développement des Collectivités aragonaises au poids spécifique des troupes libertaires, celles-ci n'ont pas joué un rôle positif dans ce fait historique. D'abord, selon mes observations directes, elles ont vécu en marge de l'œuvre de transformation sociale qui s'accomplissait. Monde militaire - même libertaire - et monde civil. Esprit militaire avec ses préoccupations propres et dans une certaine mesure replié sur soi-même, généralement indifférent à ce qui n'était pas la vie du front. Il y eut des exceptions où s'établirent des rapports entre civils et miliciens : elles furent le fait d'un mince pourcentage d'individus. La plupart des soldats, souvent des Catalans, venus des zones industrielles, ont vécu à côté des villages aragonais sans s'y intéresser, même quand ils y étaient hébergés. Quant à la nouvelle organisation de la vie, de la production, des échanges, la présence militaire a joué un rôle plus négatif que positif. D'une part, les Collectivités ravitaillaient, sans contrepartie économique, ces troupes qu'il fallait nourrir, et bien nourrir, et que le gouvernement laissait à l'abandon. D'autre part, bon nombre de "maños" (6), les plus jeunes, les plus robustes, étaient mobilisés au front et soustraits au travail des champs et des ateliers. Tout compte fait, toujours du point de vue économique, les Collectivités auraient gagné à ce qu'il n'y eût pas de forces armées établies dans la région.

Mais il est vrai qu'alors les fascistes auraient avancé.


(1) Une réunion préparatoire, où la convocation de ce congrès constitutif fut décidée, avait eu lieu précédemment à Binéfar ; les représentants des Collectivités déjà constituées y étaient accourus en foule.

(2) Voir le chapitre intitulé Comptabilité collectiviste.

(3) Nous avons coupé ici les textes, un peu trop chargés de répétitions inutiles.

(4) Du POUM, parti ouvrier d'unification marxiste, de tendance trotskiste

(5) En 1937, on avait perdu 20.000 tués sans parvenir à reprendre la petite ville de Huesca, qui comptait 18.000 habitants.

(6) Surnom populaire donné en Espagne aux Aragonais.

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