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Graus (1)

Graus est situé au nord de la province de Huesca, dans une région moins propice à la production agraire socialisée que les villages d'Aragon que nous avons visités plus au sud. La topographie du terrain en est la cause principale. Nous sommes ici en pleines Pyrénées espagnoles, parmi des bois assez maigrelets et des rocs beaucoup plus nombreux que les arbres. Les champs sont rares, les surfaces cultivées de petites dimensions. Les cultures s'étagent, irrégulières, entre les formations pierreuses et chaotiques. On y arrive par des sentiers où les machines ne peuvent passer. L'eau ne manque pas ; ruisseaux, sources, rivières, torrents abondent. Mais la terre est rare. L'érosion l'a entraînée au long des siècles. Aussi les villages sont-ils perdus dans les masses grisâtres, avec leur petit nombre d'habitants et leurs groupes de demeures mornes, qui n'arrivent pas toujours à 100 ; on les trouve aussi sur les hauteurs, dominant des vallées minuscules, et entourés d'énormes blocs déchiquetés au milieu desquels ils ressemblent à des nids.

Là où la vie est si paisible, dans des endroits si retirés, le progrès ne pénètre pas aisément. Une tradition séculaire règne, les esprits sont lents. Les idées nouvelles ont peu pénétré dans les hautes montagnes d'Aragon ; comme dans tout pays montagneux que ne traversent pas de vivantes artères. L'horizon restreint de la vie sociale, le repli sur soi-même prédisposent peu les habitants à une large pratique collectiviste, ce qui n'exclut, surtout dans cette région, ni la loyauté, ni la noble hospitalité.

Nous sommes en juin 1937. Le canton de Graus compte 43 villages parmi lesquels Capella, Campo, Vesian, Pelatua, Benasque, Bocamorta, Puebla de Castro, Torres del Obispo, Puebla de Fantova, Laguares sont collectivisés à 50 %.

L'organisation que j'ai eu le loisir de mieux étudier est celle de Graus, chef-lieu du canton. Ce village - 2.600 habitants -, qui a un peu l'aspect d'une petite ville, est situé au bord de l'Esera, la rivière d'Espagne dont, me dit-on, le débit est le plus constant, qui prend sa source en France et alimente l'immense barrage du canal d'Aragon et de Catalogne.

Entouré, lui aussi, de hautes montagnes et bien arrosé, Graus se trouve à l'intersection de plusieurs routes. Il est donc devenu un centre commercial relativement important, et l'esprit d'initiative y a fait naître de petites entreprises répondant aux besoins de la contrée. En juillet 1936, 40 % des habitants vivaient du commerce ; l'industrie et l'agriculture se partageaient 60 % à égalité.

20 % de la terre cultivée sont irrigués. On y fait venir des plantes potagères. Dans les terres sèches, on cultive des céréales, la vigne, l'olivier, l'amandier. Mais cette année, dans tout le nord de l'Aragon, les amandes ont été détruites par une nuit de gelée comme, plus au sud, les vignes du canton de Binéfar ont été ravagées par un orage d'une heure.

40 % des terres irriguées appartenaient à deux propriétaires. 40 % étaient plus équitablement répartis, mais la pauvreté des récoltes obligeait les paysans moyens (on peut deviner le sort des absolument pauvres) à se procurer, hors du travail des champs, le tiers, et souvent la moitié de leur ressources. Ils s'employaient dans l'industrie locale, comme journaliers sur la terre des riches. Ou encore, ils partaient faire un travail saisonnier dans d'autres régions. Dans les travaux industriels, les salaires oscillaient de 6 pesetas pour les manœuvres à 8 pour les maçons et les mécaniciens. Mais des calculs précis montraient que, compte tenu du chômage, les maçons gagnaient en moyenne 5 pesetas par jour. Quant aux manœuvres...

Durant ces dernières années, les jeunes gens émigraient pour aller vivre en Catalogne ou en France ; 20 % des jeunes filles partaient se placer comme domestiques dans les villes.

Les commerçants et les petits industriels ne vivaient guère mieux. Leurs dettes dépassaient depuis longtemps le montant de leur capital.

Dès que les antifascistes, guidés par nos camarades, eurent pris la situation en main, ils entreprirent les réformes sociales que nous allons décrire.

On l'a vu, les conditions d'existence des différentes couches de la population étaient très différentes. Un journalier travaillant aux champs gagnait par jour la moitié de ce que gagnait un mécanicien. On instaura donc immédiatement le salaire familial, qui assurait à tous le même droit à la vie. Ce salaire fut d'abord payé en bons. Au bout d'un mois, on mit en circulation des tickets divisés en points plus ou moins nombreux. Plus tard, la relative importance commerciale de Graus, sa situation sur les routes très fréquentées, firent reprendre la peseta, monnaie officielle maintenue dans l'ensemble de l'Espagne, comme étalon général des valeurs ; puis le Comité émit pour son compte une monnaie divisionnaire locale.

D'abord contrôlé, le commerce fut bientôt socialisé. On remplaça les transactions individuelles par les transactions collectives. Une "coopérative alimentaire" fut installée, où l'on concentra tous les vivres trouvés dans le petit commerce. Puis on ouvrit une deuxième coopérative (2) pour les tissus et la mercerie, et qui remplaça 23 des 25 boutiques spécialisées - car on en conserva deux. Il y avait aussi 25 ou 30 épiceries, qui furent transformées en deux grands magasins collectifs. Un magasin de chaussures sur trois subsista ; les deux quincailleries furent fondues en une seule ; sur six, quatre boulangeries et dépôts de pain disparurent, et maintenant il suffit d'un fournil sur trois.

Ce processus de réorganisation et de perfectionnement technique a été de pair avec celui de la collectivisation agraire et industrielle. A Graus, comme dans beaucoup d'autres endroits d'Aragon, la pratique du socialisme a commencé par l'organisation de la Collectivité agraire. Devant la gravité de la situation, le Comité révolutionnaire s'est occupé d'abord des besoins vitaux les plus urgents. Il fallait rentrer les récoltes, il faut labourer et semer, obtenir de la terre le maximum de rendement avec - étant donné le nombre de ceux qu'absorbe la guerre - le minimum d'efforts. Sous l'action des camarades de l'U.G.T. et de la C.N.T., les vieux araires tirés par un âne sont éliminés, les bêtes de trait les plus robustes sont rassemblées et lancées, avec les meilleures charrues, sur les terres d'où l'on a arraché les haies séparatrices. Les champs sont emblavés. La Collectivité agraire se constitue le 16 octobre : à peine trois mois après l'attaque fasciste. Ce même jour, les moyens de transport, qui s'étaient collectivisés pratiquement dès le début, le font officiellement. Et d'autres nouvelles étapes sont décidées, selon les indications données par les deux syndicats - le socialiste et le libertaire. La socialisation de l'imprimerie est décidée le 24 novembre (3). Deux jours plus tard vient celle des magasins de chaussures et des boulangeries.

Le 1er décembre, c'est le tour du commerce, de la médecine, des pharmacies, des maréchaux-ferrants, des serruriers. Le 11 décembre, celui des ébénistes, des menuisiers. Graduellement, toutes les activités sociales entrent dans le nouvel organisme.

La Résolution votée par les agriculteurs fera mieux connaître les lignes essentielles et les principes généraux des Collectivisations successives, puisque dans tous les cas ces principes sont à peu près les mêmes. En voici le texte :

" Les travailleurs de l'agriculture, réunis à Graus le 16 octobre 1936, décident ce qui suit :

1° Ils adhèrent à la Communauté générale de tous les métiers ;

2° Tous les adhérents entrent dans la Communauté de leur propre volonté ; ils sont tenus d'apporter leurs outils ;

3° Toutes les terres des camarades entrant dans la Communauté doivent être apportées pour augmenter les biens communaux ;

4° Quand les travailleurs de l'agriculture n'auront pas de travail, ils devront aider obligatoirement les autres professions qui auront besoin de leur concours ;

5° On fera par duplicata un inventaire des biens apportés à la Collectivité ; un exemplaire sera remis au propriétaire de ces biens, l'autre restera aux mains de la Collectivité ;

6° Si, pour des raisons imprévues, la Collectivité devait se dissoudre, chaque camarade aura le droit indiscutable de reprendre les biens qu'il aura apportés ;

7° Les adhérents nommeront, dans leur réunion, la Commission administrative de leur profession ;

8° Quand les travailleurs de l'agriculture se seront mis d'accord sur ce dernier point, ils devront nommer une Commission administrative composée d'un président, un trésorier, un secrétaire et trois membres ;

9° Cette Collectivité agraire maintiendra des relations directes avec la Caisse communale de tous les métiers réunis qui sera créée par le Comité de liaison ;

10° Les ouvriers qui viendront travailler en commun toucheront les salaires suivants : pour les familles composées de trois personnes et au-dessous (4), six pesetas ; celles composées de plus de trois personnes toucheront une peseta par jour pour chacune d'elles ;

11° Le salaire pourra être modifié selon les circonstances, et sur proposition de la Commission administrative de tous les métiers réunis (5) ;

12° Les ouvriers dont les parents n'appartiennent pas à la Collectivité recevront les salaires que le Comité établira (6) ;

13° L'expulsion d'un membre de la Collectivité devra être décidée par la Commission centrale de tous les métiers, dont la section d'agriculture fait aussi partie ;

14° Les adhérents à la Collectivité s'engagent à travailler autant d'heures que la Commission administrative, d'accord avec la Commission centrale locale, jugera nécessaire, en apportant au travail l'intérêt et l'enthousiasme indispensables ;

Dûment informés, et en plein accord, les travailleurs de l'agriculture prennent acte de cette Résolution."

Ce document, comme tous les autres du même genre - nous n'en verrons d'exception qu'à Alcorisa - a été rédigé par des paysans qui n'étaient pas des lettrés, et même faisaient d'assez nombreuses fautes d'orthographe ; on pourrait aussi y trouver certaines gaucheries rédactionnelles, ou de petites ambiguïtés de termes. Toutefois, les tâches essentielles sont énumérées, et la pratique rendra la pensée plus claire et plus précise.

Pour y contribuer, observons d'abord qu'aucune collectivisation n'est réalisée en dehors de la volonté des intéressés. Quant au Comité révolutionnaire collectiviste, dont le nom change parfois selon les textes, il se borne à convoquer - certainement après accord préalable avec les militants les plus au courant des problèmes et des activités - chaque section de producteurs, qui décide, en toute indépendance, de se collectiviser. Une fois entrée dans la Collectivité, cette section n'est plus autonome (7). Le Comité révolutionnaire, bientôt transformé en Comité de liaison (de enlace), dirige ou coordonne le tout. Il disparaîtra en janvier 1937, avec le rétablissement du Conseil municipal exigé par le gouvernement.

Là encore, une parfaite harmonie règne entre les deux fractions ouvrières : U.G.T. et C.N.T., qui se sont mises d'accord pour désigner chacune quatre conseillers, et pour que le président, qui joue le rôle de maire, soit un travailleur républicain, choisi par une assemblée générale de tous les habitants du village. L'impartialité et l'entente sont ainsi assurées.

Mais le maire n'est qu'un personnage décoratif : il ne fait qu'appliquer les décisions prises par la majorité du Conseil municipal qui doit représenter le gouvernement central, appeler les soldats pour la guerre, fournir les papiers d'identité, établir le rationnement pour tous les habitants du village, individualistes et collectivistes.

La Collectivité ne dépend que d'elle-même. Le Conseil municipal n'intervient ni dans ses activités, ni dans son administration - et il en est de même pour toutes les Collectivités en général. Elle dirige 90 % de la production (il ne reste d'individualistes que dans l'agriculture), et les moyens de transport, la distribution, les échanges. Sur les huit camarades qui la composent, six sont à la tête de la section pour laquelle ils sont le plus qualifiés. Voici la classification établie pour chaque délégué :

Culture et santé publique qui comprend tout ce qui concerne la vie intellectuelle, y compris le théâtre, le cinéma (il y en a un à Graus, lequel, à l'occasion, sert de salle de réunions). La même section s'étend aussi au sport et aux questions sanitaires en général ;

Travail et statistique qui s'occupe du classement et de la répartition des travailleurs, des rétributions, du recensement général ;

Ravitaillement (commerce, fourniture de charbon; engrais chimiques, magasins, dépôts et distribution) ;

Transport et communications (camions et camionnettes, automobiles, chariots, taxis, garage, P.T.T.) ;

Industrie (fabriques, ateliers, électricité, eau, travaux du bâtiment).

Les deux autres camarades, un de l'U.G.T. et un de la C.N.T., occupent le secrétariat général ; ils sont aussi chargés de la propagande.

Dans l'organisation industrielle, chaque atelier désigne un délégué qui travaille et qui maintient les relations permanentes nécessaires avec le secrétaire à l'industrie.

Chaque spécialité industrielle a un compte particulier tenu par la section de comptabilité générale où l'on me montre le Livre majeur dans lequel je relève les sections existantes. Leur liste donne une impression assez complète des activités non agricoles de l'endroit et de l'organisation d'ensemble :

Eau potable, fabrication d'outres, menuiserie, matelasserie, cinématographie, charronnerie, meunerie, photographie, soierie, chocolaterie, charcuterie, fabrication de liqueurs, électricité, huilerie, quincaillerie, hôtels et cafés, forges, lingerie, fours à plâtre, boulangeries, établissements de coiffure, blanchisserie, collectivité des tailleurs, savonnerie, peinture en bâtiment, tuileries, ferblanterie, réparation de bicyclettes, ateliers de couture, atelier de machines à coudre, de confection, imprimerie, vacherie, matériaux de construction.

Tout est donc contrôlé et coordonné. Comme pour la distribution, on a rationalisé l'organisation de la production. C'est ainsi que la fabrique de boissons a été installée par la Collectivité qui a réuni en un seul établissement les petites entreprises où l'on préparait le vin, et fabriquait la limonade, l'eau gazeuse, la bière et les liqueurs. Le travail est maintenant mieux fait, dans des conditions plus hygiéniques pour les producteurs et les consommateurs.

La Collectivité a aussi installé un moulin producteur d'huile d'olive, aux techniques modernes, et maintenant on utilise les déchets pour la fabrication du savon : une industrie dérive de l'autre. Notons encore, parmi les achats : deux grands camions de 8 tonnes, mis au service de tout le village, et une bascule d'une puissance de 20 tonnes, qui permettra, pour la première fois dans l'histoire de Graus, de contrôler le mouvement des marchandises qui entrent et sortent. Ajoutons parmi les acquisitions deux grandes machines à laver électriques, une pour l'hôpital, l'autre pour les hôtels locaux, collectivisés.

Bien entendu, l'agriculture n'en est pas restée à sa production précédente. Etant donné la faible proportion de terres cultivables, la surface irriguée n'a augmenté que de 5 %, celle des terres sèches de 10 %, mais la suppression des anciennes divisions permet de gagner du terrain sur les haies et les chemins inutiles. On travaille la terre plus rationnellement ; on ne perd plus tant de petites surfaces non labourées à l'extrémité de chaque champ ; et l'on a semé 50 % de plus de pommes de terre, ce qui permettra d'échanger les trois quarts de la récolte contre les produits venus de Catalogne ; et si la nature ne réserve pas de mauvais coups, on obtiendra, grâce à un meilleur emploi de l'outillage, des engrais et de l'effort des hommes, plus de luzerne pour le bétail, et le double de betteraves sucrières pour la population humaine.

De plus, mettant à profit les moindres parcelles de terre, environ 400 arbres fruitiers sélectionnés ont été plantés.

La Collectivité a acheté une batteuse moderne, des charrues modernes, et des semoirs, un tracteur puissant, une faucheuse-lieuse, des sulfateuses, un buttoir. L'emploi de tous ces éléments mécaniques, auxquels s'ajoutent ceux fournis par l'industrie chimique, permet de comprendre qu'entre les terres travaillées par les individualistes - qui finirent par adhérer à l'effort commun - et celles de la Collectivité, la différence de rendement à l'hectare ait atteint jusqu'à 50 pour cent.

Avant juillet 1936, l'élevage avait été négligé à Graus. Mais la localité, trop commerciale, s'est vue, par la diminution même du trafic que cause l'interruption des contacts avec les autres parties de l'Aragon, obligée de changer une partie de ses activités. On a donc intensifié l'élevage en achetant d'abord 310 moutons, point de départ d'un troupeau plus abondant qui pourra se nourrir dans la montagne. Mais il y a mieux.

J'ai visité deux "granjas" - disons fermes - qui donnent une splendide impression d'effort créateur. La ferme n° 1 est destinée à l'élevage des porcs. On l'a construite loin du village, dans un endroit entouré d'arbres et de champs où la Collectivité installera bientôt des parcs avicoles.

Cette porcherie comprendra deux corps de bâtiment, dont l'un est achevé. Il est construit en excellents matériaux : murs de pierre, sol de ciment, longueur et largeur suffisantes, le tout bien éclairé et aéré. Dans vingt-deux divisions, 162 porcs sont classés selon leur âge et leur race. Une allée centrale sépare les deux rangées de compartiments où les bêtes s'agitent et grognent. Les murs sont peints en blanc ; tout est journellement nettoyé au jet d'eau, et en même temps les porcs sont douchés quand on le croit nécessaire. Bientôt, ils prendront, dehors, l'air et le soleil, grâce aux portes déjà percées pour leur sortie quotidienne. Il ne restait qu'à installer l'enclos extérieur, ce qui certainement fut fait par la suite.

Au premier étage, aussi solide, quoique moins haut que le rez-de-chaussée, on a installé les réserves de nourriture et un réservoir d'où l'eau, élevée au moyen d'une pompe à moteur, est distribuée à toute la porcherie. Dehors, au sol, des rigoles spécialement creusées mènent le purin et les excréments dans une fosse d'où ils s'écouleront, après traitement adéquat si nécessaire, et serviront d'engrais pour les cultures environnantes.

Les truies sur le point de mettre bas sont logées séparément, isolées et tranquilles. Quand l'installation en cours sera achevée, la Collectivité élèvera au moins 400 porcs de plus que Graus n'en élevait auparavant. Le gain sera plus élevé si l'on tient compte de l'amélioration de la race, et de la plus grande rapidité de l'engraissement.

Le projet d'un vaste parc avicole non loin de cette porcherie ne doit pas faire penser que tout était à entreprendre dans ce domaine, au moment où j'ai visité cette localité et étudié ce qui s'y faisait. La "granja" n° 2 le prouve. Elle fut organisée dès les premiers moments. Le plan en a été tracé d'après les données et les expériences les plus récentes. D'un côté on a construit, - toujours avec une rapidité surprenante, car on ne disposait que de l'énergie humaine, - cinq pavillons, chacun avec son premier étage. De l'autre, un pavillon seul, qui compte sept départements. Puis on a commencé l'élevage en prenant ce qu'on avait sous la main. Ici sont les poules de race Leghorn, là les catalanes du Prat, race excellente et trop méconnue. Puis des races indéfinies. Des centaines de pondeuses. Les oeufs sont réservés aux membres de la Collectivité, bien que certaines familles possèdent une petite basse-cour. Il y a encore de nombreux canetons, des oies, des oisillons pour lesquels on prépare une mare. En outre, les dindonneaux et soixante lapins et lapines sont le début de vastes réalisations.

En juin 1937, 1.500 poussins étaient déjà nés, et 800 se formaient dans sept couveuses artificielles dont cinq avaient été achetées en Catalogne, l'une avait été donnée, et la dernière fabriquée sur place.

Qualité de la construction, conditions d'hygiène, tout est irréprochable. Les poussins sont alimentés d'après les recommandations les plus récentes de la zootechnie : farine de lait, huile de foie de morue, rien ne leur manque. Justement, cette année, on ne sait quelle maladie tue presque tous ceux élevés dans les maisons particulières. Disposant de plus de ressources, l'élevage collectif ignore cette hécatombe. En revenant, je découvre dans une dépendance, trois moulins électriques pour triturer le grain et les os que l'on donne aux volailles, afin qu'elles puissent former la chaux nécessaire à la ponte.

Revenons aux travaux non agricoles. Dans la fabrique de corsets, une trentaine de femmes travaillent en chantant des hymnes révolutionnaires à la gloire de Durruti, tué sur le front de Madrid, ou des "jotas" aragonaises et des "coplas" d'autres régions d'Espagne. Au lieu de corsets, on confectionne des chemises et des caleçons pour les miliciens. La plupart des jeunes filles ne sont pas payées spécialement pour venir travailler, puisque leur existence est assurée par le salaire familial touché au foyer, et dans lequel elles sont incluses. Cependant, elles viennent, en deux équipes, l'une le matin, l'autre l'après-midi ; et elles n'en travaillent pas moins aussi activement que possible. Nous sommes dans le domaine de l'esprit solidaire.

Maintenant, examinons d'un peu plus près les nouvelles conditions d'existence. Nous avons vu, dans la Résolution des travailleurs des champs, qu'un ménage touche six pesetas par jour, qu'on attribue une peseta de plus par personne, toujours d'après ce principe que plus grand est le nombre des membres d'une famille, moins élevé est le coût de la vie par individu. Cette augmentation est uniforme. Par conséquent, une famille de huit personnes touche 14 pesetas, ce qui ne s'était jamais vu, même de loin, car il n'y avait aucune aide sociale pour les familles nombreuses. Puis, devant les progrès des ces sources économiques, ce salaire des familles nombreuses a été augmenté de 15 %. En outre, on ne paye plus de loyer, celui-ci étant considéré comme un service public ; le prix du gaz et de l'eau a été diminué de moitié, et les soins médicaux et pharmaceutiques sont gratuits, car, ainsi que nous l'avons vu, ces deux services sont socialisés.

Ajoutez qu'il n'y a pas de chômage et que comme dans toutes les Collectivités, le salaire est payé intégralement pour les cinquante-deux semaines de l'année, car, me disait un des organisateurs de Graus, "il faut manger tous les jours".

Par contre, le prix des vêtements provenant de Catalogne, et des aliments venus d'autres régions, a augmenté de 30 pour cent.

Si nous voulons comparer, prenons une famille de cinq personnes (chiffre normal en Espagne) et composée du père, de la mère et de trois enfants, ou du père, de la mère, de deux enfants et de l'un des grands-parents : c'est-à-dire une famille où un seul membre est producteur. Prenons aussi l'un des anciens salaires les plus élevés : celui d'un mécanicien dont nous supposerons qu'il ne chôme jamais. Ses huit pesetas par jour - très bon salaire pour un village d'Espagne - font 200 pesetas par mois de 25 jours de travail. Maintenant, y compris l'augmentation de 15 pour cent, ces cinq personnes gagnent 310,50 pesetas par mois. Compte tenu de l'élévation actuelle de certains prix, la différence n'est pas si grande que le laisseraient supposer les premiers chiffres. Mais elle donne tout de même un avantage appréciable. De plus, comme nous l'avons vu, cette famille ne paye pas de loyer, qui, avec les frais médicaux et pharmaceutiques, représentait soixante-dix pesetas par mois. Le salaire monte ; il monte aussi grâce au petit lopin de terre que l'on a donné, ou laissé à chaque famille, pour qu'elle puisse cultiver ce qui lui plaît. Il monte encore grâce aux semences sélectionnées et aux engrais distribués gratuitement, grâce aussi aux animaux de basse-cour. Et il monte bien davantage pour les maçons, les manœuvres maçons travaillant à l'intempérie, y compris les journaliers des champs, qui gagnaient quatre pesetas par jour six mois par an... Aujourd'hui, il n'est plus besoin d'aller s'employer ailleurs, et les jeunes filles ne partent plus, en Catalogne ou en France, pour aller faire les domestiques.

On peut donc dire que, dans l'ensemble, le niveau des conditions d'existence s'est élevé de 50 à 100 pour cent en quelques mois, que le capital de production a augmenté de façon étonnante, en pleine guerre, bien qu'une partie de la main-d'œuvre, la plus jeune et la plus active, soit au front. Le miracle a été possible non seulement parce qu'on a travaillé avec un enthousiasme collectif admirable, mais aussi par une meilleure économie de l'emploi et des forces de production : rappelons­nous que la population s'adonnant au commerce atteignait 40 pour cent, et comprenons qu'une meilleure distribution des activités a permis, ici comme ailleurs, de libérer une main-d'œuvre, jusqu'alors pratiquement parasitaire, et de l'employer à des taches enrichissantes pour tous.

*

L'ensemble du mécanisme économique - production, échanges, moyens de transport, distribution - est aux mains de douze employés, qui tiennent séparément les livres et fichiers de chaque activité. Jour par jour, tout est enregistré, stipulé : mouvement et réserves des biens de consommation et de production, prix d'achat, prix de vente, total des sommes versées et perçues, bénéfice et déficit pour chaque production ou activité.

Et toujours, l'esprit de solidarité est présent, non seulement entre la Collectivité et chacun de ses composants, mais entre les différentes branches de l'économie. Le déficit de telle branche, utile et nécessaire, est compensé par le bénéfice de telle autre branche. Voici, par exemple, la section des coiffeurs. Les boutiques doivent être ouvertes toute la journée pour accueillir les usagers, généralement des hommes (les femmes des villages ne se font pas friser souvent), qui peuvent se présenter. Mais en général les hommes travaillent dans la journée, aux champs ou à l'atelier et ne vont se faire raser que le soir... et pas tous les jours ; à moins qu'ils ne préfèrent se raser eux-mêmes. Comme, d'autre part, on ne vend pas de parfums, la coiffure travaille à perte. En revanche, l'activité des chauffeurs est très rentable, ce qui, de même que la fabrication d'alcool employé en médecine et en usages industriels, laisse des excédents appréciables. Eh bien ! ces excédents compensent le déficit des établissements de coiffure. C'est aussi par ce jeu des compensations entre les sections que l'on achète les produits pharmaceutiques pour tout le monde, et des machines pour les paysans.

La Collectivité de Graus donne d'autres exemples de solidarité. Elle héberge 224 réfugiés qui ont fui de leurs villages devant l'avance fasciste. De ce total, seuls une vingtaine sont en condition de travailler, et 145 sont sur le front. Vingt-cinq familles dont les membres responsables sont malades ou impotents touchent leur salaire familial.

Malgré toutes ces dépenses, on a réalisé des travaux publics d'une certaine importance. Cinq kilomètres de routes ont été goudronnés, un canal d'irrigation de 700 m de long a été élargi de 40 cm et approfondi de 25, pour mieux arroser les terres et augmenter la force motrice. Un autre a été prolongé de 600 m. Un large chemin tournant descend à une source jusqu'alors interdite aux habitants du village. Mais ceci vaut d'être conté.

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Cette source débouchait dans la dépression d'un vaste terrain que son propriétaire divisait et louait en parcelles. Jaloux et tracassier, l'homme interdisait d'y aller boire parce que, pour y accéder, il fallait emprunter un sentier qui traversait une haie en bordure d'un champ et d'un petit ravin lui appartenant. Même ses fermiers ne pouvaient, aux jours de grande chaleur, aller s'y désaltérer.

Toutefois, assez fréquemment, et comme il est naturel, les gens désobéissaient aux injonctions du propriétaire. Alors, le bonhomme fit sceller l'orifice de la source, et triompha.

Mais la révolution changea les rôles. Parmi les mesures du Comité révolutionnaire figura, à la joie de tant de gens, non seulement l'expropriation des terres de l'intraitable égoïste, mais aussi la jouissance publique de la source interdite. On décida de construire, même à travers les haies, le beau chemin qui maintenant descend en courbe vers l'eau jaillissante ; et le propriétaire d'hier dut prendre part aux travaux avec ceux qui avaient été ses fermiers. Quand tout fut construit, avec cet amour que l'eau suscite en Espagne - et dans tant d'autres pays ! - une plaque de marbre fut apposée au-dessus du jet cristallin. J'y ai lu, gravées en lettres d'or, ces paroles vengeresses : "Source de la Liberté, 19 juillet 1936."

*

Comme partout aussi, Graus fait une large place à l'enseignement. La création la plus frappante, oeuvre surtout d'un homme illuminé par sa tâche et par son apostolat, est une Ecole des Beaux-Arts que fréquentent, l'après-midi, les élèves des écoles primaires, et, le soir, des jeunes gens travaillant toute la journée. Dessin, peinture, sculpture (ou étude de la sculpture), chorales qui devaient exister avant, car l'Espagne en était couverte : on cultive l'esprit et on l'élève par l'art, l'âme de l'homme et de l'enfant.

Lors de ma visite, quatre-vingts petits réfugiés de la zone franquiste étaient installés dans une belle propriété naturellement saisie par la Collectivité, et située à plusieurs kilomètres du village. Deux instituteurs et trois institutrices donnaient l'enseignement à l'ombre des grands arbres. Dans le pavillon principal, des lits de tous modèles, réunis comme on avait pu par le concours de la population, mais suffisants et nets, garnissaient la chambre. Deux femmes spécialisées assuraient la propreté et préparaient le repas dans la vaste cuisine dont auparavant les riches propriétaires ne faisaient usage que quelques semaines par an. Aliments, meubles, linge, salaire du personnel, Graus fournissait tout.

L'endroit était splendide avec son bois qui descendait vers la rivière, son parc, sa piscine, ses basses-cours, ses dépendances variées. Les enfants étaient visiblement heureux. Sans doute n'avaient-ils jamais connu une si belle vie. Si les circonstances nous sont favorables, nos camarades de Graus, ceux de l'U.G.T. et de la C.N.T. réunis établiront, dans la vaste propriété jusqu'ici ostentatoire et humainement stérile, une colonie permanente où tous les enfants de Graus iront tour à tour vivre, s'instruire et jouer au grand air et au soleil.

*

Je veux terminer sur une dernière impression, un dernier souvenir qui me situe toujours dans le passé vécu.

C'est à Graus que j'ai vu, pour ainsi dire proclamée sur les façades, dans toutes les rues, et avec le plus d'éclat, et d'intensité, la joie de l'effort et de l'ordre nouveau. Tous les lieux de travail, tous les ateliers, les dépôts, les magasins de marchandises, portaient sur leur façade des panneaux de bois aux couleurs rouge et noire, de dimensions diverses, sur, lesquels on lisait, selon leur ordre de classement, dans l'appareil collectif de production : Lingerie, comunal N° 1, comunal N° 2 ; Menuiserie, Comunal N° 3, Comunal N° 4, Comunal N° 5 ; Collectivité des tailleurs N° 1, N° 2, N° 3, N° 4 ; Collectivité des boulangers, des charrons, des savetiers, etc. C'était un hymne, une proclamation de tous et de chacun, une explosion de confiance et de bonheur.

Tout cela fut détruit par la brigade du général stalinien Lister et par Franco.

Et tout cela demeure vivant en moi, et y demeurera tant que je conserverai la mémoire des choses et des hommes.


(1) Prononcer "Graouss".

(2) Comme dans la plupart des cas, on donnait le nom de coopérative à ce qui était des magasins communaux.

(3) Celui qui s'en chargea était un jeune patron, bien organisé.

(4) La limite fut ensuite portée à deux personnes.

(5) Observons que la collectivité paysanne n'est pas séparée, mais fait bloc, toujours, avec "tous les métiers réunis".

(6) Il y eut, en Aragon, et dans d'autres régions, de nombreux cas où les jeunes, garçons et filles, se séparaient de leur famille restée individualiste, pour adhérer à la Collectivité.

(7) Quoique le droit de sécession existe toujours. Mais en fait, l'isolement est impossible.

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