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Les Collectivités de Castille

Des circonstances spéciales de la vie de combattant qui fut celle de l'auteur, ont interrompu beaucoup trop tôt son étude directe des réalisations de la révolution sociale espagnole ; entre autres lacunes, elles ne lui ont pas permis d'observer sur place les Collectivités de Castille, ou plus exactement des deux Castilles : la Vieille et la Nouvelle. Une autre raison en fut que c'est en Aragon d'abord, puis dans la région levantine que la socialisation agraire apparut et s'étendit avec force. Elle se produisit ensuite dans le Centre de l'Espagne, à la fois comme un développement naturel et comme une nécessité.

Pourtant, la région castillane, surtout celle que l'esprit au courant de l'histoire invoque automatiquement, ne semblait pas prête pour une telle aventure, si contraire au rôle qu'elle a joué depuis l'écrasement des "comuneros" au temps de Charles Quint (1). Car, dès la Reconquête triomphante aux dépens des Arabes, elle fut le foyer du centralisme et de la domination politique implantée par Fernand et Isabelle appelés avec raison les "rois catholiques" et maintenue par la force des armes. L'établissement de la cour à Madrid, dont Charles Quint fut l'artisan définitif, fit pénétrer chez les habitants, comme il arrive presque toujours dans la population des capitales, l'intoxication dominatrice, et l'Eglise la plus fanatique dont la royauté fit un instrument du pouvoir, y ajouta le sceau de son fanatisme intransigeant.

Toutefois, les convictions politiques et religieuses ne détruisent pas toujours, forcément, les belles qualités humaines. C'est le cas du paysan castillan dont la noblesse d'esprit et d'âme, la droiture, le courage, l'honnêteté profonde sont les vertus dominantes, qui inspire l'estime de tous, et dont le respect de l'Etat lui-même n'est pas soumission volontaire et servile. Chaque individu étant d'abord un homme, c'est d'abord en lui-même, en sa propre conscience qu'il puise les raisons de son comportement.

D'autre part, le droit municipal et coutumier a résisté en Castille comme en d'autres régions d'Espagne, et sous les structures autoritaires du pouvoir central, il a très souvent maintenu, comme le feu sous la cendre, un esprit et une pratique d'entraide que des personnalités comme Adolfo Posadas et Joachim Costa ont exalté dans des livres comme El Derecho Consuetudinario, ou El Colectivismo Agrario en España. Pour le paysan castillan, une certaine tradition d'entraide, de droit municipal, demeure, et la parole donnée vaut plus que la loi. Il est hospitalier et généreux. Il est travailleur, faisant venir le blé qui nourrit presque tout le pays dans une terre dure, ingrate, à une altitude moyenne de sept cents mètres au-dessus du niveau de la mer, en butte, presque toute l'année, aux gelées intenses et à la chaleur torride. Cette lutte continuelle a développé en lui des qualités d'austérité et de courage.

Pourtant les idées libertaires n'avaient que très peu pénétré sur le vaste plateau castillan. Les conservateurs y dominaient avec le "caciquisme" séculaire des grands propriétaires terriens. Là où un certain réveil aux idées nouvelles s'était produit, les socialistes réformistes en avaient été les bénéficiaires.

Mais la guerre changea bien des choses. Car, dès le premier moment, dans une large partie de la région, elle ne se fit pas contre le fascisme. En échange, elle s'étendit fatalement aux grands propriétaires terriens, implicitement ou explicitement ses alliés. La fuite des hommes, qui passèrent immédiatement aux régions enlevées à la république, facilita, ou provoqua la mainmise révolutionnaire sur leurs biens fonciers.

Et dès le premier moment, dans tous les villages autrefois dominés par une organisation sociale d'un autre âge, le Front populaire nomma des administrateurs qui confisquèrent non seulement la terre, mais les machines et les bêtes de travail.

En même temps, la centrale syndicale réformiste, l'Union générale des Travailleurs, nomma des comités d'administration pour la gestion des champs expropriés. Et les communistes qui faisaient partie du Front populaire s'infiltrèrent au plus vite dans ces nouveaux organismes.

Cet ensemble hétéroclite d'administrateurs sans initiative créatrice exerça immédiatement une gestion désastreuse. Les républicains, naturellement légalistes, et qui n'avaient jamais pensé à de telles responsabilités, ne savaient que faire de ces biens de production. Les communistes et les socialistes, habitués à n'agir que d'après les instructions reçues du Comité central de leur parti, ou des institutions d'Etat, attendaient des ordres qui ne venaient pas, ou qui étaient inadéquats, quand ils n'arrivaient pas trop tard.

Or le travail de la terre exige une initiative constante, répondant à de multiples circonstances que l'on ne peut prévoir des bureaux ; et rien n'est plus insupportable au paysan qu'être commandé à distance par des gens qui ne connaissent rien à son travail. Les militants des partis politiques freinaient les activités nécessaires au lieu de les susciter.

Et il arriva que la grande exploitation, expropriée sous les auspices de l'Etat, qui accomplissait presque par force une réforme agraire dont on parlait depuis longtemps sans jamais l'entreprendre dans la mesure nécessaire, accusa des rendements décroissants ; puis que les travailleurs étaient tenus pour responsables de ce recul, et que l'interruption partielle des travaux agricoles provenant de l'incapacité des autorités locales, des comités de gestion qui stagnaient entre la grande propriété individuelle et le socialisme, que tout cela était cause d'une diminution de la production qui menaçait les villes.

La situation devint donc favorable à l'organisation des Collectivités. Bientôt s'ajouta le départ du gouvernement de Madrid, devant l'arrivée des troupes franquistes difficilement contenues, au sud, à douze kilomètres de la capitale. L'appareil d'Etat en était relâché, l'esprit de la population se "dégouvernementalisait", les choses s'arrangeaient d'après l'initiative devenue libre ou beaucoup plus libre, de la population.

Nouvelle étape où l'influence libertaire commença de se faire sentir avec une force inattendue. C'est dans la capitale qu'elle s'était jusqu'alors développée, à un degré pouvant atteindre des dimensions historiques. Depuis quelques années, particulièrement depuis la proclamation de la Deuxième République, en 1931, le mouvement libertaire avait progressé à Madrid, où le caractère bureaucratique et parasitaire imprimé par la résidence royale, la présence de la cour, du Parlement, et des divers organismes d'Etat put pendant longtemps, en même temps que l'absence d'industries, favoriser les institutions de caractère bureaucratique et affadir les mœurs. Mais, pendant les cinq années qui venaient de s'écouler, notre mouvement était parti en flèche, et notre quotidien C.N.T. avait augmenté son tirage à 30.000 exemplaires. Le Syndicat du bâtiment, que nos militants avaient eu tant de peine à mettre debout contre l'opposition du Syndicat de la même industrie dont le leader réformiste Largo Caballero était depuis des décennies le dirigeant professionnel, comptait 15.000 adhérents à la veille de l'attaque franquiste ; celui des travailleurs sur bois avait absorbé le tiers des salariés ébénistes, menuisiers et charpentiers. Le Syndicat des professions libérales groupait un nombre croissant de journalistes, d'ingénieurs, d'écrivains que leur esprit foncièrement antiétatiste poussait hors de l'U.G.T. toujours dirigée par les socialistes d'Etat.

Pendant la dictature de Primo de Rivera (1924-1931), un "Ateneo" (centre d'études et de diffusion culturelle) avait été organisé, qui avait commencé de répandre des connaissances en matière sociale (2). La république proclamée, une trentaine d'Ateneos, du même type et de moindre importance, dont une bibliothèque constituait le point de départ, furent organisés dans les quartiers intérieurs et extérieurs. Ceux des faubourgs constituaient une véritable ceinture, et l'on y trouvait non seulement une salle de lecture et de conférences, ainsi que des livres généralement abondants, mais des syndicats ouvriers qui y établissaient leur siège, ce qui faisait aller de pair la lutte de classes et le perfectionnement individuel. Les quartiers de Tetuan, Cuatro Caminos, La Bombilla, Carretera Extremadura, Barrio Malyas, Villaverde, Vallecas, Entre Vias, Las Ventas, La Eliopa, La Guiladera, San Martin, Lucero, Puente de Vallecas, Puente de Segovia, Guindalera, Las Cuarenta Fanegas, Carabanchel Alto, La Latina, La Elipa comptaient chacun un Ateneo (3). Et naturellement, ces Ateneos avaient constitué une Fédération et un réseau qui couvraient la ville et ses environs. Le caractère moral élevé de cette activité explique en grande partie l'influence de la C.N.T., et les réalisations constructives qui se firent jour dès que la situation permit de les entreprendre (4).

Nos camarades madrilènes, qui avaient déjà établi des contacts avec des noyaux paysans, intervinrent graduellement, préconisant ce qui se faisait en Aragon et dans le Levant. Ils furent assez vite écoutés, d'autant plus qu'en majorité, c'étaient des travailleurs manuels et non des bureaucrates, et que ces travailleurs abandonnèrent facilement le marteau ou la truelle pour la fourche quand cela parut nécessaire.

Et les Collectivités naquirent, puis se répandirent au nord et au sud de Madrid, à travers ce qui restait des deux Castilles non conquis par les franquistes : les deux tiers de la province de Guadalajara, presque toute la province de Madrid, celle de Tolède, de Ciudad Real (5), et la province entière de Cuenca. En un an, on comptait environ cent mille adhérents avec leur famille, et deux cents trente Collectivités. Six mois encore, et le nombre de ces dernières s'élevait à trois cents. Nul ne doute que le mouvement ne se fût étendu bien au-delà de ces limites si Franco n'avait pas gagné la guerre.

On sera sans doute très surpris en apprenant que la Fédération des Travailleurs de la Terre, qui faisait pourtant partie de l'U.G.T., adhéra elle-même aux Collectivisations.

Ces dernières s'affirmèrent dès les premiers moments comme autant de réussites, fruits de la solidarité et de la communauté des efforts et des techniques plus efficaces. On n'attendait plus les consignes et les autorisations officielles ou semi-officielles pour aller de l'avant. Terres défrichées, travaux d'irrigation entrepris, nouveaux emblavements, plantations d'arbres, magasins collectifs ("coopératives"), parcs d'aviculture, égalité économique grâce à l'établissement du salaire familial... Au fond, les travailleurs adhérant à l'U.G.T. avaient, le plus souvent, les mêmes aspirations que ceux adhérant à la C.N.T. Comme eux ils voulaient l'expropriation des grands propriétaires terriens que la mini-réforme agraire du gouvernement de la deuxième République menait avec une lenteur exaspérante. Ils voulaient l'établissement de la justice sociale dans les faits, dans le droit à la vie, à la consommation, aux satisfactions matérielles nécessaires pour eux et leur famille. Et ils comprenaient bien que cela serait impossible tant que la terre appartiendrait à une minorité d'exploiteurs et de parasites. L'entente se fit donc facilement entre les deux organisations paysannes.

En décembre 1937, le secrétariat de la Fédération nationale de l'Agriculture adhérant à la C.N.T. pouvait déclarer que la région du Centre, comprenant essentiellement les deux Castilles, venait au deuxième rang quant aux résultats atteints, des régions agraires socialisées. La première était le Levant dont nous avons vu la puissance, et à cette époque les Collectivités d'Aragon se ressentaient terriblement des ravages causés par la brigade du communiste Lister, qui fut alors plus courageuse contre les paysans collectivistes que contre les forces armées de Franco.

Les réalisations castillanes ne furent pas seulement dues aux efforts des militants libertaires de la région (6) et des socialistes qui osèrent se joindre à leurs efforts. Fait qui mérite d'être signalé, et qui prouve une fois de plus la profonde solidarité qui unissait les régions, en juillet 1937, mille membres des Collectivités levantines avaient été envoyés en Castille pour aider et conseiller leurs camarades moins préparés qu'eux. Grâce à ce concours de participations complémentaires, il semble bien qu'en Castille, les enseignements de l'Aragon et du Levant aidant, on avança plus vite, dans un minimum de temps.

Au point de vue administratif, la structure organique des Collectivités castillanes est essentiellement la même que celle que nous avons déjà décrite pour l'Aragon et le Levant. Commission gestionnaire nommée par l'assemblée villageoise, ou collectiviste, et responsable devant elle ; groupes de producteurs constitués et organisés suivant l'âge, l'aptitude au travail, le sexe et la diversité des tâches (7) ; délégués des groupes se réunissant périodiquement pour planifier l'ensemble et coordonner les efforts (8).

Les Commissions administratives furent, comme en Aragon et dans le Levant, composées d'autant de membres qu'il y avait de branches d'activités : agriculture, bétail, habitat, enseignement, etc. Dans les petits villages ou les collectivités peu nombreuses, un seul délégué cumulait parfois plusieurs de ces fonctions, sans, généralement, cesser pour autant de travailler. Car, lisons-nous dans un rapport publié à l'époque, "dans une Collectivité bien organisée, personne ne doit abandonner sa condition de paysan".

Le Conseil économique pour la Castille, qui résidait à Madrid, était lui-même conseillé par des spécialistes, diplômés et non diplômés, en matière de culture et d'élevage. En même temps, la comptabilité locale, confiée généralement, dans les campagnes, à un professionnel souvent venu de la ville, enregistrait ce qui se rapportait à la production, à la consommation, aux salaires versés, aux produits emmagasinés. Ainsi tout était contrôlé par les paysans, régulièrement informés ; d'autre part, ce qui se produisait à l'échelle du canton était communiqué à la commission correspondante de la fédération cantonale qui, à son tour, informait les Collectivités implantées dans les campagnes. Il s'exerçait ainsi une décentralisation des fonctions administratives.

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Au point de vue économique, les Collectivités de Castille n'avaient pas toujours la même structure organique que, par exemple, les Collectivités d'Aragon. Souvent elles n'ont pu se développer que dans les immenses propriétés dont les paysans socialisateurs se sont emparés. D'autre part, et comme en Andalousie (9), des propriétés étaient si vastes qu'elles constituaient, avec le personnel installé, des unités économico-sociales. Il arriva donc qu'une Collectivité isolée avait une très grande importance. Il arriva aussi que dans la juridiction de certains villages, plusieurs Collectivités éparses étaient réunies par un Comité local de liaison. D'autres fois, le village presque entier était collectivisé, ou ce qui l'était constituait une unité homogène et intégrée dans la multiplicité des activités générales.

Car, quelle que fût l'importance de ces réalisations, elles ont toutes, dès le début, tendu à unifier, et même, pour employer un verbe cher à Bakounine, à "solidariser" leur action. C'est pourquoi chaque Collectivité, adhérant à la Fédération cantonale, après avoir couvert ses frais (paiement de salaires ou d'assignation - le mot "salaire" répugnant à la mentalité générale ; achats d'engrais, de semences, de machines, déboursements scolaires, dépenses sanitaires, etc.), envoyait l'excédent d'argent dont elle disposait à la "Caisse cantonale de compensation". Cette Caisse, dont les administrateurs étaient nommés par l'assemblée générale des délégués des Collectivités, et responsables devant elles, avait pour mission essentielle de distribuer l'argent fourni par les Collectivités les plus favorisées aux Collectivités les plus défavorisées.

Ainsi donc, comme en Aragon le principe communiste libertaire s'appliquait non seulement au sein de chaque Collectivité, mais entre toutes les Collectivités. Aucun village catastrophé par la grêle, ou la sécheresse, ou la gelée et secouru contre les méfaits de la nature ne devait rembourser la moindre parcelle de l'aide qu'il avait reçue.

Mais la Caisse fédérale de compensation avait aussi d'autres attributions. Il ne suffisait pas d'aider le village, ou la Collectivité isolée constamment et involontairement déficitaire. Avec les spécialistes du Comité de la Fédération du Centre, elle étudiait les moyens de porter remède à ces difficultés en améliorant le rendement de l'agriculture, en organisant des industries auxiliaires.

Comme dans les autres régions d'Espagne, toutes les caisses cantonales de la région du Centre étaient fédérées. Leur siège se trouvait à Madrid. La région constituait donc une unité dont les parties résolvaient librement les problèmes locaux, mais aussi, sur un plan d'ensemble, les problèmes plus généraux, dont ceux de la production. En un an, le Comité de Madrid distribua pour deux millions de pesetas d'engrais chimiques et de machines aux Collectivités les plus pauvres (10). Il s'était procuré cet argent par la vente des excédents des Collectivités les plus riches.

Le mécanisme général et fédéral était donc bien monté. Rien n'était laissé au hasard. Et l'organisation régionale d'ensemble ne se limitait pas à remplir les fonctions qui viennent d'être énumérées. Elle conseillait, guidait en permanence sur l'emploi des meilleures techniques, les formes les plus appropriées du travail. Déjà, en novembre 1937, la Fédération régionale des paysans devenue Fédération régionale des paysans et de l'alimentation du Centre, avait installé ses laboratoires que l'on consultait sur la profondeur des labours, les engrais les plus indiqués, les cultures ou les semences les plus adéquates. après examen chimique de la terre. Mais on ne se contentait pas de conseiller : la section des engrais se procurait, et fournissait ce que recommandait la section des laboratoires : synchronisation toujours.

Campo libre, organe de la Fédération - et qui paraissait en même temps que la C.N.T. publiait, ainsi que les différents organes régionaux des Collectivités libertaires, des indications précises, sur la façon de cultiver, ou de traiter les céréales, les fruits, les légumes, la vigne, les arbres fruitiers, selon les variétés, le climat, le terrain. On y trouvait des instructions techniques sur la lutte contre les maladies cryptogamiques, sur la conservation des produits obtenus, ainsi que sur les races animales qui convenaient le mieux à chaque région, sur leur alimentation rationnelle, etc. Et les sections techniques de la Fédération publiaient dans les organes de presse des avis comme celui-ci :

"Nous prions nos Syndicats et Collectivités locales et cantonales ayant besoin de renouveler leurs vignes et de les améliorer au moyen de plants américains de nous le communiquer au plus tôt, en nous indiquant quelles variétés il leur faut, et en quelles quantités. Cela dans les cas où elles savent ce qu'il convient, selon le terrain. Dans le cas contraire, qu'elles nous fassent savoir quel nombre de plants elles désirent, et nous envoient, pour analyse, un échantillon de la terre, en surface et en profondeur, afin que nous puissions établir la variété la plus appropriée. Nous pourrons aussi leur procurer à temps les plants nécessaires pour que les vignobles donnent les meilleurs résultat."

D'autres recommandations et indications sur tous les aspects de la production agricole et ses dérivés contribuaient à la formation technique des paysans, et tous ces efforts facilitaient la rationalisation rapide de l'agriculture qu'aidaient avec enthousiasme nos ingénieurs agronomes, nos chimistes, nos spécialistes divers (11).

On retrouvait cette morale, cette solidarité, cette responsabilité, cette pratique collectiviste dans tous les aspects de la vie. Déjà vers la fin de 1937, quand des camarades envoyés du Levant ou de la Catalogne avec des camionnettes, arrivaient dans n'importe quel village collectivisé de Castille pour se procurer du blé, ils se heurtaient régulièrement à un refus. Même si l'on disposait de stocks, on leur répondait : "Camarades, ce dont nous disposons ne nous appartient pas ; il faut vous adresser au secrétariat de la Fédération régionale, à Madrid." Aucune offre d'argent ou de marchandise n'eût pu changer quoi que ce fût à cette attitude, car on savait que le respect des résolutions prises était un gage de succès général. Il ne restait alors aux acheteurs qu'à téléphoner ou à se rendre à Madrid, où la section des échanges ou de commercialisation acceptait de fournir la marchandise demandée si les intérêts généraux des régions moins bien partagées ou les nécessités de la guerre, toujours présentes, le permettaient.

Nous avons dit que la Fédération régionale des paysans du Centre était devenue Fédération régionale des paysans et de l'alimentation. Il s'agissait là, d'abord, d'une prise de conscience du rôle joué par les producteurs, ensuite d'une intégration organique dont il existait des précédents peut-être moins développés en Aragon et dans le Levant.

Le 25 octobre 1937, sur l'initiative de l'organisation paysanne de la C.N.T., région du Centre, la fusion s'opéra entre les 97.843 paysans et les 12.897 travailleurs de la distribution, eux aussi appartenant à la C.N.T. C'était un pas de plus dans la coordination de fonctions complémentaires. A partir de ce moment, production et distribution ne sont plus séparées. Ce sont les distributeurs de la Fédération des producteurs qui sont chargés de répartir les produits dans les coopératives et les magasins ou dépôts publics, ce qu'on organise aussi rapidement que possible dans les villages et dans les villes, sans oublier la capitale de l'Espagne. Le commerce privé est éliminé ou tout du moins mis en tutelle, et disparaît la possibilité, pour une minorité d'intermédiaires, de spéculer sur les produits apportés par une majorité de producteurs, et d'être maîtresse de la vie matérielle des populations (12).

Puis, comme en Aragon, comme dans le Levant, comme en Catalogne, comme, nous en sommes certain, dans les parties de l'Andalousie et d'Estrémadure qui furent pendant quelque temps aux mains de nos camarades, cette réorganisation économique fut complétée par la création de nombreuses écoles, de colonies d'enfants, d'importants travaux d'irrigation et de nombreuses initiatives dans la mise en culture de terrains vagues, et cela dans Madrid même, au prix d'efforts souvent inouïs. Ajoutons encore les mesures positives que nos camarades firent triompher dans les Conseils municipaux, où ils s'efforçaient d'élargir le rôle de la commune et de transformer cette dernière en élément actif de réorganisation sociale.

Voici maintenant quelques exemples qui peuvent nous donner une idée assez nette des réalisations effectuées dans les trois cents Collectivités castillanes qui existaient en mars 1938, et dont le nombre augmenta par la suite.

Collectivité de Miralcampo. - Elle fut fondée dans une immense propriété du comte de Romanonès, leader fameux du libéralisme monarchiste. En 1936, avant la Révolution, on y avait cultivé le blé sur une superficie de 1.938 hectares, et de l'orge sur 323 hectares. Après la collectivisation, la superficie emblavée était de 4.522 hectares pour le froment et de 1.242 hectares pour l'orge. La production du vin passa de 485 à 727 hectolitres, grâce au meilleur entretien des vignes, et à l'organisation de l'irrigation (car on n'avait pas encore eu le temps de changer les cépages). Quant à la valeur de la production de melons elle était passé de 196.000 à 300.000 pesetas, et celle de la luzerne, de 80.000 à 250.000 pesetas. Or à l'époque, et dans l'ensemble, l'augmentation des prix n'atteignait pas 10 pour cent.

De plus, la Collectivité avait un splendide élevage de lapins, une centaine de porcs et un magasin de ravitaillement auquel se fournissaient huit cents personnes (13).

Dans tout le canton, les Collectivités de Tielmes, Dos Barrios, Cabañas Yelpe, Cislada, Tomelloso, Almagro, réalisent une oeuvre constructive comparable à celle de Miralcampo.

Manzanarès. - Les réalisations collectivistes de Manzanarès furent beaucoup plus vastes que celles de Miralcampo. Cette ville comptait à l'époque 25.000 habitants, et exceptionnellement aussi, s'agissant de la Castille, le mouvement libertaire y avait poussé de nombreuses racines (14). Aussi, la collectivisation fut-elle entreprise dès le mois d'août 1936 ; dès le début, nos camarades parvinrent à entraîner avec eux les adhérents locaux de l'Union générale des travailleurs.

En 1937, la Collectivité possédait 22.500 hectares de terre, et 2.500 de bois et forêts. La moitié de cette richesse provenait d'expropriations, l'autre de dons et d'adhésions volontaires. On conservait dans les archives les procès-verbaux de soixante-trois expropriations, de vingt-trois dons volontaires à perpétuité, et des dons de cinq cents collectivistes auparavant petits propriétaires. Le noyau initial se composait de 1.700 personnes, hommes, femmes et enfants.

L'année suivante, on obtenait 87.610 quintaux de blé, 96.840 hectolitres de vin, 630 hectolitres d'huile, pour 630.000 pesetas de céréales secondaires et 900.000 pesetas de fruits et de légumes.

Dès février 1937, la Collectivité possédait 700 mules et mulets, autant de charrettes et de chariots, six tracteurs, quatre batteuses pour les céréales, six ventilateurs à main, trois à moteur, quatre-vingts pompes pour extraire l'eau et la distribuer dans les cultures potagères. Ajoutons 3.000 têtes de bétail ovin, quatre-vingts chèvres et deux immenses pigeonniers contenant six mille pigeons chacun.

Ce n'est pas tout. On comptait aussi trois moulins à huile munis de pressoirs hydrauliques, trente caves vinicoles d'une contenance totale de 131.200 hectolitres, une fabrique d'alcool à usage médicinal, une imprimerie, deux ateliers de charronnage munis d'outillage moderne, une menuiserie, un atelier pour le tissage du sparte, une fabrique de plâtre, une de soufre pour le sulfatage des vignes, et un atelier de mécanique.

Il est vrai que presque toutes ces installations existaient auparavant, mais la Collectivité les a fait produire au maximum. Et, siège cantonal, elle a aidé les Collectivités de Membrilla, La Solana, Alhambra, Villarte, Arenas de la Vega, Daimiel, Villarubia, Almagro et Bolanos avec lesquelles elle était unie par la communauté de l'effort. Telle était la confiance qu'elle inspirait que l'Institut de la réforme agraire, organisme officiel d'Etat lui octroya, au début de son organisation, un prêt de 800.000 pesetas qu'elle remboursa sans peine, bien que la mobilisation pour la guerre d'une partie importante de ses membres la privait de bras qui lui auraient permis de faire davantage.

Alcazar de Cervantes. - C'est dans cette ville, dont le nom traditionnel d'Alcazar de San Juan avait été changé par la révolution, que naquit Cervantes (ceci est du reste controversé). Dès octobre 1936 la section locale de la C.N.T. et celle de l'U.G.T. commençaient la socialisation agraire. Sur 53.000 hectares qu'embrassait le territoire municipal, 35.000 passèrent aux mains de la Collectivité.

Un comité d'administration composé de trois membres de chaque organisation syndicale fut nommé. Le président, un vieux paysan, petit propriétaire, membre de l'U.G.T., n'était peut-être pas le plus favorable à cette entreprise révolutionnaire, mais sa nomination constituait, de la part de nos camarades, un geste de tolérance. On n'eut du reste pas à s'en plaindre.

Comme partout, la première chose que fit la Collectivité fut d'intensifier la production agraire. Jusqu'alors, celle de céréales était presque inexistante. Un an après elle s'élevait à 19.000 hectolitres de blé et à 15.000 hectolitres d'orge. Effort appréciable, dans des terres dures et dans des conditions de climat généralement adverses.

En février 1938, la Collectivité comptait 1.800 mules et mulets, 400 moutons et brebis. Ce troupeau ovin qui n'avait pas augmenté davantage parce qu'il était continuellement mis à contribution pour le ravitaillement de Madrid (15), avait, au 30 juillet 1937, rapporté, après le paiement des salaires familiaux, un bénéfice net de 211.792 pesetas.

La région est surtout apte à la culture de la vigne. En 1937, la vendange donna 48.300 quintaux de raisin qui furent livrés aux pressoirs des caves collectives. On retint pour la consommation locale la trentième partie du vin, et l'argent encaissé par la vente des produits obtenus permit d'améliorer le standard économique et de donner en vêtements, en meubles, en réparations des maisons un confort jusqu'alors inconnu.

Ce n'est qu'en mars 1937, six mois après la naissance de la Collectivité agraire, qu'apparut la Collectivisation industrielle. Sans doute les résultats de la Collectivisation agraire incitèrent-ils à l'entreprendre ceux qui avaient jusqu'alors hésité. Les membres de la C.N.T. commencèrent par installer dans une maison abandonnée un atelier de métallurgie. Quelques artisans et petits patrons les aidèrent, et peu après, l'atelier réunissait quarante ouvriers mécaniciens dont le responsable technique était nommé par eux. On avait commencé avec l'outillage que chacun apporta, mais celui-ci fut amélioré dans la mesure où les circonstances le permettaient.


(1) Bien que cet écrasement ait eu lieu au temps de Charles Quint, il ne fut pas l'œuvre de ce dernier. Quoi qu'il en coûte à certains Espagnols de le reconnaître, ce fut l'aristocratie espagnole uniquement qui anéantit le soulèvement démocratique ; les répercussions en eurent une extrême importance pour l'histoire sociale de l'Espagne.

(2) Cet Ateneo d'esprit libertaire faisait en quelque sorte pendant, toutes proportions gardées, avec l'Ateneo fondé sous la monarchie par les intellectuels libéraux de Madrid, et dont les campagnes et les positions politiques exerçaient une influence certaine sur la vie publique de l'Espagne. A plusieurs reprises, des militants libertaires, dont Orobon Fernandez, jeune de grande valeur qui mourut tuberculeux, furent invités à y parler.

(3) Naturellement, la liste n'est pas exhaustive.

(4) Madrid ne faisait donc que suivre la tradition libertaire.

(5) Ciudad Real (Ville Royale) s'appela à l'époque Ciudad libre (Ville libre).

(6) De nombreux militants de Madrid, qui avaient participé efficacement à la propagande dans les campagnes, contribuèrent à l'organisation des collectivités.

(7) Rappelons-nous que les femmes ne travaillaient qu'épisodiquement, "pour rentrer la luzerne et démarier les betteraves", comme disaient dans leur rapport les Collectivistes d'Albalate de Cinca.

(8) Il s'est produit ici le contraire de ce qui s'est produit dans le Levant. Ce sont les militants de la ville qui sont allés porter la bonne parole à la campagne.

(9) Les grandes fermes andalouses appelées "cortijos" employaient à demeure un personnel nombreux, et constituaient souvent des unités économiques (voir le chapitre intitulé L'Idéal).

(10) On appréciera mieux l'importance de cette somme quand on saura qu'un quintal de blé valait alors 58 pesetas.

(11) Ce que nous savons de la Révolution russe et de la presse qui se publia dès les premières années de la domination bolchevique, nous autorise à dire que l'on n'y trouvait pas de tels conseils, reflétant un tel esprit constructif.

(12) Voici un exemple probant : à Barcelone, et généralement en Catalogne, il ne fut pas possible de socialiser et d'amalgamer production et distribution. Et le repas qui coûtait 12 pesetas dans un restaurant de Barcelone, coûtait 3 pesetas dans un restaurant socialisé de Madrid.

(13) Dans son livre Historia del Anarco-sindicalismo espagnol, paru à Madrid, en 1968, l'écrivain Juan Gomez Casas écrivait : "Les Collectivités organisées par la Fédération régionale du Centre de l'Espagne, dans les Possessions du comte de Romanonès à Miralcampo, et Azuqueca, province de Guadalajara, méritent spécialement d'être citées. Les paysans transformèrent toute la physionomie de ces contrées, ils dévièrent le cours d'une rivière pour irriguer les terres, augmentèrent énormément les surfaces cultivées, construisirent des fermes, un moulin, des écoles et des réfectoires collectifs, des maisons pour les collectivistes, et augmentèrent énormément la production." Ajoutons que quand il retourna dans ses terres, après la fin de la guerre civile, le comte de Romanonès, beau joueur, émerveillé de ce qu'il voyait, intervint pour faire libérer le principal organisateur de cette oeuvre constructive, que les fascistes tenaient en prison, et auraient certainement fusillé.

(14) Sur 18.000 habitants, la C.N.T. comptait normalement 3.000 adhérents, au commencement de la socialisation, et comme conséquence des persécutions récentes, elle en comptait 2.000. Quelques mois plus tard, elle en comptera 6.000.

(15) Et aussi celui du front.

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