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Quelques processus

 

Segorbe (province de Castellon de la Plana)

S'il y avait de nombreux libertaires dans cette petite ville de sept mille habitants, il y avait aussi de nombreux militants socialistes, ugétistes, républicains et communistes. Ajoutons les fermiers qui pensaient pouvoir garder la terre que les "terratenientes" maintenant dépossédés, leur louaient auparavant, et les petits propriétaires traditionnels, satisfaits de leur situation, qui n'étaient pas attirés par l'organisation collective. Ces forces adverses constituaient un front solide de résistance à la socialisation proposée par les cénétistes, d'autant plus que le ministre de l'Agriculture, le communiste Uribe, prononçait à la radio de Valence des discours véhéments incitant les paysans à la "résistance", c'est-à-dire à la lutte contre les Collectivités, tandis que la Pasionaria (1), leader officiel du parti de Moscou, reprenant les arguments autrefois brandis par les réactionnaires, disait par le même moyen de communication aux hésitants : "N'est-ce pas, camarades paysans, qu'il est douloureux de travailler, de s'échiner toute une année pour qu'au moment de la récolte des gredins sans conscience viennent vous dépouiller du fruit de vos efforts ?" Suivaient des déclarations de guerre aux partisans de la collectivisation.

On ne fut pas loin d'incidents sanglants, que les staliniens s'efforçaient de provoquer, et quand il passa pour la première fois à Segorbe, l'auteur de ces lignes dut, après avoir donné une conférence sur les bienfaits de la collectivisation du point de vue économique et social, s'employer à calmer ses camarades hypertendus, leur conseillant d'éviter un affrontement brutal et de commencer par une communauté modeste quitte, comme cela s'était produit ailleurs, à gagner de nouveaux adhérents par la force de l'exemple.

Le canton de Segorbe comptait 42 villages où, comme en tant d'autres endroits, nos camarades étaient entrés dans les conseils municipaux par lesquels ils s'efforçaient de faire accepter des réformes sociales souvent fondamentales.

Sur leur initiative, on établit le contrôle des prix dans la plupart de ces villages ; puis on socialisa le commerce, d'abord pour participer au ravitaillement du front, qui n'était pas loin. Nouvelle étape : on établit un Comité qui distribuait les marchandises chez les commerçants contrôlés. Puis naquirent les "coopératives municipales" en plein accord avec les délégués de sept villages élus pour former le comité distributeur du canton entier. Enfin, la "Commune libre de Segorbe" naquit avec un noyau initial de quarante-deux familles. Un mois plus tard elle en comptait quatre-vingt dix, et peu après la puissance de son développement était telle que le député travailliste Fenner Brockway la citait élogieusement à son retour en Angleterre.

 

Jérica (province de Castellon de la Plana)

Là encore, et bien que nullement réactionnaire, la population n'acceptait pas facilement la collectivisation des terres, même de celles expropriées aux riches fascistes, parce que l'esprit collectiviste demeurait étranger à de nombreux habitants. Et de nouveau il faudrait savoir dans quelle mesure la crainte du triomphe du franquisme ou d'un retour en arrière de la République après la victoire pesait sur l'attitude de ceux qui, même dans certains villages aragonais, refusaient de se rallier aux solutions nouvelles.

Huit mois après le 19 juillet, la C.N.T. ne comptait que deux cents adhérents, autant du reste que l'Union générale des travailleurs. Avec cette différence maintes fois constatée : l'adhésion à l'U.G.T. était très souvent dictée aux petits propriétaires conservateurs, aux petits commerçants et autres éléments nouvellement syndiqués par le désir de contrecarrer les entreprises révolutionnaires de la C.N.T., de maintenir l'existence d'une société de classes dont chacun espérait tirer profit aux dépens des autres.

Toutefois, on commença par socialiser l'industrie. Puis notre Syndicat s'empara de cinq grandes propriétés qui s'étendaient respectivement sur 70, 80 et trois fois 30 hectares. Soixante-dix familles de la C.N.T. et dix de l'U.G.T. s'installèrent dans la première. Partant de là, le nombre des collectivistes allait s'élever très rapidement.

 

Sonéja (province de Castellon de la Plana)

Le mouvement libertaire y était très ancien - sans doute remontait-il à l'époque de la Première Internationale. En 1921, plusieurs de nos camarades organisèrent une coopérative plâtrière afin de se libérer du patronat et de réaliser une oeuvre constructive. Dix ans plus tard, presque tout le plâtre utilisé dans le village et les environs sortait de leur entreprise qui, en 1936, disposait d'un capital liquide de 300.000 pesetas. Un salaire journalier de sept pesetas pour un homme de métier étant, dans ces villages, considéré excellent, il s'agissait là d'une petite fortune.

Les ressources dont ils purent disposer permirent à nos camarades de construire une petite école dont ils firent présent au Syndicat local, et qu'ils maintenaient de leurs deniers. Puis ils fondèrent une société culturelle et une bibliothèque publique. Grâce à eux, Sonéja n'avait pas d'enfant illettrés. Aussi les considérait-on comme les plus idéalistes de la région, et leur élévation morale, qui en faisait souvent les arbitres dans certains litiges, était proverbiale.

Après le 19 juillet, un nouveau conseil municipal fut élu, où ils constituèrent la majorité. Comme à Segorbe, l'industrie fut socialisée la première. Ce n'est qu'en mars suivant que le Syndicat général local entreprit de socialiser ce qu'il pouvait dans l'agriculture, toujours dans les propriétés abandonnées par les fascistes, dans les terrains délaissés par manque d'initiative privée ou dans les cas d'incapacité physique.

On ne parvenait pas à la plénitude d'autres localités . On fit tout de même du bon travail, qui s'améliora par la suite.

 

Sueca (province de Valence) (2)

 Le 19 juillet, comme dans presque toutes les autres localités levantines, les forces antifascistes, cénétistes, républicaines et socialistes constituèrent un Comité de défense, prirent contre les fascistes les mesures de protection nécessaire, s'efforcèrent d'assurer les moyens d'existence de tous les habitants, et confisquèrent les terres des grands propriétaires.

Ces terres furent d'abord travaillées au bénéfice de tous. Puis, franchissant une seconde étape, le Comité de défense prit tout le sol cultivable sous son contrôle, et procéda à un nouveau partage selon les besoins des familles et le rendement moyen des diverses zones agricoles. Système qui rappelle celui du "mir" russe ; ce fut le seul cas de solution agraire de ce genre, même transitoire, dont nous ayons eu connaissance. Mais, comme dans le "mir", la terre était donnée en usufruit, non en propriété juridiquement reconnue.

Un ménage recevait deux hectares d'excellente terre irriguée ; on lui attribuait un hectare supplémentaire pour le premier enfant et, suivant la norme établie pour le salaire familial, on appliquait pour les autres enfants une augmentation dégressive. Les moyens propriétaires furent réduits à la portion commune qui leur permettait de vivre en travaillant.

En même temps, et peut-être auparavant, le même Comité de défense, inspiré par les éléments libertaires qui en faisaient partie, établissait le contrôle des rizières, le riz étant la production dominante de cette zone. La Commission administrative de l'agriculture, spécialement nommée et mandatée, vendit la récolte et prit en charge le produit de cette vente. Puis elle établit dans une banque locale un compte courant correspondant à chaque famille qui pouvait toucher sa part de l'argent ainsi disponible toutes les semaines, toutes les quinzaines ou tous les mois, sans dépasser les limites établies pour éviter le gaspillage et le désordre.

C'est dans cette situation que le 10 janvier 1937, soit près de six mois après le commencement de la guerre civile, le Syndicat des paysans, affilié à la C.N.T., et qui groupait 2.000 adhérents, fonda la Collectivité agraire de Sueca. Quatre cents familles s'inscrivirent, apportant leurs terres et leurs instruments de travail. On disposa d'emblée de 1.000 hectares de sol extrêmement fertile pour l'agriculture générale, de 200 hectares pour l'agriculture maraîchère, et d'une partie proportionnelle de la terre prise aux fascistes. Juridiquement ces terres continuaient d'appartenir à la commune, mais les usufruitiers les cultivaient comme bon leur semblait.

Peu après, trente-deux familles de membres de l'U.G.T. et dix de membres du parti communiste fondaient à leur tour une Collectivité. L'exemple s'imposait, même à nos adversaires.

 

Benicarlo (province de Castellon de la Plana)

Le processus de Benicarlo rappelle avec certaines variantes, celui de Segorbe. Aucun des cinquante-deux villages du canton ne se décidait, au début, à tenter l'expérience collectiviste, partielle ou intégrale, et il n'était pas question non plus, pour nos camarades, de l'imposer de force. Pourtant les résistances faiblirent plus tard, et des collectivités se formèrent.

Ce furent encore la participation au Conseil municipal et les solutions apportées au problème du ravitaillement qui ouvrirent la voie. Le commerce privé s'étant paralysé, nos camarades firent face à la situation en mobilisant camions et camionnettes qui allaient dans les villes chercher le ravitaillement, et en organisant un Comité municipal chargé des achats et des ventes "pour l'ensemble des cinquante-deux villages du canton".

Cet organisme commença par acheter aux paysans leurs produits qu'il envoya aux points de consommation ou d'écoulement, même à l'étranger. Puis il centralisa les semences diverses et les engrais chimiques, et les distribua particulièrement pour intensifier la production de blé et de pommes de terre en prévision de la disette de produits alimentaires qu'on pouvait craindre pour l'hiver (les paysans nous apparaissent plus prévoyants et plus soucieux du sort des villes que les gouvernants et les citadins, principaux intéressés). Cela conduisit à surveiller le travail des petits propriétaires pour éviter tout sabotage ou toute négligence préjudicielle dans une période où devaient prévaloir les nécessités d'ensemble.

En même temps, le Comité cantonal de Benicarlo apportait, grâce aux rapports fraternels que permettait l'unification croissante de l'agriculture et de l'industrie, des améliorations immédiates à la condition des paysans. Les fermiers et les métayers n'avaient plus à payer en argent ou en nature le loyer de leur terre. Très vite, ils bénéficièrent de l'installation électrique gratuite, fruit des excellents rapports intersyndicaux de caractère régional, et chaque village eut son téléphone. Les ressources nécessaires pour ces travaux provinrent du loyer des maisons des habitants de Benicarlo même, qui furent invités à en verser le montant au Conseil municipal où siégeaient nos camarades. En échange, les impôts furent supprimés, et les propriétaires ne furent jamais jetés à la rue.

Puis on fonda des écoles, on organisa des jardins d'enfants. Tout cela convainquit les hésitants, et les Collectivités finirent par apparaître.

Dans le cas de Benicarlo, l'initiative est donc surtout venue du centre. C'est en partant du centre qu'on a installé, puis multiplié les "Communautés confédérales", ainsi nommées à cause de leur affiliation à la C.N.T. Tout ce qui concerne le canton passait par Benicarlo stratégiquement bien situé. Chaque matin, une moyenne de 150 charrettes apportaient ou emportaient des produits de toute sorte. Le réseau fraternel s'est enfin créé. Il s'est complété par la suite.

Entraînés, les partis politiques admettent ou collaborent.


(1) Leader et militante stalinienne enragée.

(2) Notre mouvement était depuis longtemps solidement implanté à Sueca, où son histoire fut parfois dramatique.

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