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VI. CONSIDÉRATIONS FINALES

 

Nous avons dit, à maintes reprises, car il est très important d'en tenir compte, que la Révolution libertaire espagnole a été déclenchée comme une conséquence de l'attaque franquiste qui a permis de lancer au combat des forces révolutionnaires sans elle condamnées à de nouveaux et stériles échecs. Et quand nous écrivons "stériles échecs", nous nous référons aux tentatives qui avaient eu lieu en janvier 1932, janvier et décembre 1933 (tentatives révolutionnaires et insurrectionnelles d'origine et de facture faïste-cénétiste) à quoi il faut ajouter l'insurrection des mineurs asturiens à laquelle prirent part les ouvriers socialistes, ugétistes, cénétistes (malgré l'opposition stupide du Comité national de la C.N.T.), et même communistes (1). Toutes ces tentatives furent écrasées par les forces supérieures de l'Etat, appuyé par les partis politiques non révolutionnaires, mais non pour cela fascistes.

Ce dernier point mérite qu'on s'y arrête. Les conceptions tactiques de l'anarchisme communiste (et auparavant collectiviste) impliquaient, selon une tradition remontant à la Première Internationale, l'attaque et le triomphe du peuple. Les luttes armés qui eurent lieu sous la Deuxième République espagnole répondaient donc à une doctrine d'action théoriquement établie. Cette doctrine considérait, et tel fut l'enseignement de Kropotkine, repris par ses disciples dont l'auteur de ce livre, que les soulèvements locaux, les tentatives, même sporadiques, si nombreuses avant la Révolution française constituaient un entraînement, une gymnastique révolutionnaire où le peuple apprenait à se battre, et finirait par gagner la dernière manche. Un peu comme l'affirmation célèbre de Pierre le Grand devant les défaites réitérées que lui infligeaient les Suédois : "A force de nous battre, ils nous apprendront à les battre."

Malheureusement il n'y eut pas de Poltava prolétarien, et ce que nous venons de rappeler fournit une explication qui devrait être retenue. Si nous reprenons l'ensemble des facteurs qui intervinrent dans ce chapitre de l'histoire, nous sommes obligés de conclure que la défaite de la Révolution communiste libertaire espagnole était inévitable. Car toute révolution sociale provoque la cohésion de forces menacées qui se réunissent exceptionnellement, malgré ce qui les oppose normalement. C'est la leçon que nous offre non seulement la déroute finale de la Révolution espagnole, mais l'histoire étudiée avec l'indispensable volonté de vérité.

En général, et mises à part quelques exceptions actuelles, qui ont du reste abouti à de nouvelles formes d'oppression (2), ce sont les révolutions politiques qui ont triomphé, mais les mêmes hommes ou les mêmes partis qui se battaient entre eux pour un changement de forme du pouvoir se sont réconciliés quand ils se sont trouvés devant un mouvement populaire qui menaçait leurs positions ou leurs privilèges. Ainsi, en France, la révolution de février 1848 fut facile : bourgeois libéraux et prolétaires s'étaient unis pour renverser la monarchie de Louis-Philippe ; mais tout changea quand, quatre mois plus tard, les ouvriers voulurent implanter le socialisme. Alors, les bourgeois libéraux furent solidaires des monarchistes, et Cavaignac, général républicain, lutta de toute sa rage contre les ouvriers insurgés.

Les autres révolutions sociales, ou ayant un contenu social prononcé, que ce soit la Commune de Paris, ou la Guerre des Paysans d'Allemagne dans laquelle Luther s'allia à la noblesse en l'excitant au massacre abominable des serfs soulevés, ou encore le mouvement hussite, de Bohème, et tous les soulèvements des paysans du Moyen Age montrent la répétition des mêmes faits. Il nous faut remonter en Egypte, vers 2200-2000 avant l'ère chrétienne pour trouver une révolution sociale victorieuse. Et encore, deux siècles plus tard - sans doute avant, - une nouvelle dynastie avait été intronisée, et les castes étaient reconstituées.

Bakounine lui-même écrivait, un an et demi avant sa mort, confirmant en cela ce qu'Elisée Reclus lui avait écrit : "Tu as raison, l'heure des révolutions est passée, nous sommes entrés dans celle des évolutions." Et il justifiait son opinion en invoquant non seulement les terribles défaites subies par les révolutionnaires européens au cours de près d'un demi siècle de combats héroïques, mais devant la puissance militaire scientifiquement organisée des Etats modernes. et le manque d'esprit révolutionnaire, de volonté d'émancipation des masses.

Certes, cette dernière considération ne peut pas se rapporter au peuple espagnol, ou du moins, chez lui, à la partie dynamique, si nombreuse, qui faisait l'histoire. Mais les faits nous obligent à constater que la thèse kropotkinienne, opposée en quelque sorte à celle, posthume, de Bakounine, d'Elisée Reclus, et même de Proudhon (3), n'a pas été confirmée par l'expérience. Car le totalitarisme fasciste, qui en Italie répliquait, après la Première Guerre mondiale, à une longue période de troubles n'aboutissant pas à la révolution, est apparu dans l'histoire. Et le fascisme c'est la "contre-révolution préventive" de ceux qui sont menacés par la subversion, même si elle est incapable de changer l'ordre social. Le peuple même finit par préférer la suppression de la liberté politique et civique au désordre permanent qui, en fin de compte, attente aussi à la liberté, ne serait-ce que celle de vivre normalement.

Aussi y a-t-il danger à poursuivre cette gymnastique révolutionnaire qui, par des grèves partielles se succédant sans cesse, des grèves générales continuelles, des tentatives insurrectionnelles, nuit à la stabilité de la société.

C'est peut-être ce qui s'est produit en Espagne, avant le déclenchement de l'attaque fasciste. Certes il ne s'agit pas de condamner les explosions de la faim, de l'impatience, du désespoir, de la colère cent fois justifiée de ceux qui voyaient leurs bébés mourir faute de soins, qui devaient chercher du travail une bonne partie de l'année sans en trouver, et envoyer leurs fils à l'école les pieds nus, quand école il y avait. Mais il aurait fallu que ceux qui s'étaient érigés en leaders de la C.N.T. et de la F.A.I. - cette dernière incarnait la passion révolutionnaire plus que la valeur intellectuelle - aient une vision stratégique qui leur manquait. Là non plus ils n'étaient pas à la hauteur des circonstances. La grandeur du mouvement libertaire espagnol fut son caractère presque exclusivement prolétarien, mais c'était aussi sa faiblesse. Et cette faiblesse permettait aux démagogues, car nous en avions, de tenir une place pour laquelle ils n'étaient pas faits.

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Mais plus responsables apparaissent encore les dirigeants socialistes et républicains qui n'eurent ni l'initiative du cœur, ni l'intelligence, ni le courage d'entreprendre, dès la proclamation de la République, des réformes sociales hardies qui auraient pu calmer la faim des uns, freiner l'impatience des autres. Plus responsables parce que plus cultivés, et ayant plus de moyens d'action. Pourquoi leur passivité ? Sans doute parce que le pouvoir les rendit pusillanimes, avait coupé les ailes à leur imagination comme il arrive si souvent aux bénéficiaires heureux des nouveaux régimes politiques. Nous n'affirmons pas par esprit de parti. Vers 1935, une enquête avait montré que le plus grand pourcentage d'"enchufistas" (cumulards d'emplois officiels) se trouvait chez les socialistes et les catalanistes de gauche. Les réformes sociales les intéressaient certainement moins que la jouissance des avantages nouvellement acquis. Dans cet ensemble de conditions, le fait révolutionnaire devait se produire.

D'autre part, une des conséquences des conflits sociaux continuels fut de pousser vers la droite des gens appartenant à des partis du centre, et de grossir les forces conservatrices, réactionnaires, fascistes. Les chiffres des élections de février 1936 le prouvent, et l'on peut ici parler de responsabilité des révolutionnaires. Mais si les socialistes et les républicains de gauche avaient donné la terre aux paysans affamés (4), et entrepris des réformes sociales hardies, forcément exceptionnelles dans une situation elle-même exceptionnelle, les luttes sociales tumultueuses n'auraient pas eu une telle gravité, et peut-être la réplique fasciste ne se serait-elle pas produite. Ils préférèrent se limiter à copier la constitution de Weimar.

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Nous avons dit et répété que l'attaque fasciste créa une situation favorable à la prise en main d'une partie importante de la situation générale et de presque toute l'économie par le secteur libertaire. Toutefois, les répercussions ne furent pas que favorables, et les conséquences négatives ont-elles balancé les conséquences positives. Car, d'une part, de nombreux militants, souvent les meilleurs, furent, du fait de la guerre civile, mobilisés pour le front, et y moururent. Ce furent aussi les meilleurs qui manquèrent dans les Syndicats, dans les Collectivités, dans les villages où ils exerçaient une influence efficace. Et d'autre part, le nombre de ceux qui s'intégrèrent à la bureaucratie gouvernementale fut aussi assez élevé pour qu'on ressentit les effets de leur absence.

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Une des caractéristiques dominantes qui s'impose à celui qui étudie la Révolution espagnole, est sa multiformité. Cette révolution a été guidée selon certains principes très nets et très précis, qui impliquaient l'expropriation générale des détenteurs de la richesse sociale, la prise en main par les travailleurs des structures organisationnelles de la production et de la distribution, l'administration directe des services publics, l'établissement de la justice économique par l'application du principe communiste libertaire. Mais 1'uniformité de ces principes n'empêcha pas la diversité des méthodes d'application, si bien que l'on peut parler de "diversité dans l'unité" et d'un fédéralisme étonnamment varié.

Très vite dans les régions agraires, particulièrement en Aragon, est apparu un organisme nouveau : la Collectivité. Personne n'en avait parlé avant. Les trois instruments de reconstruction sociale prévus par ceux des libertaires qui s'étaient avancés quant aux prévisions de l'avenir étaient d'abord le Syndicat, puis la coopérative qui ne ralliait pas beaucoup de partisans, enfin, sur une assez large échelle, la commune, ou organisation communale. Certains pressentaient - et l'auteur fut de ceux-là - qu'un organisme nouveau et complémentaire pourrait, et devrait apparaître, particulièrement dans les campagnes, le Syndicat n'y ayant pas acquis l'importance qu'il avait dans les villes, et le genre de vie, de travail et de production ne s'accommodant pas d'un monolithisme organique contraire à la multiformité de la vie.

Nous avons vu comment cette Collectivité est née, avec ses caractéristiques propres. Elle n'est pas le Syndicat, car elle englobe tous ceux qui veulent s'intégrer à elle, qu'ils soient producteurs au sens économique et classique du mot, ou non. Puis elle les réunit sur le plan humain, intégral de l'individu, et non pas seulement sur celui du métier. En son sein, et dès le premier moment, les droits et les devoirs sont les mêmes pour tous ; il n'y a plus de catégories professionnelles s'opposant les unes aux autres, et faisant des producteurs des privilégiés de la consommation par rapport à ceux qui, telle la femme au foyer, ne produisent pas, toujours au sens économique et classique du mot.

La Collectivité, n'est pas non plus le Conseil municipal, ou ce qu'on appelle la Commune, le municipe. Car elle se sépare des traditions des partis sur lesquels la commune est habituellement construite. Elle englobe à la fois le Syndicat, et les fonctions municipales. Elle englobe tout. Chacune des activités est organisée en son sein, et toute la population prend part à sa direction, qu'il s'agisse de l'orientation de l'agriculture, de la création d'industries nouvelles, de la solidarité sociale, de l'assistance médicale, ou de l'instruction publique. Dans cette activité d'ensemble, la Collectivité élève chacun à la connaissance de la vie totale, et tous à la pratique d'une compréhension mutuelle indispensable.

Par rapport à la Collectivité, le Syndicat ne joue plus qu'un rôle secondaire, ou accessoire. Il est frappant de voir comment, dans les zones agricoles, il a été le plus souvent relégué spontanément, presque oublié, malgré les efforts que les syndicalistes libertaires et les anarcho-syndicalistes avaient auparavant déployés. La Collectivité l'a déplacé. Le mot même de Collectivité est né spontanément, et s'est répandu dans toutes les régions d'Espagne (Aragon, certaines zones de Catalogne, Levant, Castille, Andalousie, et même Estrémadure quand le franquisme n'y a pas triomphé immédiatement) où a eu lieu la révolution agraire. Et le mot "collectiviste" fut adopté aussi vite, et se répandit avec la même facilité.

Il n'est pas interdit d'émettre l'hypothèse que ces deux vocables - collectivité et collectivisme - désignaient mieux pour les populations, le sens moral, humain, fraternel que ne le faisaient les mots Syndicats et syndicalisme. Question d'euphonie peut-être, et d'ampleur de vues, d'humanisme : l'homme au-delà du producteur. Plus besoin du Syndicat quand il n'y a plus de patrons.

Si d'Aragon nous passons dans le Levant, nous voyons aussi surgir les Collectivités, mais non pas comme une création, aussi spontanée, instantanée pourrait-on dire. Ce sont, comme nous l'avons vu, les Syndicats agricoles, et même parfois non agricoles, qui sont au départ, non pour fonder d'autres Syndicats, mais, et cela est plus significatif, pour fonder des Collectivités. Et ceux qui adhèrent à ces Collectivités, souvent sans appartenir aux Syndicats, sont aussi des collectivistes, et ces collectivistes agissent et se comportent aussi bien que les autres. Hâtons-nous de dire que les cadres organisateurs sont souvent composés d'hommes ayant jusqu'alors milité dans les Syndicats, ou même dans les groupes libertaires.

Mais il arrive aussi que les communes fassent les choses intégralement, remplissent le rôle des Collectivités. Parmi les cas que nous avons cités rappelons Granollers, Hospitalet, Fraga, Binéfar, diverses localités castillanes. Nous voyons aussi des municipalités qui, s'étant reconstituées selon la décision gouvernementale (janvier 1937) ont alors joué un rôle plus ou moins important, plus ou moins subalterne ; et dans le Levant, le Syndicat et la Collectivité finissent par unifier leur activité. Mais dans cette région le rôle du Syndicat deviendra vite souvent plus important, soit par participation directe, soit comme inspirateur et guide, qu'il ne l'est en Aragon.

Enfin, nous voyons, en Castille, les Collectivités naître en grand nombre sous l'impulsion de militants ouvriers, et même d'intellectuels, qui partaient de Madrid et rayonnaient dans les campagnes.

Cette plasticité, cette variété de modes d'action ont permis de créer le socialisme, le vrai, en chaque endroit selon les situations, les circonstances de temps et de lieu, et de résoudre une infinité de problèmes qu'une conception autoritaire, trop rigide, trop bureaucratique n'aurait fait que compliquer, avec, au bout, l'implantation d'une dictature uniformisatrice. La variété des méthodes de réalisation a suivi la variété des aspects de la vie. Souvent, dans une même région, des villages aux productions semblables, à l'histoire sociale à peu près identique ont commencé les uns par la socialisation des industries locales pour aboutir à celle de l'agriculture, les autres par la socialisation de l'agriculture pour aboutir à celle des industries locales. Et nous avons vu aussi - ce fut fréquent dans le Levant - commencer la socialisation par la distribution pour s'acheminer vers la socialisation de la production, au contraire de ce qui s'était fait presque partout ailleurs.

Mais il est remarquable que cette diversité des structures d'organisation n'a pas empêché l'appartenance aux mêmes fédérations régionales, ni à travers elles, la coordination nationale, ni la pratique de la solidarité, qu'il se soit agi de Collectivités pures, de Collectivités syndicales mixtes ou de communautés municipalisées à divers degrés.

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Oui, la loi générale, a été l'universelle solidarité. Nous avons souligné, en passant, que les Chartes ou règlements où l'on définissait les principes d'où découlaient les comportements pratiques de chacun et de tous ne contenaient rien se référant aux droits et la liberté de l'individu. Non que les Collectivités aient ignoré ces droits, mais simplement parce que le respect de ces droits allait de soi, et qu'ils étaient déjà reconnus dans le niveau de vie assuré à tous, dans l'accès aux biens de consommation, au bonheur et à la culture, aux soins, aux considérations et aux responsabilités humaines dont chacun, parce que membre de la Collectivité, était assuré. On le savait, à quoi bon le mentionner ? En échange, pour que cela fût possible, il fallait que chacun accomplisse son devoir, fasse son travail comme les autres camarades, se comporte solidairement selon la morale d'entraide générale.

Ceci était la garantie de cela. C'est pourquoi nous lisons si souvent la même phrase, insérée sans qu'il y eût accord entre Collectivités résidant parfois à des centaines de kilomètres : "Celui qui n'aura pas de travail dans son métier aidera les camarades des autres activités qui pourront avoir besoin de lui." Solidarité supra professionnelle. Il n'y a que des hommes solidaires et fraternels.

En allant au fond des choses, on pourrait peut-être dire qu'on innovait une autre conception de la liberté. Dans les Collectivités villageoises à l'état pur, et dans les petites villes où tous se connaissaient et étaient solidaires, la liberté ne consistait pas à être un parasite, à ne s'intéresser à rien. La liberté humaine n'existe qu'en fonction de comportements positifs, d'activité pratique. Etre c'est faire, écrivait Bakounine. Etre libre c'est réaliser volontairement. La liberté est assurée non pas seulement quand on revendique les droits du "moi" contre les autres, mais quand elle est une conséquence naturelle de la solidarité. Des hommes solidaires se sentent libres entre eux, et respectent naturellement leur liberté réciproque. Aussi, en ce qui concerne la vie collective, la liberté de chacun est le droit de participer spontanément, directement à la vie de la Collectivité, de l'organisation sociale, avec sa pensée, son cœur, sa volonté, son initiative dans la mesure de ses forces. Une liberté négative n'est pas la liberté : c'est le néant.

Cette conception de la liberté faisait naître une nouvelle éthique - à moins que ce ne fût cette nouvelle éthique qui faisait naître une autre conception de la liberté. C'est pourquoi quand l'auteur s'informait des changements, des améliorations introduites dans la vie de tous, on ne lui parlait pas de "liberté", quoique étant libertaires, mais, et cela avec une joie profonde, des résultats du travail, des essais, des recherches auxquelles on s'était livré ; de l'intensification des rendements. Avec quel bonheur vous expliquait-on comment on avait inventé tel moyen de résoudre telle difficulté, comment on avait augmenté la production ou la productivité grâce à un meilleur usage de techniques employées. Non : on ne pensait pas à la liberté, à la façon dont la voient les travailleurs dans les usines capitalistes ou les journaliers dans les champs du propriétaire employeur.

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Consignons à ce sujet une observation à laquelle nous attachons une grande importance philosophique et pratique. Les théoriciens et les partisans de l'économie libérale affirment que la concurrence stimule l'initiative, et par conséquent l'esprit créateur et l'invention qui, sans cela, demeurent en sommeil. Les nombreuses observations faites par l'auteur dans des Collectivités, des usines, des fabriques socialisées lui permettent de penser d'une façon absolument opposée. Car dans une Collectivité, dans un groupement où chaque individu est stimulé par le désir de rendre service à ses semblables, la recherche, le désir, de perfectionnement technique ou autre sont aussi stimulés (5). Mais ils ont encore pour conséquence que d'autres individus se joignent à ceux qui se sont mobilisés les premiers ; en outre, quand au sein de cette société un inventeur individualiste découvre quelque chose, cela n'est utilisé que par le capitaliste ou l'entreprise qui l'emploie, tandis que quand il s'agit d'un inventeur vivant dans une communauté, non seulement sa découverte est reprise et poussée plus loin par d'autres, mais appliquée immédiatement à l'échelle générale. Je suis persuadé que cette supériorité apparaîtrait très vite dans une société socialisée.

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Dans son rapport sur la situation russe, au IIe congrès du parti communiste, célébré en mars 1922, Lénine déclarait : "L'idée de construire une société communiste avec l'aide des seuls communistes, est un enfantillage, un pur enfantillage. Il faut confier la construction économique à d'autres, à la bourgeoisie qui est beaucoup plus cultivée, ou aux intellectuels du camp de la bourgeoisie. Nous-mêmes nous ne sommes pas encore assez cultivés pour cela."

Il est vrai que Lénine parlait alors ainsi (6) pour justifier la N.E.P. (Nouvelle économie politique), qui consistait à laisser la liberté d'entreprise à ce qui restait en Russie de bourgeois et de techniciens de la bourgeoisie, afin de remettre en route la production presque réduite à zéro par l'action destructive et paralysante de l'Etat. Dès 1920, plutôt que laisser les travailleurs et leurs organisations, dont le développement deviendrait une gêne pour les gouvernants communistes, participer activement à la renaissance de l'économie, Lénine préférait se servir de ses ennemis de classe (7). Mais telle était la situation qu'il devait, au bout de quatre ans et demi, avoir recours à ce remède... héroïque.

D'autre part, si nous analysons certains aspects de l'économie russe actuelle, tout du moins en ce qui est à peu près vérifiable, nous constatons, par exemple, un retard stupéfiant en agriculture. Voilà vingt-cinq ans que Staline et ses successeurs ont promis, et continuent de promettre au peuple "le pain gratuit", et que les communistes français, italiens, espagnols bernent ainsi leurs adhérents. Mais le pain gratuit (qui, du reste, dans les pays capitalistes où sa consommation a diminué et continue de diminuer, ne représenterait pas une conquête extraordinaire), n'est toujours qu'un leurre qui cache l'hameçon.

Autre fait, plus probant et plus important : la proportion de population active employée dans les campagnes, s'élève en Russie à 45 %. Elle est de 6 % aux Etats-Unis, de 20 % en France. Cela montre la déficience technique de l'organisation agraire communiste russe, déficience à laquelle il faut suppléer par le travail humain, malgré les progrès techniques que l'on proclame urbi et orbi depuis quarante ans.

Et ce n'est pas encore le plus important. Nous sommes plus loin du communisme que nous ne l'étions en 1917. Car le communisme implique l'égalité économique ; mais alors que nous avons vu cette égalité instaurée dès le début de la constitution des Collectivités libertaires espagnoles, elle n'est même plus une promesse d'espérance pour les travailleurs et les travailleuses des champs groupés dans les kolkhozes et les sovkhozes (organisations collectives nées du régime appelé - par dérision - communiste).

Car il y a, entre ces organisations et les Collectivités agraires d'Espagne, des différences fondamentales. Les kolkhozes et les sovkhozes sont des créations d'Etat, de bureaucratie d'Etat. Producteurs et simples habitants y sont aux ordres d'une classe de fonctionnaires et de techniciens, qui planifient, décident, dictent des ordres sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire, d'après les instructions des ministères. Cette classe est, à son tour, contrôlée par la cellule communiste, qui contrôle en même temps tous les composants de la communauté, y compris les conducteurs de tracteurs, les employés des dépôts de machines, les infirmières et les instituteurs. Dans leur majorité, les femmes doivent accomplir les travaux les plus durs, (conduite des tracteurs, et autres machines, entretien des routes et des chemins, etc.). Si bien que la kolkhozienne, déformée à longueur de vie par un travail bestial, donne aux voyageurs l'impression d'une créature rude, grossière, ayant perdu toute trace de féminité.

Le travail à la tâche était général dans les kolkhozes et les sovkhozes (nous ne croyons pas qu'il ait été supprimé ces derniers temps), et les catégories de salaires, ainsi que la "norme" à accomplir étaient fixées arbitrairement par les dirigeants de chaque cellule de production.

Cela, retenons-le bien, au bout de cinquante ans de régime dit communiste.

Or, rien de pareil dans les Collectivités d'Espagne où tout le monde prend part aux assemblées, peut y dire, sans danger de représailles, sa vérité à qui que ce soit.

En Russie, les couches privilégiées semblent irrémédiablement établies, car elles sont incrustées dans l'Etat, elles sont l'Etat, et castes d'Etat créées par l'Etat. Les preuves abondent.

Ainsi, la revue moscovite Partiinaia Jizn (La vie du parti) donnait, pour 1964, les chiffres suivants : 37,3 % des membres du parti communiste russe étaient des ouvriers ; 16,5 % étaient des paysans (rappelons-nous que ceux-ci composaient 45 % de la population). Sur 11.758.169 adhérents, 5.408.000 étaient des technocrates, bureaucrates et autres membres de "l'intelligentsia", cette dernière catégorie constituant, grâce à sa culture supérieure, la "nouvelle classe" de privilégiés ayant leur automobile, leur "datcha" (maison de campagne), leurs domestiques, leurs ordonnances militaires, leur bel appartement et jouissant de vacances sur les bords de la mer Noire.

Le contraste entre le régime fondé par le soi-disant communisme d'Etat, qui n'est qu'un capitalisme d'Etat, et celui qu'avait fondé la Révolution espagnole était absolu, et cela constituait une des raisons pour lesquelles les communistes espagnols et leurs patrons ont combattu - et continuent de combattre rétrospectivement et implacablement - notre oeuvre constructive.

D'autre part, en Espagne, la production industrielle a été maintenue à un haut degré de rendement tant que les matières premières et l'énergie n'ont pas manqué. Tandis qu'en U.R.S.S. celles-ci (fer, charbon, pétrole, coton, laine) qui pouvaient être produites sur place particulièrement dans le Sud, ont manqué même dans les zones de production à cause de la désorganisation causée par le régime, et cela même après la fin de la guerre civile, en 1921.

L'habile propagande de Khrouchtchev rejetait sur le non développement de l'industrie russe au temps du tsarisme, et sur les conséquences de la guerre internationale et civile, la responsabilité de ce recul. Eh bien, non ! Même en tenant compte des ravages causés par la guerre sous toutes ses formes, l'analyse prouve que le régime né de la Révolution bolchevique se chargea de transformer lui-même la paralysie partielle en paralysie générale. "Lors du recensement du 28 août 1920, 37.226 entreprises industrielles appartenant à l'Etat, et employant près de deux millions d'ouvriers furent dénombrées", écrit l'économiste Serge Procopovicz dans sa monumentale Histoire économique de l'U.R.S.S. - "Or, continue-t-il, le 1er septembre de cette même année, c'est-à-dire deux mois après le recensement, 6.508 entreprises seulement, occupant près de 1.300.000 ouvriers, figuraient sur les contrôles du Conseil supérieur de l'économie nationale".

Que signifient ces chiffres ? Que mû par sa volonté dominatrice, l'Etat faisait disparaître, à une vitesse vertigineuse, un grand nombre d'entreprises par centralisation systématique ou suppression du ravitaillement en matières premières ou en énergie. Ce ne fut pas la seule raison. La mainmise des fonctionnaires sur la direction du travail et de la production s'étendit comme un chancre, ou un foisonnement de chancres (8), la veille de la révolution, il y avait en Russie 65 hauts-fourneaux qui produisaient, en 1912, 5.200.000 tonnes d'acier (France 4.207.000). Au moment de la révolution, la moitié des hauts-fourneaux fonctionnaient encore. Mais, en 1922, année où Lénine prononça les paroles que nous avons reproduites, la production d'acier étant descendue à 255.000 tonnes.

Encore une fois, l'explication de cette chute verticale est en premier lieu due à l'étatisation poussée à fond par le gouvernement bolchevique, et qui non seulement élimina les patrons capables (il y en avait, il en est partout), et les techniciens qu'il fallut remplacer en en faisant venir d'autres d'Allemagne et des Etats-Unis, au moment de la crise mondiale.

Une autre cause de ce recul formidable fut la résistance du personnel des usines qui, dès juin 1918, c'est-à-dire neuf mois après la prise du pouvoir par les bolcheviques, commença de protester contre l'implantation de méthodes policières du parti au pouvoir, auxquelles étaient opposés la majorité des travailleurs (9), et contre l'étranglement de la liberté ouvrière dans les usines. L'habileté polémique fera dire que ces travailleurs étaient manœuvrés par les mencheviks et contre-révolutionnaires. Eh bien, voici ce qu'écrivait Kyrov, un des hommes les plus en vue du parti communiste au début de 1919 :

"Tout le travail d'organisation de la vie économique du pays s'est fait jusqu'à présent avec la participation directe des Syndicats et des représentants des masses ouvrières. Les Syndicats et les conférences ouvrières de délégués d'usine de certaines branches industrielles ont été les principaux et les seuls laboratoires où se sont formés et où se forment encore les services de l'organisation économique de la Russie."

Situation comparable à celle de l'Espagne. Mais alors qu'en Espagne les animateurs de la révolution élargissaient et perfectionnaient cette gestion des travailleurs, ce qui donna les résultats que nous avons vus, compte tenu des difficultés (raréfaction des matières premières, et de l'énergie, opposition des partis politiques, disette alimentaire au bout de quelque temps par la mainmise des armées franquistes sur diverses régions, en Russie, Lénine, qui se rectifiait et changeait d'avis à chaque congrès, décidait que la production devait passer sous la direction de la bourgeoisie afin de remédier à la sclérose créée par l'Etat dont il critiquait l'extension, mais qu'il renforçait sans cesse. Il a fallu la monstrueuse dictature de Staline, épanouissement de celle implantée par Lénine pour, au prix de millions et de millions de morts, construire dans ce système une économie qui se serait construite sans dictature si l'étatolâtrie n'avait pas tout anéanti.

Si nous cherchons à établir la différence entre la révolution russo-bolchevique et la révolution espagnole, nous pouvons la résumer comme suit, en ce qui concerne la production et l'ensemble de la vie économique :

En Russie, après la prise du pouvoir par les bolcheviques qui imposèrent leur dictature et se mirent à gouverner au moyen de l'Etat, tout continua de s'écrouler pendant des années, tant dans le domaine agricole qu'industriel, et dans celui des services publics, jusqu'à arracher à Lénine l'aveu que nous avons vu, et à l'obliger à recourir à la N.E.P. grâce à laquelle, délaissant complètement le socialisme, l'économie se remit en route jusqu'aux années 1926-1927. Staline continua sur cette lancée, après élimination de ceux auxquels Lénine avait eu recours.

En Espagne, sauf dans les cas où les matières premières manquèrent rapidement, la production agraire et industrielle ne souffrit pas d'interruption, à part quelques jours qui suivirent le 19 juillet, dans l'euphorie de la victoire sur le fascisme, et sans que cela même fût général. Usines, fabriques, ateliers, moyens de transport, services publics se remirent rapidement en marche, sauf à Barcelone dans le bâtiment dont le mécanisme de financement est toujours spécial (10).

Il ne fait pas de doute que si Franco avait été vaincu, l'économie serait passée à peu près intégralement aux mains des travailleurs, et que nos Syndicats l'auraient développée rapidement avec les techniciens divers, ingénieurs et architectes se trouvant en leur sein ou venus en nombre suffisant. Et aussi grâce à l'apport organisateur des dizaines et dizaines de milliers de militants libertaires (11) qui non seulement savaient en quoi consistaient pratiquement le travail, la production, les activités concordantes des différents métiers dans un atelier, une fabrique, une usine, un réseau ferroviaire, mais aussi comment les différents rouages de l'ensemble économique étaient constitués et articulés.

Par contre cette préparation manquait absolument à l'immense majorité des 240.000 membres du parti bolchevique (12) avec lesquels Lénine pensait, en septembre 1917, dans une brochure réservée aux siens, pouvoir prendre et conserver le pouvoir. Dans l'ensemble, ses révolutionnaires professionnels n'étaient pas des professionnels du travail. Il en était de même de la grande majorité des bureaucrates qui adhérèrent au parti social-démocrate de gauche, devenu communiste, et qui ignoraient tout de la marche d'une usine, d'un atelier, de la production et de ses rapports pluridirectionnels, des liaisons entre secteurs industriels, géographiquement répartis ou concentrés.

Lénine voulait des chefs, qui dirigeraient la production d'après les instructions du parti, et les résolutions des congrès du parti. Politique d'abord, même au nom de l'interprétation matérialiste, ou économiste de l'histoire. Dans cette politique figuraient les instructions pour la conduite du travail et des travailleurs. Le socialisme était avant tout question d'autorité. Et il l'est resté. Pour nous, il était question d'organisation du travail par les travailleurs, manuels et intellectuels, et il l'est resté.

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Tout en vantant les réalisations constructives de la Révolution libertaire espagnole, en conservant dans la mémoire de notre intelligence et de notre cœur les inoubliables impressions reçues dans telles ou telles Collectivités, telles ou telles fabriques où les antagonismes latents, les mesquineries, la jalousie, les égoïsmes en conflit permanent avaient été remplacés par la confiance que suscitaient l'égalité des intérêts, la solidarité, la pratique de l'entraide - et c'est en cela que l'on avait au maximum l'impression d'abord, la conviction ensuite, qu'une civilisation nouvelle était née - ; tout en proclamant ces résultats merveilleux, l'auteur reconnaît que l'œuvre constructive des libertaires espagnols, dont il était, n'a pas été sans faille, ni parfaite à 100 pour cent.

Il en a dit les raisons objectives : la guerre, qui a généralement dominé l'ensemble des événements sur les fronts du nord, du centre et du sud, et par répercussion toute l'Espagne ; la survivance inévitable des partis politiques et des couches sociales attachés à la société des classes traditionnelles, et l'hostilité multiforme du stalinisme espagnol et international dirigé par Moscou.

Mais il y eut aussi dès raisons subjectives. D'abord, si l'appareil constructif était, quant à sa préparation technique, incomparablement supérieur à ce qu'il n'a jamais été dans toutes les révolutions précédentes, il était aussi à nos yeux, insuffisamment développé. La cause, toujours du point de vue subjectif, en fut double : d'une part, les combats menés pendant soixante-six ans, dont nous avons donné une idée dans le chapitre intitulé Hommes et luttes, ont, par ce qu'ils absorbaient de temps, engloutissaient de force et d'énergies, empêché de pousser plus loin une organisation qui eût demandé des études auxquelles nos militants de base, mobilisés aussi par la misère et par la faim, et souvent sans préparation intellectuelle suffisante, ne pouvaient se livrer. D'autre part, les éléments démagogiques qui existaient dans notre mouvement, et qui exercèrent une influence négative, antisyndicale et antiorganisatrice qu'il nous fallut combattre, contribuèrent - nous l'avons dit - à retarder la constitution des fédérations d'industrie dont l'existence aurait permis de syndicaliser plus rapidement et plus complètement la production, et surtout, l'organisation de la distribution.

Il est vrai qu'aucune révolution sociale, ni même politique, n a jamais été préparée d'avance dans ses moindres détails quant à ses réalisations positives, et que nous pouvons, en partie, être fiers des bases que, étant donné les circonstances, nous avions construites avant 1936. Toutefois, nous avons le droit, et même le devoir, de nous juger nous-mêmes avec sévérité et de reconnaître nos faiblesses, nos erreurs ou nos fautes. Nous aurions mieux fait si notre mouvement avait procédé davantage à cette préparation économique et technique. Que les autres s'y soient donnés beaucoup moins, ne s'en soient nullement préoccupés, et ne s'en préoccupent pas encore en cette période où tant d'intellectuels sans intelligence, et parfaitement irresponsables réclament à grands cris une révolution sur laquelle ils n'ont pas la moindre idée constructive, n'y change rien. Proudhon et Bakounine, et Kropotkine, c'est-à-dire les plus grands théoriciens du socialisme libertaire ont toujours, surtout les deux premiers, recommandé cette préparation aussi poussée que possible, de la reconstruction révolutionnaire, contrairement à l'inexplicable incompréhension marxiste qui non seulement par la plume de Marx (13), mais par celle de Kautsky, de Rosa Luxembourg même, a toujours, au nom du socialisme, soi-disant "scientifique" (selon lequel, en ces choses, la science consiste à s'embarquer sur un océan dont on a déchaîné la tempête, sans boussole et sans gouvernail), combattu toute prévision concernant la société post-révolutionnaire. On voit où cela a mené dans les pays appelés par euphémisme "démocraties populaires".

Sans préparation organique, il n'est pas de révolution sociale et vraiment socialiste possible. La possibilité de succès dépend de l'importance de la capacité constructive préexistante. Mais cela ne signifie pas que la préparation ne doive être qu'intellectuelle et technique. Elle doit être, avant tout, morale, car le degré d'intellectualité spécialisée et de technicité mise au point dépend du degré de conscience qui crée le sens du devoir imposant l'acquisition des disciplines nécessaires. C'est avant tout cette conscience des responsabilités qui a dominé chez les anarchistes espagnols, a influencé leurs luttes, leur comportement individuel, leur oeuvre de propagande et d'organisation des travailleurs des campagnes et des villes, a maintenu leur persistance invincible dans le combat mené pour une société meilleure et une humanité plus heureuse, et alimenté la ferveur, sinon le mysticisme qui, portant chacun au-delà de lui-même, le poussait à se donner, à sacrifier sa vie pour l'avenir de l'humanité. Sans quoi, toute l'intelligence et toute la technique du monde n'auraient pas servi à grand-chose.

Et cela a aidé souvent à trouver des solutions valables, ou originales, là où manquait une formation intellectuelle supérieure. "J'ai vu bien des fois des cheminots, militants ouvriers qui savaient à peine signer leur nom, et qui, dans les réunions où l'on examinait des problèmes d'organisation des chemins de fer, ne déméritaient pas à côté des ingénieurs", nous disait récemment une camarade polonaise, ingénieur elle-même, à laquelle nous rendons ici hommage, qui participa jusqu'au dernier moment au fonctionnement du réseau ferroviaire de Madrid-Saragosse-Alicante.

L'imagination créatrice était stimulée par l'esprit, par l'âme des militants, et stimulait l'intelligence. La révolution, c'est aussi l'inspiration, la libre inspiration, des hommes. Il est certain qu'en 1917 le parti bolchevique russe comptait un nombre d'intellectuels très supérieur à ceux que comptait, même proportionnellement à l'importance de la population, le mouvement libertaire espagnol en 1936. Mais la bureaucratisation étatique a freiné l'esprit créateur, et la supériorité culturelle d'un état-major de révolutionnaires professionnels s'est montrée inférieure au génie créateur de légions de militants libertairement orientés, et des masses par eux mobilisées.

Notre oeuvre constructive révolutionnaire a été détruite par la victoire franquiste et par le sabotage et la trahison de Staline et de ses agents. Mais elle reste dans l'histoire comme un exemple, et une preuve qu'il est possible d'éviter les étapes dictatoriales lorsqu'on sait organiser rapidement la société nouvelle ; se passer de la soi-disant dictature du prolétariat, ou plus exactement d'un parti révolutionnaire usurpant la représentation ou la délégation du prolétariat que les intoxiqués, les possédés du pouvoir - de leur pouvoir auquel le peuple doit se plier - s'obstinent à vouloir nous imposer sous peine de nous massacrer comme contre-révolutionnaires. Pas plus qu'hier Lénine et les siens, que Marx et Blanqui, et tous les maniaques de la dictature, ils n'ont la moindre idée pratique de la façon de réorganiser la vie sociale après le capitalisme. Mais comme fit Lénine, ils organiseraient très vite une police, une censure, et bientôt des camps de concentration.

Un chemin nouveau a été montré, une réalisation qui émerge comme un phare dont les révolutionnaires qui veulent émanciper l'homme, et non le réduire en un nouvel esclavage, devront suivre les lumières. S'ils le font, notre écrasement d'hier sera largement compensé par les triomphes de demain.


(1) C'est à cette occasion que se constitua l'U.H.P. (Union Hermanos Proletarios), Union des Frères Prolétariens.

(2) Tel est le cas de la révolution russe, qui put ne pas être écrasée grâce à l'immensité spatiale du pays, elle-même cause de la défaite de Napoléon. Quant à la révolution cubaine, si ses chantres, au lieu de se laisser tromper par la magie des mots, y regardaient de plus près, ils verraient qu'elle a fondé une nouvelle forme de totalitarisme par l'implantation d'un régime qui n'a de socialiste que le nom et qui l'a déviée du chemin prometteur - nous ne disons pas de socialisme intégral - qu'elle avait pris au lendemain de la chute de Batista.

(3) Proudhon aussi repoussait la révolution armée et écrivait à Marx : "Nos prolétaires ont si grande soif de science qu'on serait mal accueilli d'eux si on n'avait à leur présenter à boire que du sang."

(4) Leur réforme agraire équivalait à donner quelques grains de millet à un aigle affamé.

(5) Rappelons-nous les 900 nouveaux modèles de chaussures à Elda, les nouveaux modèles de funiculaires à Barcelone, les nouvelles lignes de transport, etc.

(6) Il avait déjà tenu de semblables propos en 1920.

(7) La fraction du parti appelée "Opposition ouvrière", dont Alexandra Kollontaï et Chlapnikof étaient les leaders réclama en vain la participation des syndicats ouvriers à la construction de l'économie. Elle fut persécutée.

(8) Lors de notre séjour à Moscou, en 1921, Kamenev déclarait dans une réunion du Comité panrusse des chemins de fer : "Il y avait, sous le tsarisme, 250.000 employés d'Etat pour toute la Russie. Il y en a maintenant 240.000 rien qu'à Moscou."

(9) Ce mécontentement venait du fait que, lors des élections pour l'Assemblée constituante (en janvier 1918), le parti communiste n'avait obtenu que 25 % des voix, soit 10 millions ; et les socialistes révolutionnaires, 50%, soit 20 millions ; ce que voyant, les bolcheviques fermèrent l'Assemblée et commencèrent à poursuivre tous ceux qui n'acceptaient pas leur dictature.

(10) Le gouvernement catalan paya les salaires, les Syndicats n'ayant pas d'argent. Il en résulta le marasme dans l'industrie du bâtiment.

(11) Rappelons-nous que nous avions 30.000 camarades emprisonnés au début de 1936.

(12) Chiffres donnés par Lénine, sans vérification possible.

(13) Marx se moquait spirituellement des "recettes pour les marmites de la société future" et ses disciples internationaux lui emboîtèrent naturellement le pas.

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