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La contre-révolution interne

Un compte rendu complet du comportement des autorités gouvernementales envers l'œuvre multiforme de socialisation entreprise et réalisée par les libertaires espagnols dans la période 1936-1939 montrerait des attitudes contradictoires qui pourront être commentées diversement. Que le ministère de l'industrie, qui dans les premiers temps fut aux mains du militant cénétiste intègre Juan Peiro ait, en certains cas, aidé des entreprises par des apports financiers, comme ce fut le cas du S.I.C.E.P. à Elda, cela est indiscutable. Mais, dans l'ensemble, cette aide eut pour but non pas tant d'aider la socialisation, nullement approuvée, que de sauver la situation politique en soutenant la production de guerre. Ce qui n'empêcha pas les staliniens, quand ils firent la loi au sein du gouvernement, de saboter même les fabrications nécessaires à la lutte contre les armées franquistes.

Et simultanément, les autorités gouvernementales ainsi que le parti communiste stalinien, en cela sans nul doute guidé par les agents envoyés de Moscou dont les desseins sont si souvent inexplicables, ont, à maintes reprises, mené la lutte contre les réalisations sociales que nous avons décrites dans les chapitres qui précèdent. Il ne sera pas inutile d'énumérer les faits les plus saillants dont nous avons eu connaissance.

Ces faits ont parfois revêtu une violence insoupçonnée. Les premiers qui firent s'affronter en une lutte aimée les artisans des Collectivités et les forces gouvernementales se produisirent dans la région du Levant. Nous avons vu que le gouvernement de Madrid avait, devant l'avance franquiste, fui la capitale de l'Espagne et s'était installé à Valence, où il était à l'abri d'attaques dangereuses. A cette époque, les forces de la C.N.T. dominaient toute la région, quoique l'appareil d'Etat, à peu près désorganisé et sans initiative, fût resté aux mains des autorités républicaines. Dans les campagnes, les révolutionnaires libertaires assuraient l'ordre et construisaient une société nouvelle. Il y avait donc dualité, qui s'intensifia dès la nouvelle installation des autorités centrales. Ne pouvant organiser la lutte sur les fronts, celles-ci commencèrent de se rattraper, ou de vouloir compenser leur impuissance en menant des combats à l'arrière du front. Les Collectivités, se multipliaient ; si l'on gagnait la guerre - et les porte-parole du gouvernement le promettaient chaque jour, à la radio - le régime qui sortirait de cette crise risquait de ne pas être celui qui existait au moment de l'attaque franquiste. On décida donc de réagir immédiatement. Plusieurs attaques armées furent organisées. Dûment militarisés les "carabineros", corps de police faisant pendant à la garde civile, et les gardes d'assaut, autre corps de police, créé par la République, furent chargés de cette offensive, et la première grande attaque eut lieu dans la région du Levant en mars 1937. Les attaquants venaient d'Alicante et de Murcie. Leurs forces comprenaient une section d'artillerie, avec de nombreuses mitrailleuses et des tanks qui eussent été mieux employés au front, où ils manquaient (on en compta jusqu'à dix-huit dans la région de Gandia, et treize dans celle d'Alfara del Patriarca).

Nos camarades paysans, qui s'attendaient à cet assaut, s'étaient préparés pour y résister. Ils n'avaient pas de tanks, et se battirent avec des fusils, des pistolets et deux canons antichars. Le plan des forces gouvernementales consistait à converger sur Cullera, et sur Alfara, points stratégiques pour des opérations ultérieures. Mais presque toute la région s'était soulevée, et à l'appel du tocsin qui fut largement mis à contribution, on accourut de villages voisins, armés de fusils de chasse, prêter main-forte aux localités attaquées. On fit un large usage des grenades à mains et deux bataillons de la Colonne de Fer, plus deux autres de la Colonne Confédérale (de la C.N.T.) descendirent du front de Teruel jusqu'à Segorbe. Les fédérations cantonales de Jativa, Garcagente, Gandia, Sueca ayant réuni leurs forces, établirent le "Front de Gandia", tandis que celles de Catarroja, Liria, Moncada, Paterna et Burriana établissaient celui de Vilanesa.

A Cullera, et dans les environs, la lutte dura quatre jours au bout desquels les troupes officielles, ne pouvant passer, changèrent d'itinéraire et se portèrent vers Silla. Enfin, l'intervention des leaders de la C.N.T. fit cesser la lutte. On se rendit les prisonniers et les armes prises de part et d'autre, mais malgré tout un certain nombre des nôtres, particulièrement des membres des jeunesses libertaires, furent emprisonnés et relâchés plus tard. Il y avait des morts et des blessés, mais les Collectivités ne furent pas détruites : au contraire, leur nombre augmenta à une cadence croissante.

Il semble bien que toute l'opération fut montée par le ministre de la Guerre, le socialiste de droite Indalecio Prieto, d'accord en ce cas avec les communistes qu'il haïssait, mais avec lesquels il se réconciliait pour cette besogne.

*

En Catalogne aussi les forces militaires de l'arrière avaient organisées plus vite que les forces qui languissaient sans armes au front d'Aragon. Et quand Companys, président de la Generalidad implicitement ou tacitement d'accord avec les autres partis politiques, crut le moment venu, il approuva ce que l'on a appelé les "journées de mai" 1937 qui aboutirent à l'éviction de nos ministres et de nos camarades occupant des postes officiels importants, et à la mainmise stalinienne sur le corps de police, les charges administratives et l'armée déjà noyautée à une vitesse record. Dès ce moment, les persécutions commencèrent contre nos forces et nous perdîmes sur tous les terrains, excepté celui de la production.

Un des exemples les plus frappants d'hostilité fut la lutte acharnée contre la collectivisation des moyens de transport urbains de Barcelone.

Nous avons vu que le gouvernement central s'était limité à demander au Syndicat des Tramways que 3 % des recettes fussent versés, comme impôts, au ministère des Finances ; et que celui de Catalogne, sans doute pour montrer la supériorité du fédéralisme et de la décentralisation, exigeait le paiement de quatorze impôts divers. Mais l'un et l'autre se gardaient bien de nuire à la nouvelle organisation socialisée, sachant trop qu'ils ne pouvaient la remplacer, et que paralyser les moyens de transport dans une ville comme Barcelone et dans ses environs causerait des désordres qui feraient le jeu du fascisme.

Les staliniens, qui n'avaient pas ces scrupules, reçurent l'ordre de saboter, et, à leur habitude, l'appliquèrent consciencieusement.

Ayant été éliminés du Comité de gestion dont logiquement ils n'auraient jamais dû faire partie parce qu'ils ne constituaient qu'une minorité insignifiante, et ne perdaient pas l'occasion de freiner l'enthousiasme par des manœuvres diverses et machiavéliques, ils n'en continuèrent pas moins à dresser des obstacles et à créer des difficultés.

Leurs procédés furent divers. Par exemple, ils avaient réussi à devenir majorité dans un atelier de mécanique où vingt-quatre ouvriers fabriquaient des pièces de rechange - exactement des coussinets - sans lesquelles les tramways auraient fini par être immobilisés. Ils ne refusaient pas de travailler ; ils s'engageaient même, formellement, à fournir ce qu'on attendait d'eux. Mais un mois après le délai fixé, les pièces n'étaient pas encore faites ; deux mois après, non plus. Ou quand elles étaient terminées, elles ne correspondaient pas aux mesures indiquées. Ce fut en partie pour se défendre contre ce sabotage que le Syndicat acheta un four électrique ultramoderne.

Une autre manœuvre consista à fomenter des désaccords et des disputes entre les diverses branches des moyens de transport. Les staliniens avaient réussi à devenir majorité dans la direction d'une des deux grandes compagnies d'autobus. Les travailleurs des tramways payaient leur billet quand ils empruntaient ce véhicule, mais, stylés par leur Comité, les employés de la compagnie d'autobus ne payaient pas quand ils prenaient le tramway. Des frictions se produisirent, ainsi qu'on le voulait. Il fallut mettre fin à cette situation en menaçant d'employer la manière forte.

Toujours en Catalogne les procédés de sabotage se perfectionnèrent en s'adaptant à l'évolution de la situation. Trois éléments nouveaux furent mis à contribution :

a) La nécessité croissante ressentie par la population, de donner à la lutte contre le fascisme une importance primordiale - ce que nos camarades ne discutaient pas, mais le retour à la gestion capitaliste des tramways et autres entreprises ne pouvait, bien au contraire, renforcer les possibilités de victoire ;

b) L'entrée des communistes officiels au ministère de la Guerre et de l'Industrie après les journées de mai 1937 ;

c) Le droit qu'avait ce même ministère de réquisitionner, par ses agents habilement placés, les éléments techniques servant à la fabrication des armes et des munitions.

Ces agents, ou représentants ministériels, commencèrent par exiger la livraison de produits chimiques employés pour la soudure des rails, sous prétexte de les utiliser pour la fabrication d'explosifs. Nos camarades s'exécutèrent pour ne pas être accusés de nuire à la lutte contre Franco, mais ils envoyèrent en France des hommes techniquement capables qui achetèrent des appareils à base d'électrodes dont nous avons parlé au chapitre correspondant et la manœuvre fut déjouée. Quant aux produits chimiques réquisitionnés, ils pourrirent dans un quelconque magasin où les staliniens les avaient entreposés.

Quelques semaines plus tard, plusieurs officiers spécialement téléguidés, exhibant un ordre écrit du ministère de la Guerre de Valence se présentèrent pour réquisitionner les meilleures machines, dont le tour américain dernier modèle, et bien que ce même ministère aurait pu s'en procurer plusieurs exemplaires en France, en Belgique, ou ailleurs. Arme au poing, nos camarades s'opposèrent à cette confiscation, et comme on avait toujours recours au prétexte de l'effort de guerre, qu'ils fournissaient sans indemnités depuis longtemps (1), ils offrirent de travailler gratuitement davantage encore pour satisfaire aux besoins que l'on invoquait. Proposition refusée. On voulait les machines pour désorganiser les moyens de transport barcelonais.

Par esprit de conciliation nos camarades proposèrent d'échanger deux fraiseuses dernier modèle, répondant aux applications les plus diverses, et que les techniciens du ministère de la Guerre pouvaient, eux aussi, acheter à l'étranger, contre deux autres fraiseuses moins perfectionnées. Cet échange permit de faire une découverte inattendue.

Un technicien désigné par le Syndicat pour aller choisir les deux machines offertes en échange des nôtres les trouva dans un dépôt clandestin où on le conduisit. Ce dépôt était situé dans la localité de Sarria, près de Barcelone, et notre camarade éberlué, y trouva quatre-vingts autres fraiseuses, une quarantaine de rectificatrices et une centaine de tours.

Que faisaient là ces machines si nécessaires à la fabrication d'armements, et qui manquaient absolument dans les autres régions de l'Espagne antifranquiste? Sans doute attendait-on pour les sortir de s'être emparé du pouvoir à l'échelon national. Cela ne s'étant pas produit, les machines restèrent sur place. Les franquistes n'eurent qu'à les utiliser.

*

Les communistes staliniens firent plus encore. Dans les campagnes d'Aragon où les villages étaient plus disséminés, moins peuplés et moins organisés pour la lutte à l'arrière du front, que ne l'étaient ceux de la région levantine, ils réussirent à détruire presque intégralement les Collectivités. Voici quel fut le processus de cette opération.

En juin 1937, après les décisives journées de mai, de Barcelone, le stalinien Uribe, nouveau ministre de l'Agriculture, publiait un décret par lequel il légalisait les Collectivités agraires sur tout le territoire de l'Espagne, quelles que fussent les circonstances dans lesquelles elles avaient été constituées. Pour qui connaissait la compagne acharnée que cet homme avait menée contre les créations sociales des paysans révolutionnaires, ce revirement était surprenant. Pendant des mois il avait prononcé des discours radiodiffusés, recommandant aux paysans de ne pas entrer dans les Collectivités, poussant les petits propriétaires à s'y opposer, à les combattre par tous les moyens et cela parlant toujours comme ministre, si bien que les conservateurs et les réactionnaires qui restaient dans les campagnes se sentaient appuyés officiellement tandis que les hésitants concluaient que si le monde officiel se prononçait contre ces nouvelles structures sociales, celles-ci ne dureraient pas longtemps après la victoire sur le franquisme ; donc mieux valait ne pas se lancer dans l'aventure.

Non content de cette campagne, Uribe avait organisé la Fédération paysanne du Levant dans laquelle entrèrent en masse tous les défenseurs de la propriété privée du sol. Staliniens et fascistes s'y coudoyaient cordialement. Le front unique antirévolutionnaire était ainsi en marche.

C'est pourquoi cette législation à retardement surprenait énormément, d'autant plus qu'immédiatement des équipes de jeunes communistes se constituèrent pour se répandre en Catalogne et dans le Levant sous prétexte d'aider les paysans à moissonner et à rentrer les récoltes. La presse stalinienne publiait des colonnes entières de communiqués, de comptes rendus et de clichés glorifiant cette collaboration des "brigades de choc" en pleine activité.

Ceux qui connaissaient les tactiques traditionnelles de ces ennemis implacables des collectivisations ne pouvaient se faire d'illusions sur le but ainsi poursuivi. Il s'agissait de s'infiltrer dans les organisations agraires pour, suivant une méthode traditionnelle, s'en servir ou les détruire de l'intérieur.

Mais au même mois de juin, l'attaque commençait en Aragon sur une échelle et avec une méthode jusqu'alors inconnues. L'époque des moissons approchait, ce qui expliquait bien des choses. Dans la campagne, les "carabineros" souvent commandés par des hommes du parti communiste qui avaient su s'emparer des postes de commandement commencèrent à arrêter sur la route, fusil au poing, les camions chargés de vivres qui allaient d'une province à l'autre, et à les emmener dans leurs casernes. Un peu plus tard, les mêmes "carabineros" parcouraient les Collectivités, et au nom de l'état-major résidant à Barbastro, exigeaient de fortes quantités de blé.

Les Collectivités aragonaises ne pouvaient pas être accusées d'égoïsme, surtout envers le front qui sans elles se serait rapidement écroulé (nous en avons donné de nombreuses preuves). Mais elles attendaient la récolte pour se procurer, par l'échange, des produits dont elles avaient un besoin parfois urgent. Et livrer de grandes quantités de blé dès le commencement sans compensation, équivalait dans certains cantons, qui, comme celui de Binéfar, avaient tout donné - céréales, pommes de terre, huile, viande - à provoquer chez une certaine partie de la population un mécontentement sur lequel on spéculait. Car on n'exigeait rien des petits propriétaires ; et la même politique fut, par la suite, pratiquée dans le Levant (2).

Cette exigence fut immédiatement suivie d'une autre. Toujours sur l'ordre de l'état-major de Barbastro, lui-même couvert par l'autorité du ministère de la Guerre de Valence, Prieto, on commença de réquisitionner "manu militari" tous les camions, alors indispensables pour le transport des moissons. Nous avons vu que presque toujours les Collectivités s'étaient procuré ces moyens de transport par l'échange, souvent en se privant d'aliments et autres choses très nécessaires. Les camions étaient une des acquisitions dont elles étaient, à juste raison, le plus fières. On prit tout, ou presque tout, brutalement, sous prétexte de transport de guerre.

En même temps, on mobilisait les classes sous prétexte d'une prochaine offensive. Au moment de la récolte, une cinquantaine de jeunes gens partirent d'Esplus, qui avait déjà envoyé au front tant de volontaires. Les autres villages furent, de la même façon, privés de leur jeunesse. Mais les mêmes classes, qui ne faisaient rien en Catalogne, n'étaient pas appelées. Elles le furent plus tard.

Dans la même période, toujours en Aragon, on installait chez l'habitant, dans des villages soigneusement choisis pour leur position stratégique eu égard au plan que l'on avait tracé, des forces militaires qui restaient à l'arrière au lieu d'aller au front. Ces forces venaient d'autres régions ; elles vivaient insouciantes, en parasites, mangeant, flânant, jouant à la pelote basque à longueur de journée. On allait s'en servir, le moment venu. En même temps, les paysans, qui avaient réalisé le miracle de labourer et de semer beaucoup plus qu'avant, voyaient le blé s'égrener dans les champs par manque d'aide nécessaire pour le récolter.

Simultanément la campagne de presse continuait. Menant toujours le double jeu, le parti communiste pouvait prouver aux uns qu'il appuyait les Collectivités, en invoquant le texte du décret d'Uribe (3), et l'envoi de brigades de jeunes au travail des champs, tandis qu'en fait il détruisait, pour briser une révolution qu'il ne contrôlait pas, des ressources économiques nécessaires à l'Espagne républicaine.

Puis, un jour, fin juillet, ce fut l'attaque brutale, grâce à une brigade mobile à la tête de laquelle se trouvait le commandant Lister, dont les troupes allaient, le mois suivant, lors de l'attaque sur Belchite, s'enfuir si vite devant les fascistes qu'elles ne s'arrêtèrent qu'à cinquante kilomètres du front.

Comme résultat final de l'offensive antirévolutionnaire, 30 % des Collectivités furent complètement détruites. A Alcolea de Cinca, le conseil municipal qui gérait la Collectivité fut arrêté, les pensionnaires de la Maison des Vieillards, furent expulsés. Il y eut des arrestations à Mas de las Matas, à Monzon, à Barbastro, un peu partout. Un peu partout aussi, on pilla. Les magasins coopératifs, les dépôts municipaux de vivres, furent dévalisés, les meubles brisés. Le gouverneur d'Aragon, qui représentait le gouvernement central après la dissolution du Conseil d'Aragon - dissolution qui sembla être le signal de l'attaque générale - voulut s'opposer à cette razzia. On l'envoya au diable.

Et le 22 octobre 1937, au plénum national des paysans qui se réunit à Valence, la délégation du Comité régional d'Aragon présenta un rapport dont voici le résumé :

"Plus de six cents organisateurs des Collectivités ont été emprisonnés. Le gouvernement a nommé des commissions de gestion qui se sont emparées des magasins de vivres et en ont distribué le contenu au petit bonheur. Les terres, les bêtes de trait et les instruments aratoires ont été rendus aux membres des familles fascistes ou aux fascistes que la Révolution avait respectés.

"La récolte a été distribuée de la même façon, de même que les animaux élevés par les Collectivités. Un grand nombre de porcheries collectives, d'écuries, d'étables, de granges ont été détruites. Dans certains villages, dont Bordon et Calaceite, on a repris aux paysans jusqu'aux semences, et ils n'en ont pas pour emblaver leurs terres labourées."

De telles exactions, ont naturellement, porté leurs fruits. Presque partout les Collectivités se reformèrent, mais elles furent loin d'atteindre leur niveau antérieur. Les "individualistes" et les conservateurs reprirent le dessus, d'autant plus que nombre de ceux qui avaient adhéré à ce vaste mouvement de socialisation et qui auraient adhéré de nouveau s'ils avaient pu choisir librement, n'osaient plus maintenant recommencer.

Puis, les franquistes succédèrent aux communistes, et il ne resta rien, sauf certains perfectionnements techniques, de l'œuvre constructive des Collectivités d'Aragon.

*

Il reste beaucoup à écrire sur les manœuvres employées par les adversaires non fascistes de la socialisation libertaire pendant la révolution espagnole. Cela nous mènerait trop loin, et même, au moment où nous réécrivons ce chapitre, trop de temps est passé pour que nous puissions nous les rappeler toutes. Mais avant de terminer, nous mentionnerons encore deux des procédés employés par eux. L'un, que le Syndicat de l'industrie du bois avait dénoncé en son temps, a consisté à maintenir dans l'oisiveté des dizaines de milliers de chômeurs au lieu de remettre aux syndicats les sommes ainsi distribuées pour créer des industries nouvelles, ou soutenir celles qui, bien que nécessaires, se trouvaient en situation difficile. On a préféré un gaspillage stérile au renforcement de la nouvelle structure sociale.

Et quand, en Catalogne, le leader communiste Comorera devint, après les événements de mai, ministre de l'Economie, les moyens de lutte employés par lui furent inédits. Il s'avérait absolument impossible d'annuler dans les industries l'influence prépondérante des Syndicats de la C.N.T. Le tenter eût été paralyser du jour au lendemain la production. Alors, Comorera eut recours à deux procédures complémentaires : d'une part, il privait les usines de matières premières, ou ne faisait pas remettre celles-ci à temps, provoquant ainsi un retard, savamment critiqué, dans la livraison des produits attendus ; d'autre part, il payait les livraisons de tissus, vêtements, armes, etc., avec un retard qui répercutait sur le budget privé des travailleurs. Comme les salaires étaient distribués sous contrôle syndical, c'est contre les délégués, de la C.N.T., et contre les organismes dont ils étaient les représentants que se tournait le mécontentement d'une partie des ouvriers.

Ce sabotage, cet art de tourner contre ceux qui en subissaient les conséquences, la responsabilité de manœuvres savantes, rappellent ce qui s'est produit pendant les premiers dix-huit mois, sur le front d'Aragon.

Nous n'avions pas d'armes, car ce qu'on fabriquait à Barcelone équivalait pratiquement à zéro ; et cela nous empêchait de prendre des offensives qui auraient soulagé le front de Madrid, peut-être permis d'avancer au-delà de Saragosse. Les tentatives désespérées qui eurent lieu à plusieurs reprises se soldèrent par des massacres qui firent, par exemple - nous l'avons déjà vu - que les efforts pour déloger, sans y parvenir, les fascistes retranchés dans Huesca, nous avaient coûté vingt mille morts, alors que normalement la ville ne comptait que dix-huit mille habitants.

En échange, le front de Madrid était largement ravitaillé grâce aux envois russes d'armements (payés en or et d'avance) (4), mais avec lesquels on ne pouvait pas enfoncer les solides défenses, adossées aux sierras, de nos adversaires. Nos milices sur le front aragonais, rageaient, condamnées à l'impuissance et se faisaient massacrer inutilement. Et la presse stalinienne madrilène publiait des caricatures comme celles où l'on voyait un milicien d'Aragon passant son temps à pêcher tranquillement dans l'Ebre, au lieu de se battre pour soulager la capitale qui se défendait péniblement.

On peut supposer la répercussion que cette façon de présenter la réalité avait sur l'esprit des lecteurs, non informés, et sur l'opinion publique.


(1) Certains pourront objecter que le Pacte de non-intervention, signé par Léon Blum, empêchait de se procurer des moyens de fabrication d'armements. En réalité, on a beaucoup exagéré sur cette question. Les frontières terrestres France-Espagne sent restées au moins entrouvertes pour la livraison d'armes, de munitions, d'outillage, et même d'avions. Obligé par les circonstances, Blum parut contribuer au blocus de l'Espagne, mais en réalité il fit livrer tout ce qu'il put, et nombreux furent les camions qui passèrent à Puigcerda, à Bourg-Madame, ou à La Jonquière, transportant des changements utiles à la lutte antifranquiste.

(2) Dans cette région, les communistes organisèrent un Conseil Levantin Uni d'Exportation d'Agrumes (le C.L.U.E.A.) pour concurrencer, et si possible ruiner le FERECALE, créé par la Fédération des Collectivités du Levant.

(3) Dans l'actualité même (1969), il affirme et fait croire à ceux qui, venus récemment à lui, ignorent comment les choses se sont passés, que c'est grâce au décret d'Uribe que les Collectivités furent organisées.

(4) Et non remboursés si le bateau les transportant avait été coulé en Méditerranée.

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