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Elda et le S.I.C.E.P.

Située dans la province d'Alicante, Elda est une petite ville qui compte vingt-cinq mille habitants. C'est à la fois, par les moyens de transport qui rayonnent autour d'elle, et l'utilisation d'un petit fleuve côtier, qui produit l'énergie électrique, le centre d'une zone agricole et de production industrielle.

Comme il arrive si fréquemment dans la région levantine espagnole, notre mouvement y est solidement implanté depuis près de trois quarts de siècle. Elda a été le théâtre de conflits sociaux, de grèves historiques parfois formidables comme seule l'Espagne a su en donner l'exemple. Des combats empreints d'une extraordinaire grandeur s'y sont livrés, tel celui soutenu pendant trois mois par les travailleurs de l'industrie de la chaussure, pour exiger que soit réintégré à son travail un militant boycotté par le patronat. Il ne faut jamais oublier que les raisons morales ont, au moins autant que les raisons matérielles, inspiré et soutenu les activités des syndicats fondés et animés par les libertaires espagnols.

Avec de tels antécédents et une telle pratique de la lutte, il était naturel que, le danger fasciste jugulé, du moins à l'échelle locale, et nos camarades étant, comme les républicains et les socialistes, convaincus que Franco ne tarderait pas à être battu (1), entreprennent la transformation sociale pour laquelle ils luttaient depuis longtemps. Toutefois, la situation politique n'était pas la même à Elda qu'à Alcoy, qui n'est pas loin ; et d'autre part nos camarades avaient conservé un vieux fonds d'esprit communaliste que l'on retrouve, à côté de conceptions plus modernes, dans l'œuvre historique des sociologues libertaires. Ces raisons et le désir, si généralisé dans la population, de maintenir le front uni antifranquiste tant que la lutte durerait à l'échelle nationale, firent que les libertaires d'Elda acceptèrent d'entrer au conseil municipal rénové sous la pression des circonstances.

On désigna les représentants des différents mouvements et partis. L'Union générale des travailleurs eut cinq délégués, et cinq la C.N.T., pourtant plus importante. La Gauche républicaine, dont le chef était Manuel Azaña, revêche président de la république, en eut deux, comme le parti socialiste ; le parti communiste en eut un seul : il était de loin le plus faible.

Dans cette répartition, le courant socialiste était quelque peu avantagé, car les membres de l'U.G.T. agissaient habituellement de concert avec le parti socialiste qui, en réalité, avait en main cette organisation syndicale. Mais d'autre part, la situation inclinait souvent les Syndicats réformistes de l'U.G.T. à suivre les révolutionnaires (quoique on puisse aussi citer bien des exemples, dont ce livre fourmille, où ces mêmes réformistes constituaient les éléments de résistance à la socialisation).

Il n'en fut pas de même ici. Toutefois, dès le premier moment, l'initiative de la nouvelle construction sociale vint, naturellement, de nos camarades. C'est sans doute pourquoi, comme à Granollers, comme à Gérone, comme à Hospitalet, comme à Valence et à d'autres endroits le maire fut un libertaire.

Les nouveaux conseillers commencèrent à transformer de fond en comble la structure de l'organisme municipal. Jusqu'alors il avait été surtout un foyer de petite bureaucratie inerte, sans initiative et inorganisée. Le maire avait bien deux adjoints, et un conseiller qui devait le guider dans ses activités, mais ce petit monde dormait du sommeil des petites villes provinciales monarchistes ou républicaines. Les traditions furent donc bousculées, et le conseil structuré à peu près comme dans les villages collectivisés, par grands groupements d'activités. On constitua d'abord la section de défense, puis celle de l'instruction publique, celle du travail d'après la situation économico-sociale de la localité, celle de l'agriculture, celle de la salubrité et de l'assistance sociale.

Jusqu'alors, l'instruction publique avait été plus que délaissée, et de nombreux enfants n'allaient pas à l'école. La section municipale correspondante s'attaqua à ce problème sans s'arrêter aux dépenses, fit appel aux travailleurs - c'est-à-dire au Syndicat - du bâtiment, et au bout de cinq mois deux nouveaux établissements scolaires étaient disponibles, dont un pour quatre cents et l'autre pour soixante-dix enfants. On aurait fait plus si l'on n'avait été obligé de réquisitionner le Cercle où auparavant se réunissaient les couches sociales "supérieures" d'Elda, pour y loger les miliciens à l'entraînement avant le départ au front. Et puis il fallut, en même temps, organiser des centres d'hébergement pour les petits Madrilènes qui figuraient parmi les 1.500 réfugiés partis pour décongestionner la ville assiégée. L'Ateneo libertaire et la Fédération locale des syndicats durent mettre leurs locaux à la disposition de ces hôtes inattendus.

Toutes ces difficultés n'ont pas empêché la section de la salubrité et de l'hygiène de réformer l'organisation de l'hôpital, jusqu'alors si largement insuffisant. Trois nouveaux médecins ont été engagés, ainsi que deux auxiliaires et deux sages-femmes, dont les soins sont gratis, ce qui est nouveau. On projetait, dans les premiers mois de 1937, l'installation de sanatoriums et de cliniques. En un mot, on marcha hardiment vers la socialisation municipale de la médecine.

Mais Elda, avons-nous dit, est un centre industriel. Autour de ce centre, renommé pour l'importante industrie de la chaussure qui s'y est développée, pour ses tanneries, ses industries du cuir, gravitent quatre autres localités, moins importantes, dont l'industrie dominante est la même, et dont une partie des travailleurs est employée dans les fabriques d'Elda. Ce sont Petrel, Monovar, Novelda et Sax. La seule petite ville de Petrel compte 3.500 travailleurs et travailleuses de la chaussure, Monovar, Novelda et Sax, 2.000 ; Elda en compte 7.500, dont 4.500 adhèrent à la C.N.T. Mais les réalisations sociales, importantes, n'ont pu se faire de façon uniforme.

Ces réalisations se présentent sous deux aspects différents. On trouve à Elda un groupement de douze fabriques intégralement socialisées, et qui occupent 2.800 travailleurs. Leur organisation rappelle ce que l'on a déjà vu dans d'autres cas, d'après les caractéristiques du travail. Chaque fabrique a à sa tête un comité composé de cinq délégués techniques (nos camarades insistent beaucoup sur cet adjectif, qui ôte à la délégation tout caractère autoritaire) représentant les cinq opérations principales de la fabrication des chaussures. A ces cinq délégués on en ajouta un sixième, représentant le travail et les travailleurs du magasinage.

Les douze fabriques socialisées sont donc dirigées par ces douze comités que contrôlent les assemblées ordinaires et extraordinaires des travailleurs. En même temps, ces douze comités agissent de concert avec le syndicat qui coordonne le travail, centralisant les statistiques de production, et de réserves. On allie ainsi l'autonomie possible dans l'organisation des activités à la solidarité dans l'effort collectif.

Naturellement, les fabriques ne commercent pas pour leur compte. Toutes les opérations de vente se pratiquent sous la responsabilité du Syndicat.

C'est dans les fabriques socialisées d'Alcoy que j'ai connu l'existence d'un genre de délégation nouveau : la délégation morale. Dans chaque entreprise deux travailleurs, un de l'U.G.T. et un de la C.N.T. élus par leurs camarades, étaient chargés, sans pour cela cesser de travailler, de maintenir la cordialité dans les rapports, de susciter l'enthousiasme et l'esprit de concorde, de stimuler, s'il le fallait, le sens des responsabilités. Et pourtant, cette précaution n'était sans doute pas nécessaire. "Il n'y a pas eu besoin d'imposer une discipline quelconque, me disent mes camarades, car dès le premier moment est apparue cette autodiscipline qui vient de la conviction que l'on travaille pour la communauté."

A part quelques détails qui ont toujours leur importance, le mode d'organisation que nous avons rapidement décrit n'est pas différent de ce que nous avons déjà vu ailleurs. mais la plus grande originalité de ce qui s'est fait à Elda a été la création du S.I.C.E.P. (sigle de "Syndicat de l'industrie de la chaussure d'Elda et de Petrel").

Ce Syndicat est plutôt un consortium d'un nouveau genre. Il fut fondé dès les mois d'août 1936, un mois après le début des événements qui secouent maintenant l'Espagne. L'industrie de la chaussure, qui déjà travaillait à 60 % de sa capacité de production, était menacée de paralysie générale. Avec elle, toute la vie économique chancelait, et l'ordre nouveau dont le maintien était indispensable pour empêcher le fascisme de marquer des points. C'est alors que, sur l'initiative de la C.N.T., et d'accord avec l'U.G.T., il fut décidé que toutes les disponibilités devaient être réunies pour empêcher un effondrement dont les conséquences seraient très graves. Et grâce à la garantie des deux organisations syndicales, on obtint que les patrons, sur la garantie de leurs biens mobiliers et immobiliers empruntent aux banques locales les sommes nécessaires pour faire face à la situation. Les syndicats s'engageaient comme co-responsables. Ajoutons que le ministère de l'Industrie accorda un crédit de sept millions de pesetas.

Il fallait disposer de 575.000 pesetas par semaine, dont 300.000 pour les salaires. Alors seulement on pourrait remettre la production en marche, ou la maintenir. Mais tout cela demandait une coordination nécessaire dans les efforts économiques et financiers, ainsi que dans la direction du travail.

On constitua donc le S.I.C.E.P. qui embrasse quatre-vingts établissements, petits et grands, disséminés dans la région, et, dans les quatre localités que nous avons nommées, 12.500 travailleurs et travailleuses.

Constitué par les fabriques qui en sont encore au stade du contrôle (les patrons demeurent, mais servent surtout à fournir des fonds extraits de leurs comptes bancaires), le S.I.C.E.P., dont la direction effective est aux mains des délégués des travailleurs, centralise et coordonne toute la production. Il achète et distribue les matières premières selon les besoins et la spécialisation des entreprises, il effectue les paiements et paye les dettes. Il touche le produit des ventes, ne donnant aux patrons rien qui puisse ressembler à un bénéfice. Disons du reste que ce bénéfice est impossible dans la situation présente, car les fabriques non socialisées chôment plusieurs jours par semaine, et le S.I.C.E.P. les soutient, grâce à l'aide des fabriques socialisées, en distribuant le produit des commandes de chaussures militaires pour l'armée faites par le gouvernement.

Pour trouver de nouveaux acheteurs, la S.I.C.E.P. a travaillé intensément. Ayant demandé aux fabriques de créer de nouveaux modèles de chaussures, il en reçut neuf cents, et l'on parvint, par une organisation commerciale qui s'étend des côtes de la mer Cantabrique, sur l'Atlantique nord, à l'Afrique du Nord, à placer des stocks assez importants. Mais pas assez pourtant pour échapper aux difficultés causées par la guerre. Maintenant les entrepôts que le S.I.C.E.P. possède à Elda, Valence, Barcelone, ainsi que les magasins de ses fabriques sont pleins de marchandises qui ne se vendent pas, et dont la valeur atteint dix millions de pesetas.

La guerre se prolongeant, il est impossible de savoir comment terminera cette expérience d'organisation collective. En attendant, les travailleurs, et les syndicats libertaires ont trouvé non seulement pour l'organisation du travail, mais même pour faire momentanément face à une situation catastrophique, des palliatifs ouvrant la voie à une solution braquée sur la justice sociale. Si Franco triomphe, cela n'enlèvera rien aux démonstrations positives qui auront été faites en Espagne libertaire dans la période 1936-1939.


(1) Les gouvernement républicains se livrèrent à une démagogie qui trompa complètement les masses, et ne contribua pas peu à la défaite finale.

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