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Situé un peu au nord de Barcelone, Granollers, qui comptait 18.000 habitants en 1936, était à la fois un chef-lieu de canton, un axe commercial important et un centre industriel, comme il en est tant dans cette partie de la Catalogne. Notre mouvement y remontait au début du socialisme en Espagne c'est-à-dire vers 1870. Comme presque partout, l'activité syndicale y domina, avec des luttes âpres, des efforts d'organisation tenaces, des répressions, des périodes creuses et des renaissances magnifiques. L'importance de nos effectifs varia selon les circonstances.
Mais depuis longtemps, le nombre de travailleurs adhérant à la C.N.T. s'élevait en moyenne à 3.000. Il avait été moindre pendant la période de dictature du général Primo de Rivera et aussi, après une recrudescence passagère, sous la deuxième République dont le premier gouvernement, socialiste et républicain, puis le second, ouvertement droitier, sévirent avec une égale rigueur, qui rappelait les plus mauvais jours de la monarchie. Si bien qu'en juillet 1936, malgré la récente amnistie qui avait fait sortir de prison 30.000 libertaires, nos adhérents aux Syndicats de Granollers ne dépassaient pas 2.000.
Puis ce fut le déclenchement de la guerre civile et de la révolution. Et bientôt les Syndicats de la C.N.T. comptaient 6.000 travailleurs d'usines, d'ateliers, du bâtiment, des transports, etc. Les autres - techniciens se sentant une classe à part, employés de la municipalité et de l'Etat, bureaucrates - adhéraient à l'U.G.T., au nombre de 1.000.
Nos militants, des travailleurs éclairés et illuminés par l'idéal, avaient toujours fait preuve de leur capacité organisatrice. Mais la guerre s'imposait avant tout. La plupart d'entre eux partirent sans attendre au front d'Aragon, pour arrêter la progression des armées commandées par Franco.
Il ne resta que six ou sept de ceux qui, dans les syndicats, jouaient un rôle de premier ordre, à l'échelle locale et régionale. Toutefois, un esprit libertaire s'était formé chez une partie de la population, avec une conscience très nette de nos buts d'émancipation humaine. Aussi, deux jours exactement après la cessation des combats de Barcelone, c'est-à-dire le 22 juillet 1936, les travailleurs du bâtiment décidèrent - et ce fut historiquement une des premières initiatives de ce genre - de socialiser leur travail. Ils convoquèrent une assemblée à laquelle ils invitèrent les patrons, généralement de petits entrepreneurs, et leur proposèrent de "collectiviser" syndicalement toutes les activités de la construction. Et, ce qui peut paraître stupéfiant, les patrons acceptèrent d'emblée. A tel point l'esprit public était, dans certaines régions d'Espagne, saturé des idées de transformation sociale.
Puis, le même fait se produisit, immédiatement après dans l'imprimerie. Et ce fut le tour des magasins de vente des chaussures ; et cela s'étendit, comme un miracle, dans toutes les branches du travail, et des activités humaines où jusqu'alors les classes sociales s'étaient opposées. De telles dates devraient être immortalisées.
Granollers se socialisa donc, mais à sa façon ; et cela mérite qu'on s'y arrête.
Comme on l'a vu, au départ, et dans la plupart des cas, les Syndicats furent à la fois l'élément initiateur et directeur des créations nouvelles. D'où le terme de "syndicalisation" que nous employons à dessein afin d'éviter certaines confusions fruits des différents chemins empruntés ou suivis, particulièrement en Catalogne. Mais cette conception syndicalisatrice s'accompagnait du communalisme qui, souvent, tenait peut-être la première place. C'est pourquoi, nos camarades de Granollers s'étaient mis en tête de réaliser un plan de structure communale, proposé par notre camarade le docteur Isaac Puente (1), propagandiste de talent, qui avait élaboré une conception de la cité future dans une série d'articles publiés par la revue Estudios, où il préconisait une réorganisation de la société sur la base des communes fédérées. Ces articles avaient été réunis en un opuscule d'une soixantaine de pages, dont le titre était Le Communisme libertaire, et leur contenu très clair, très séduisant, complété par des schémas et des graphiques, avait été retenu par de nombreux libertaires.
En vérité, malgré des indications très positives à l'échelle locale, ces propositions étaient insuffisantes si l'on abordait l'économie avec un critère d'économiste, en tenant compte de la solidarité organique existant sur le plan d'une nation ; et, d'autre part, l'existence des fédérations d'industrie qui précisément tendait à cette organisation sur le plan général de l'Espagne entière, était aussi en contradiction avec cette vision limitée des choses.
Mais justement parce qu'elles étaient communalistes, les conceptions d'Isaac Puente furent mieux comprises et plus facilement acceptées lorsque nos camarades de Granollers proposèrent aux autres secteurs antifascistes de les réaliser. Et lorsque l'auteur de ce livre alla sur place étudier l'organisation et le fonctionnement de la nouvelle organisation sociale, il constata d'une part, que l'exploitation de l'homme par l'homme avait disparu, qu'il n'y avait plus de patrons et de salariés, et, d'autre part, que tous les antifascistes y compris notre mouvement s'étaient réunis fraternellement, au sein du conseil municipal, qui avait la haute main sur l'ensemble de la vie locale.
L'administration générale de Granollers était dirigée par onze départements embrassant l'ensemble des activités sociales, établis au conseil municipal, et que composaient vingt-deux délégués : six de la gauche républicaine (parti de Manuel Azaña), six de la C.N.T., quatre de l'U.G.T., deux de l'Union des métayers (" rebassaires " catalans, qui ne demandaient qu'à devenir propriétaires de la terre qu'ils travaillaient) et deux du P.O.U.M. (Parti ouvrier d'Unification marxiste), que l'on peut classer comme trotskisant.
Sur les onze départements, cinq avaient été confiés à la C.N.T., ce qui montre quel était son poids, plus économique et social que politique. En outre, cette organisation, toujours entreprenante, avait constitué, en marge, un Conseil d'économie constitué sur la base d'un délégué par Syndicat, car les Syndicats étaient le moteur de toutes les industries locales.
Ce Conseil se réunit toutes les semaines avec le responsable du département municipal correspondant. Section municipale et Conseil coordonnent leurs efforts ; mais en fait l'initiative vient généralement de nos camarades et de l'assemblée générale de la Fédération locale des Syndicats de la C.N.T., qui est le plus au courant de tout ce qui concerne la production et l'organisation du travail.
La section économie de la commune a constitué un "bureau technique", composé de trois spécialistes, et qui, d'accord avec le Conseil d'économie syndical, oriente le travail des entreprises industrielles. Des graphiques, des diagrammes correspondant à chaque industrie, sont constamment aux mains des spécialistes, et si vous demandez des informations sur une industrie ou une autre, on vous montre immédiatement des schémas aux couleurs diverses, chacun correspondant à une industrie et où les entreprises sont localisées de façon à constituer un réseau d'activités coordonnées.
Ainsi dirigés, toutes les entreprises, fabriques et ateliers sont passés intégralement aux mains des travailleurs et en même temps appartiennent à la municipalité. Et les grandes décisions sur ce qu'il convient et ne convient pas de faire ne sont pas le seul fruit de l'initiative syndicale, si bien qu'au-dessus de cette dernière ce sont les intérêts qui, en fin de comptes, dirigent le tout. Mais reconnaissons que la tolérance mutuelle que l'on trouve ici est assez exceptionnelle.
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Le Syndicat est un animateur perpétuel. C'est à lui que l'on doit nombre d'initiatives tendant à améliorer la marche et la structure de l'économie locale. Ainsi, en très peu de temps, sept établissements collectifs de coiffure ont été organisés par ses soins, remplaçant un nombre indéfini de boutiques à l'aspect moyenâgeux. Tous les ateliers ou minifabriques de chaussures ont été remplacés par une seule grande fabrique dans laquelle on a concentré les meilleures machines, et assuré l'hygiène nécessaire à la santé des travailleurs. Réforme identique dans la métallurgie où les nombreuses petites fonderies sombres et étouffantes ont fait place à quelques grandes unités de travail dans lesquelles l'air et le soleil entrent à flots. Les ateliers de menuiserie et d'ébénisterie ont subi les mêmes changements. La socialisation va de pair avec la rationalisation.
Cette réorganisation industrielle n'a pas fait négliger les innovations qu'imposaient les circonstances dans le mécanisme de la distribution. Elles apparurent nécessaires, dès le premier moment, à la section correspondante du Conseil municipal, pour des raisons de justice sociale. Si l'on acceptait de construire un ordre social plus juste, il fallait que tous les habitants de Granollers pussent avoir les mêmes possibilités de se nourrir. Aussi, les membres du bureau d'Economie de la municipalité, qui travaillaient avec acharnement quatorze heures par jour, en vivant l'aventure passionnante de créer un monde nouveau, m'ont-ils fait voir sur le plan de la ville, étalé pour moi, sur un bureau, cinq taches noires. Chacune de ces taches représente un magasin communal de distribution. Ces cinq magasins, distribués par quartiers, selon l'importance de la population, remplacent le petit commerce, un peu trop pléthorique auparavant.
On avait commencé par une mesure de base que du reste nous retrouverons en d'autres endroits, dès le début, le conseiller à l'agriculture acheta aux paysans des alentours - qui, très individualistes et très méfiants, ne s'organisaient pas collectivement - les produits de leur travail. L'intermédiaire vorace, le rabatteur, l'acheteur spéculateur, a donc complètement disparu. Mais on veut aussi qu'il disparaisse entre le producteur et le consommateur. Une circonstance s'y prêta, et justifia les mesures nouvelles : le rationnement des vivres imposé par la guerre, rationnement qui fit, sagement, prendre à temps les mesures nécessaires pour éviter la disette (2).
On créa donc un bureau de ravitaillement qui commença par contrôler les produits reçus et vendus par les commerçants. Puis on établit un fichier, admirablement organisé, où étaient consignés le nombre et l'âge des membres de chaque famille. La quantité et le genre d'aliments auquel chacun avait droit furent stipulés d'accord avec les médecins. Et sur ces bases, toutes les semaines, chaque famille reçoit un carnet où est spécifiée la quantité de pain, d'huile, de légumes secs, de charcuterie, etc., qu'elle peut obtenir. Toujours sur la même base, on sait combien la ville consomme par jour et par semaine de différents aliments, combien il faut s'en procurer régulièrement, et pour quelles dates successives.
Le même contrôle continue de s'exercer quant aux quantités de vivres entrant dans les magasins communaux. Si bien que l'on connaît, kilo par kilo, le poids des articles alimentaires reçus et distribués.
C'est aussi par cette voie que la partie de socialisation, qu'il est possible de faire admettre aux paysans, entre dans la campagne, car les paysans accueillent avec satisfaction la suppression des intermédiaires. Dans la majorité des 42 villages qui composent le canton, le commerce traditionnel a disparu.
Les bénéfices obtenus sur la vente des articles divers fournissent au Conseil municipal les ressources nécessaires à d'autres tâches communales. Rien ne reste livré à l'isolement, à la détresse. Les commerçants obligés de fermer boutique par la concurrence ou les mesures municipales (3) se voient immédiatement confier des fonctions plus utiles - ne serait-ce que dans les centres de distribution. Personne ne reste sans travail, et le chômage qui sévissait lourdement avant le 19 juillet a complètement disparu. Tous les ouvriers, qu'ils travaillent ou non le nombre d'heures habituellement réglementaires, ont, grâce aux principes de l'égalité des rétributions, leur existence matérielle assurée.
Comme ceux que j'ai vus partout, mes camarades de Granollers ont pensé à l'instruction publique. Les écoles de Granollers étaient insuffisantes et vieilles, insalubres, mal éclairées. En revanche, il y avait trois couvents confortables et solidement bâtis, dont les occupants s'étaient volatilisés. On les a réformés ; on en a fait trois beaux établissements scolaires dont les salles de classe contiennent tous les enfants de la ville. On a même de la place pour de nouveaux élèves.
Les classes, que j'ai visitées, sont spacieuses, lumineuses, ensoleillées. On y a installé un matériel pédagogique moderne, et le regard s'attendrit devant des petites tables carrées et mobiles pour les enfants en bas âge, et les petites chaises proportionnées à la taille des utilisateurs. Les galeries internes, la salle de douches, les cours, les lavabos, le chauffage central, tout cela a été fait, installé, ou acheté en quelques mois.
Les premières dépenses se sont élevées à 300.000 pesetas. D'autres ont été engagées. Car Granollers veut avoir un avenir radieux.
P.-S. - Granollers fut, par la suite, rasé par l'aviation franquiste.
(1) Fusillé par les fascistes.
(2) Rappelons que la Catalogne, essentiellement industrielle, et même une bonne partie du Levant ne produisaient ni le blé, ni la viande, ni les légumes secs qu'ils consommaient. Cela pèsera bientôt sur la situation.
(3) Un des moyens employés consiste à ne plus les ravitailler, et à réserver les marchandises qu'on pouvait se procurer aux magasins communaux.
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