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Hospitalet del LLobregat

Au sud de Barcelone, Hospitalet étendait ses trois quartiers nettement différenciés, où vivaient cinquante mille habitants. Les industries y occupaient 13.000 des 14.000 salariés recensés. Mille autres étaient employés dans la culture intensive des terres maraîchères qui contribuent à nourrir la grande ville voisine.

Les filatures absorbaient le plus grand nombre d'ouvriers. Mais la métallurgie s'était aussi développée. On trouvait deux hauts fourneaux, des fonderies, des ateliers de mécanique. L'ébénisterie, le bâtiment, l'industrie chimique complétaient l'ensemble de cette activité productrice.

Hospitalet s'était formé depuis peu. Le mouvement social ne remontait qu'à la période de la Première Guerre mondiale. Mais, dès avant la révolution, la C.N.T. et la F.A.I. y exerçaient une activité sociale intense. Le 18 juillet, la première comptait 8.000 adhérents ; huit mois plus tard, elle en comptera 12.000 ; l'U.G.T., que socialistes officiels et communistes s'efforçaient fiévreusement de développer, en comptait 1.000.

La lutte locale et l'état d'alerte qui suivirent l'attaque fasciste mobilisèrent la population pendant cinq ou six jours au bout desquels la C.N.T. donna, comme dans les autres localités catalanes, l'ordre de reprendre le travail. Prolonger la grève générale l'aurait été au détriment des travailleurs eux-mêmes, qui assumaient leur destin. Et ainsi, la responsabilité de la vie économique et sociale passait des mains des patrons et du gouvernement à celle des ouvriers.

Mais pendant qu'on reprenait le travail, et remettait en route ateliers, usines et fabriques, les forces populaires continuèrent de monter la garde derrière des barricades, exerçant particulièrement leur surveillance sur deux routes menant à Barcelone, afin d'empêcher toute concentration d'ennemis, d'enrayer toute avance offensive sur les grands centres.

C'est au milieu de cet état de choses que la révolution constructive commença.

Elle débuta par l'agriculture ; celle-ci était aux mains de très nombreux petits propriétaires qui employaient des salariés spécialisés (donc rien de commun avec les grands "latifundia" d'Aragon, de Castille, d'Andalousie ou d'Estrémadure). Et tout comme les patrons d'ateliers et d'usines délaissaient devant la menace d'expropriation qu'ils pressentaient, la production, les propriétaires de la terre délaissaient leurs cultures que le soleil grillait, l'irrigation manquant, ou que les herbes commencèrent à envahir.

D'autre part, le quart des travailleurs agricoles chômaient, et une partie ne travaillaient que trois jours par semaine. Chômeurs et non-chômeurs convoquèrent donc une assemblée à laquelle furent invités aussi les petits patrons agriculteurs, et où tous décidèrent de socialiser immédiatement le travail de la terre.

Et la "Collectivité des Paysans" naquit ; ex-employeurs et ex-salariés s'y inscrivirent comme égaux, et l'on adhéra à la C.N.T. dont les militants étaient, une fois de plus, les meilleurs organisateurs.

La technique du travail changea immédiatement. La grande étendue cultivée d'après une planification générale succéda aux parcelles travaillées par le propriétaire isolé, et souvent mal outillé, ou par le journalier embauché deux ou trois fois par semaine.

Mais l'argent subsistait en Catalogne, et était un instrument indispensable pour obtenir des machines, des outils, des bêtes de trait, ou des moyens d'existence en attendant les récoltes. On mit à contribution tous les moyens, y compris les ressources dont disposaient les anciens propriétaires, et comprenant qu'un effort inhabituel s'imposait, car une révolution sociale n'est pas un festival, on repoussa, comme le firent les travailleurs de Barcelone, l'augmentation de salaire de 15 % et l'établissement de la journée de six heures démagogiquement décrétés par le gouvernement catalan, qui démontra, par cette tentative de captation des masses, son habileté politicienne, et son ignorance des problèmes les plus essentiels.

Depuis lors, les travailleurs de la Collectivité agraire, organisés en "brigades", comme ceux des communautés de Tarragone et de Tortosa, également catalanes, ont mis au point leur organisation. Les brigades partent le matin, chacune à sa tâche, d'après les besoins les plus urgents du travail. La surface cultivée a augmenté du tiers. Elle s'étend maintenant sur 1.470 hectares, divisés en 38 zones, dont 35 irriguées et trois de terre sèche. De vastes travaux, dont la canalisation du rio LLobregat, doivent être entrepris.

*

Les industries locales sont passées par les étapes qui furent presque générales dans cette révolution. Ce fut d'abord le contrôle des entreprises, petites ou grandes, par le Comité que nommèrent les travailleurs employés sur place. Cela, pour les fabriques les plus prospères ; celles dont le personnel était en chômage partiel - il y en avait beaucoup - furent immédiatement collectivisées, et leurs propriétaires assimilés aux producteurs.

Simultanément, la C.N.T. et la F.A.I. créaient les Conseils d'intensification de la production, qui obligeaient les patrons contrôlés à embaucher les chômeurs. Mais cette mesure ne pouvait donner de résultats durables, car le manque de matières premières dans l'industrie textile, et l'absence de débouchés pour les tissus fabriqués devaient forcément provoquer une diminution du rendement et des ventes aux dépens de l'économie générale.

D'autre part, et toujours sur l'initiative de la C.N.T., on créa des Commissions populaires de Ravitaillement, organisées par la municipalité dans laquelle étaient entrés nos camarades. Ces Commissions avaient pour mission de fournir des aliments aux sans-travail ; elles furent maintenues par la suite, car l'arrivée de nombreux réfugiés de la région aragonaise envahie par les armées franquistes provoqua une nouvelle sorte de chômage.

Nous avons vu que les entreprises collectivisées eurent d'abord à leur tête des Comités nommés par les travailleurs qui y étaient employés. On continua donc les opérations de production et de vente de chacune d'elles. Mais très vite on comprit que cette situation faisait apparaître entre les fabriques une concurrence, ou un manque de solidarité qui donnaient lieu à des rivalités incompatibles avec l'esprit socialiste et libertaire. Alors la C.N.T. locale lança la consigne : "Il faut ramifier toutes les industries dans les syndicats, socialiser complètement, établir une fois pour toutes le régime de solidarité que nous avons toujours préconisé."

L'idée prit rapidement. Les coiffeurs commencèrent, puis les travailleurs du spectacle, quel que fût leur métier, et ceux du bois (ébénistes, menuisiers, charpentiers), du bâtiment, de l'alimentation, des transports urbains. En janvier 1937, la métallurgie se joignait au mouvement. L'industrie chimique ne le fit que plus tard.

Dans des circonstances aussi complexes, des problèmes inattendus se posent, et s'imposent. A Hospitalet, comme ailleurs, et étant donné le bouleversement économique, certaines industries sont prospères, d'autres sont déficitaires. Des ouvriers et leur famille sont mieux rétribués que d'autres. Pour remédier à cette injustice, on décida le salaire unique généralisé.

Or, cela était impossible sans la solidarité des différentes industries. Et le problème se posa de fonder une caisse commune grâce à laquelle tous les ouvriers, qu'ils subissent une crise de travail ou non, recevraient les mêmes moyens d'existence.

Comme premier pas, on établit la solidarité financière entre les industries qui constituèrent un Conseil général de l'économie dans lequel chacune eut deux représentants. Les industries ayant un excédent de bénéfices le communiquaient à la Commission administrative du Conseil, qui contrôlait assidûment les diverses comptabilités. Les ressources ainsi disponibles servaient à aider les industries déficitaires qui recevaient les sommes nécessaires à l'achat de matières premières et d'éléments divers de production.

Quand ces sommes étaient importantes, tous les délégués des différentes industries examinaient l'état financier et technique de l'industrie qu'il fallait aider. Et après les observations, les indications, les conseils et les critiques, quand il y avait lieu d'en formuler, les fonds étaient remis.

Cette solidarité allait bientôt être complétée par le passage du salaire unique au salaire familial. On effectua, à cet effet, un recensement minutieux dont les statistiques étaient aux mains de la municipalité.

Au moment de notre visite, on projetait également la réadaptation des industries. Un inventaire général avait été dressé, non seulement pour établir les besoins de la population, et ses ressources, mais aussi quelles industries méritaient d'être maintenues et quelles devaient être éliminées.

Comme il est arrivé partout, nos camarades d'Hospitalet s'occupèrent aussi, immédiatement, de l'instruction publique. Sur huit mille enfants en âge scolaire, quatre mille allaient régulièrement à l'école. Les autres ne pouvaient pas, par manque de place, de vêtements, de chaussures, de livres. La C.N.T. et la F.A.I. ne voulurent pas résoudre un aussi grave problème par leurs seuls moyens. Elles décidèrent d'unir leurs efforts à ceux des autres fractions antifascistes auprès desquelles elles espéraient trouver un écho favorable. Dans une réunion où furent convoqués les militants de l'U.G.T. et de la Gauche républicaine, nos camarades présentèrent leur Plan de réforme de l'enseignement, qui fut accepté. Et, noblement unies, les trois fractions s'occupèrent de la rénovation scolaire.

Et en six mois, malgré les difficultés que l'on traversait, une oeuvre magnifique fut réalisée. Des immeubles furent construits, d'autres transformés, adaptés, et deux mille cinq cents nouveaux écoliers s'assirent dans de nouvelles classes, plus vastes, plus claires, plus aérées que celles qu'on avait connues jusqu'alors. Les maîtres et les maîtresses dépassés par la révolution que les événements étendaient jusqu'à la pédagogie ont été remplacés par des instituteurs et des institutrices plus en concordance avec l'esprit des temps nouveaux, et qui se réunissent toutes les semaines pour étudier leurs expériences.

Les soins donnés à l'enfance ne s'arrêtaient pas là. La municipalité organisa une crèche immense où les parents pouvaient laisser leurs bambins pour vaquer à leurs affaires. Dans les fabriques où les femmes travaillaient, on établit des garderies d'enfants ; la première fut inaugurée dans la Collectivité ouvrière T. Sala (1).

On acheva aussi l'aménagement d'une maternité où les femmes du peuple, qui jusqu'alors avaient enfanté dans des conditions d'insalubrité lamentables reçurent les soins prescrits par leur état. Un gynécologue inspirait l'architecte qui réalisa les travaux nécessaires.

Et le jeudi, dans toutes les salles, on offrait gratuitement aux enfants des séances de cinéma pour les instruire et les amuser, selon des programmes intelligemment établis.

Précisions supplémentaires quant au domaine de la salubrité : immédiatement après leur triomphe, les révolutionnaires décidèrent que les habitants d'Hospitalet devaient recevoir des cliniques, des dispensaires, de l'hôpital, des médecins, toute l'assistance à laquelle ils avaient droit. Ce fut rapidement un fait, étendu dans la mesure du possible, c'est-à-dire à un moindre degré que l'on désirait, car à Hospitalet les médecins continuaient à vivre de ce qu'ils percevaient de leurs clients. En juillet 1937, la socialisation de la médecine n'était pas encore intégralement réalisée. Pour y parvenir, on avait construit, en plus de la maternité, un hôpital cantonal de grandes dimensions, qui répondait aux conceptions modernes de la médecine.

De tout ce qui précède, il est évident qu'à l'activité syndicale s'ajoute l'activité communale, et que les deux allaient souvent de pair, car l'esprit communaliste s'accuse aussi fortement chez nos camarades d'Hospitalet (le maire, José Xena, était un anarchiste). Ils auraient pu s'emparer totalement du Conseil local. Par honnêteté, par solidarité antifasciste, et aussi pour ne pas déchaîner une réaction trop violente des autres secteurs antifascistes, ils ne voulurent pas. Ils invitèrent l'U.G.T. et la Gauche républicaine à constituer avec eux le Conseil municipal qui devait se composer de vingt-quatre membres. On leur répondit par un refus. Il n'y avait donc que huit conseillers : les nôtres, spécialisés dans les activités essentielles de la vie locale : salubrité et assistance sociale ; instruction publique ; économie ; défense ; travail et agriculture ; services publics, ravitaillement et travaux publics.

Toutefois, un certain degré de collaboration put persister. Au moment de notre enquête, la situation est celle-ci : chacun des trois secteurs nomme des commissions spéciales qui soumettent au conseiller chargé de ces questions les initiatives leur paraissant utiles ; celui-ci décide quand elles ne sont pas importantes ; quand elles le sont, c'est le Conseil municipal qui se prononce. La C.N.T. convoque des assemblées populaires, soit dans le plus grand local du centre de la ville, soit dans les quartiers excentriques où l'on expose à la population, qui accourt librement, ce qui est fait et ce que l'on projette. L'auditeur peut librement poser des questions, et formuler des objections.

Il n'y a donc pas de politique de parti, de décisions prises en secret, d'escamotage par des comités siégeant à huis clos de la volonté populaire. On reste en contact avec le peuple, on continue d'en faire partie, et l'on applique au mieux la conduite libertaire que l'on a toujours préconisée.

En synthèse, les libertaires d'Hospitalet agissent d'après une conception municipaliste qui répond à leurs préférences, et qui s'est imposée d'elle-même. Ils ont, comme cela s'est du reste fait dans d'autres endroits, délimité les fonctions de la commune et celles du syndicat. Pour eux, ces dernières s'intègrent dans les premières, comme la partie dans le tout. Et de même que le syndicat isolé n'existe plus, chacun d'eux devant consulter les autres avant de se lancer dans une nouvelle entreprise, les syndicats et leur fédération ne s'imposent pas non plus quand les questions débattues intéressent tous les habitants. Ainsi, l'enseignement, les transports et les travaux publics, la salubrité, l'assistance sociale, l'urbanisme relèvent de toute la population. C'est donc toute la population qui est invitée à décider.

Voici maintenant, pour terminer, le texte d'un tract que la Collectivité T. Sala distribuait dans la ville, et qui s'adressait aux mères de famille :

"Compagne : Nous t'offrons la Maison de L'Enfant pour que ton fils y reçoive, jusqu'à l'âge de cinq ans, l'assistance la plus complète au cours des journées de travail pendant lesquelles, presque toujours et jusqu'ici il était livré à la rue ; et même quand tu pouvais le confier à quelqu'un, il ne recevait pas l'éducation ni les soins nécessaires pour être demain un homme physiquement sain et équilibré.

"Le but de la Maison de L'Enfant n'est du reste pas seulement de lui assurer les attentions nécessaires, et de te soulager dans tes fatigues. Il va beaucoup plus loin. Les conditions dans lesquelles tu as vécu t'ont empêchée de t'informer de ce qu'il fallait pour élever rationnellement ton enfant. C'est pourquoi nous avons organisé, aussi parfaitement que possible, toutes les commodités nécessaires, et pour assurer à ton fils un milieu agréable, nous avons fait en sorte que tous les éléments d'environnement et complémentaires lui soient assurés, tant du point de vue de l'hygiène, de l'éducation, que de l'alimentation et de la surveillance médicale. Tout cela sera l'œuvre de spécialistes compétents.

"La Maison de L'Enfant sera organisée en deux sections principales : celle des plus jeunes, depuis leur naissance jusqu'à l'âge de deux ans, et celle des enfants de deux à cinq ans. Il recevra, à chaque étape, tout ce qui lui conviendra du point de vue alimentaire, de distraction et de formation d'après ses inclinations propres. Et il conviendra que les mères tiennent compte des indications données par le personnel pour que l'œuvre de la Maison de L'Enfant soit continuée au sein du foyer.

"Pour toutes ces raisons, tu dois comprendre que c'est pour l'enfant et pour son intérêt que nous t'offrons aujourd'hui la Maison de L'Enfant."

On trouve bien quelques gaucheries de style dans ce texte ; mais il n'y a pas de gaucherie du cœur.


(1) Voir à la fin de ce chapitre, le tract distribué à ce sujet.

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