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Cette petite ville catalane comptait, en juillet 1936, 10.000 habitants. Cinquante % des travailleurs étaient employés dans les activités diverses, dont la plus importante était l'industrie textile. Seule organisation syndicale y ayant pris pied : la C.N.T. dont les syndicats comptaient, en temps normal, de 1.500 à 2.000 adhérents. Mais aux activités de lutte de classes et d'action directe propres à cette organisation de combat - que complétait une force libertaire organisée dans la F.A.I. - s'ajoutait un esprit réalisateur et une oeuvre un peu trop ignorée, comme il est arrivé presque toujours. Depuis 1893 on trouvait à Rubi, organisée par nos Camarades, une coopérative comptant en moyenne quatre cents adhérents, dont le nombre doubla pendant la révolution. D'autre part les membres de la C.N.T. avaient, depuis 1920, acheté un terrain afin d'y construire une école rationaliste, qui devait continuer l'œuvre de Francisco Ferrer. Dans ce but, chaque adhérent payait au minimum dix centimes par mois, et au moment où éclata la guerre civile, deux écoles, et non une, étaient ouvertes et fonctionnaient.
Ajoutons, pour que l'on saisisse plus complètement l'esprit pondéré de nos camarades, que depuis la fin du siècle dernier, une partie d'entre eux adhéraient dans un but prosélytiste au Centre républicain, ce qui indiquait un esprit de tolérance dont on ne pouvait qu'augurer des résultats positifs.
Autour de Rubi, l'agriculture était assez importante. La grande propriété, moins développée en ses proportions que dans d'autres régions d'Espagne y dominait, exploitée généralement par les possédants qui, en outre, affermaient une partie de leur terre au quart, au tiers et à la moitié des récoltes. Cette âpreté trouvait sa confirmation dans un trait qui rappelait, mais aggravé, ce que nous avons rapporté dans notre chapitre sur Graus, en Aragon : l'eau potable que l'on consommait à Rubi surgissait dans les terres d'un des propriétaires, qui la faisait payer...
Comme à peu près partout, la Révolution fut le contrecoup de l'attaque franquiste, sans quoi nos forces, pour importantes quelles fussent, n'auraient pu parvenir à leurs fins : c'est ce que nous montre l'échec des tentatives insurrectionnelles d'avant 1936 que nous avons déjà citées.
Mais devant l'attaque, tous les ennemis du fascisme se trouvèrent côte à côte. Des catalanistes bourgeois aux anarchistes, l'unité s'était établie. Et comme il arriva presque partout, nos camarades, plus décidés, plus entraînés au combat, furent vite maîtres de la rue. Le danger passé, on envoya des hommes (ou des hommes partirent) au front d'Aragon qui s'établissait dans les combats, en même temps que des renforts étaient acheminés à Barcelone pour consolider la situation. Et pour la consolider davantage encore, on commença les collectivisations.
Afin d'assurer la nourriture, on s'occupa d'abord de l'aliment de base. Il y avait à Rubi, de dix à douze boulangeries dont dépendait la fourniture du pain. La C.N.T. décida de s'en charger, et concentra la production tout entière dans ses locaux où la majorité des patrons et tous les ouvriers acceptèrent de travailler avec une conscience professionnelle qui ne connut pas de failles.
Puis vint le tour des moyens de transport. Sur l'initiative du Syndicat fut constituée une collectivité professionnelle correspondante. Comme pour la boulangerie, les petits patrons y adhérèrent, apportant une vingtaine de camions, des autobus dont nous ignorons le nombre, et une quinzaine de voitures automobiles. L'administration de cette Collectivité fut établie au siège du Syndicat (1).
A son tour, ou presque simultanément, le bâtiment s'intégra à la transformation sociale en cours. Rubi comptait une centaine de maçons, et environ 150 manœuvres. Comme à Granollers, comme à Alicante, ces petits entrepreneurs adhérèrent en apportant leurs outils. On établit la liste exacte de ces apports. L'adhérent dont la formation professionnelle était la plus poussée fut nommé conseiller technique, chargé de surveiller et de guider l'ensemble des travaux sur les divers chantiers. Et la comptabilité fut confiée au spécialiste jugé le plus capable.
A Barcelone, l'industrie du bâtiment était paralysée par le départ des propriétaires, nullement inclinés à faire construire des immeubles, ou à réparer ceux en location, le tout devant leur être enlevé si la Révolution triomphait. Mais à Rubi on travaillait beaucoup, car ce qu'on faisait était immédiatement nécessaire à l'ensemble de la population, et la municipalité avait les moyens d'en assurer le paiement. Par exemple, on construisit deux ponts pour enjamber un large ravin, ce qui était, jusqu'alors resté à l'état de rêve inaccessible, malgré le besoin qu'on en avait. On construisit aussi, toujours sous l'égide de la municipalité, un groupe scolaire assez vaste pour recevoir des centaines d'enfants, et dont, du reste, le gouvernement catalan - mais n'oublions pas que l'instruction publique était aux mains des libertaires - de la Généralité paya une partie des frais (2). On élargit sur une certaine longueur la route qui traversait la localité pour rendre plus aisé le passage des autobus, on répara de très nombreuses maisons, on construisit un canal de 1.500 mètres pour amener l'eau aux terres que travaillaient les camarades de l'agriculture et, toujours pour aider les paysans, on remit à neuf des puits depuis longtemps abandonnés et comblés, d'où l'on se mit à extraire de l'eau qu'on employa pour l'irrigation des cultures grâce à des moteurs électriques spécialement installés.
Tout ce travail était dirigé par une Commission technique de cinq ou six membres nommée par l'assemblée de la Collectivité. De ce personnel seuls étaient payés, en tant que professionnels, le directeur et les deux secrétaires.
Afin d'être aidée dans ces tâches multiples, la Collectivité du bâtiment demanda, et obtint, que les camarades des fabriques prissent part à tous ces travaux deux heures tous les dimanches.
Comme en tant d'autres endroits, les ébénistes et menuisiers constituèrent aussi leur Collectivité qui s'installa dans un vaste atelier disposant d'un outillage moderne et offrant des conditions d'hygiène jusqu'alors généralement inconnues. Jamais, me dit en riant, heureux, au souvenir de cette activité féconde celui qui en fut le principal animateur, on ne fabriqua tant de meubles à Rubi.
La Collectivité agraire fut constituée avec les fermes expropriées des grands propriétaires. Cela représentait les trois quarts de la terre. Deux cent cinquante travailleurs de l'agriculture s'incorporèrent à cette vaste étendue de production. Les zones organisées furent au nombre de six : chacune répondant à une spécialité : culture maraîchère, sylviculture, vignobles, parc agricole, céréales, arbres fruitiers. La Commission directive était nommée par l'Assemblée générale, et à son tour elle nommait le délégué de chaque section.
Comme nous l'avons vu, et comme nous le voyons généralement quand il s'agit de Collectivités, l'esprit corporatif avait disparu. Tous les travailleurs étaient solidaires. Ils passaient d'une section à l'autre quand il en était besoin. Et ils admettaient des mesures qui allaient à l'encontre de leur spécialité de production. Parmi les initiatives qui furent prises, sous la pression des nécessités immédiates, figura l'arrachage de vignes pour semer du blé. Et bien que le terrain ne fût pas des plus appropriés, Rubi serait presque parvenu à récolter assez de froment pour ses habitants, si les difficultés économiques qui s'étendaient dans toute la région, n'avaient répercuté sur la petite ville.
Il était bien resté des "individualistes" en dehors de ces transformations révolutionnaires : mais la majorité de la population marchait avec l'ordre nouveau. A tel point qu'un certain nombre de jeunes gens et de jeunes filles s'étaient séparés de leur famille pour y adhérer ; on dut organiser, pour héberger ces célibataires, deux sections très pudiquement séparées : "Je puis t'assurer que rien d'immoral ne s'est jamais produit" me disait l'animateur dont nous avons déjà parlé. Et je pouvais le croire sur parole.
La Coopérative ne se cantonna pas dans ses seules premières activités. Nous avons dit que le nombre de ses adhérents doubla ; la part prise à la distribution des marchandises s'étendit en conséquence, et neuf nouveaux dépôts ou points de vente furent créés, ce qui n'empêcha pas le petit commerce de continuer, sous un certain contrôle, comme on s'en doute. Les détaillants étaient soutenus par la section de ravitaillement du gouvernement catalan.
Rubi présente un exemple d'évolution très caractéristique quant à la structure d'organisation générale de la société. Lorsque commencèrent les événements, la majorité du conseil municipal était constituée par les catalanistes de gauche dont le chef, Luis Companys, fusillé plus tard par les franquistes, était président du gouvernement de Catalogne ; le 6 août, soit trois semaines après le début de la Révolution, cette majorité démissionna devant la prédominance de nos forces et les bouleversements sociaux qui s'opéraient sous leur impulsion. Sa situation était d'autant plus difficile que les fermiers - les "rebassaires" - appuyaient ce bouleversement, ainsi du reste que le P.O.U.M. (parti ouvrier d'unification marxiste), de caractère trotskisant.
Dès lors, parce que nos camarades ne voulaient pas abuser de la victoire, parce que l'impératif de la guerre commandait de rester unis pour ne pas livrer l'Espagne à Franco, parce que les républicains de gauche appuyaient les réformes sociales (3), le nouveau conseil municipal fut composé de six membres de la C.N.T. et de six représentants des catalanistes d'avant-garde. Mais la nouvelle loi de février 1937 ayant ordonné que tous les partis politiques fussent représentés (ce qui était une des premières manœuvres contre-révolutionnaires), le conseil se trouva définitivement composé de sept membres de la C.N.T., sept de la gauche catalane, deux membres de l'U.G.T. dont la section locale se constitua alors sous l'impulsion des communistes qui battaient le rappel des petits propriétaires réactionnaires afin de faire échec à la collectivisation, et deux membres du parti dénommé d'Action catalane. Tant de tendances diverses coexistant par force au sein du Conseil, cela devait donner lieu à des frictions et à des heurts, car naturellement ceux qui n'approuvaient pas l'implantation du socialisme libertaire considéraient que la C.N.T. allait beaucoup trop loin. D'autre part, nos camarades s'opposaient au fonctionnement traditionnel, essentiellement politique du Conseil, où les jeux stériles des partis, souvent téléguidés par les comités résidant dans les grandes villes, finiraient par ressusciter l'ancien ordre des choses. Mais, forts de l'appui des syndicats, des collectivités diverses, et même de la coopérative, ils ne cédèrent pas.
Alors, les partis décidèrent de ne plus collaborer aux tâches pratique de caractère municipal, ou relevant de la compétence du Conseil. Et nos camarades durent prendre en charge les activités les plus importantes : ravitaillement, travaux publics, industrie et agriculture. Ils réussirent assez pour que les organisateurs avec lesquels je m'entretenais de ces réalisations en eussent, quinze ans plus tard, les larmes aux yeux au souvenir de ce paradis perdu.
(1) Observons que dans ce cas la Collectivité professionnelle n'était pas indépendante du Syndicat. Elle en était même une émanation.
(2) Nous devons reconnaître, honnêtement, que le gouvernement de la Généralité aida parfois, par l'apport de moyens financiers, à des entreprises utiles ; et tout en regrettant que trop souvent il ait distribué de l'argent sans discernement, rendant souvent possible, comme en le verra plus loin, une stagnation qui fut hautement préjudicielle.
(3) On peut logiquement supposer que les rapports si souvent cordiaux qui depuis longtemps avaient été établis entre libertaires et républicains facilitèrent une compréhension mutuelle.
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