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Castellon de la Plana

Castellon de la Plana, chef-lieu de la province qui porte son nom, comptait, quand éclata la révolution, 50.000 habitants. Notre mouvement n'y était pas important. L'explication de cette faiblesse est double : d'une part, l'industrie était peu développée, ce qui n'avait pas facilité l'essor d'une force syndicale puissante ; d'autre part, si dans les campagnes environnantes on trouvait fréquemment des petits propriétaires d'esprit libertaire, la grande masse s'arrêtait au républicanisme.

Or, à Castellon et dans les environs, le républicanisme était populaire, et comme la république ne comptait pas plus de cinq ans au moment de l'attaque franquiste, ses partisans n'avaient pas eu le temps de se corrompre dans les marais du nouveau régime. Ce qui, d'autre part, explique pourquoi on évita, le 19 juillet, que les fascistes pussent triompher à l'échelle locale, et pourquoi, aussi, la population accepta sans trop de difficultés l'œuvre de transformation locale entreprise par nos camarades. Il est sans doute utile d'ajouter que la majorité des républicains syndiqués l'étaient à la C.N.T. parce qu'ils craignaient pour l'avenir le danger d'étatisme et d'étatisation qu'ils prévoyaient dans le socialisme traditionnel, et le parti s'en réclamant. Cela n'était du reste pas exceptionnel en Espagne (1).

L'Union générale des travailleurs, concurrente de la Confédération nationale du travail, avait cependant plus d'adhérents que cette dernière, mais c'étaient des ouvriers dont les aspirations socialistes étaient demeurées intactes. Ces circonstances faisaient généralement que dans nos meetings, plus de la moitié des auditeurs, quoique non libertaires, applaudissaient nos orateurs.

Les circonstances facilitèrent la tâche de nos camarades sans balayer pour cela les obstacles. Les politiciens professionnels étaient désemparés devant cette situation nouvelle, où pour eux tout était sens dessus dessous. D'autre part, de nombreux patrons, de nombreux propriétaires terriens étaient sinon fascistes, fascisants ; d'autres ne l'étaient pas, mais adhéraient aux partis de droite, et désiraient tout de même le triomphe des généraux insurgés.

Nos camarades savaient, d'avance, ce qu'ils voulaient dans le cas d'une situation comme celle qui justement se présenta. Ils commencèrent donc par organiser des comités de contrôle dans les entreprises. Ces comités avaient déjà été acceptés, trois ans plus tôt, quand Largo Caballero était ministre du Travail, et que, pour calmer l'ardeur révolutionnaire des travailleurs et limiter leurs revendications, il avait légalisé la création de ces nouveaux organismes.

Il n'y avait donc pas maintenant de raison pour s'opposer légalement à leur généralisation, et les partis politiques furent obligés de les laisser naître et se développer.

Et de nouvelles positions furent rapidement conquises ; les patrons ne se souciaient pas de maintenir la production à son niveau normal, encore moins de construire des chars d'assaut (pauvres chars d'assaut !) et de fabriquer des éléments de combat. Alors les travailleurs, guidés par la C.N.T., se substituèrent à eux et commencèrent à diriger le travail.

C'est ainsi que, le 20 octobre 1936, le Syndicat de la métallurgie décida de prendre possession des ateliers. A cet effet, il nomma un "Comité d'expropriation, d'administration technique et d'économie" qui adopta sur-le-champ les mesures suivantes :

Puis il organisa cinq sections de direction du travail mécanique, fonderie, serrurerie, ferblanterie, garages. Bientôt les ouvriers du bâtiment et les travailleurs sur bois s'organisèrent de la même façon. Et presque toute la production industrielle, sinon toute, fut socialisée sous l'égide des Syndicats libertaires.

Nous prendrons l'organisation des métallurgistes et des garages, qui s'y étaient joints, comme modèle pour toutes les industries. Une des raisons de ce choix est qu'il s'agissait de la branche de production la plus importante.

Nous trouvons d'abord le comité syndical, qui comprend en premier lieu une Commission technique chargée de la direction générale du travail dans tous les établissements ; cette Commission est élue par l'assemblée générale, et remplace les patrons spécialisés et les techniciens maintenant défaillants.

Elle est aussi chargée de distribuer le travail dans les ateliers et les garages, selon les possibilités de production, l'outillage, l'organisation, l'importance. On procéda du reste, comme on a procédé à peu près partout, à un regroupement qui éliminait les installations trop petites pour être rentables, et l'on constitua, ou agrandit, d'autres unités de production plus modernes, et mieux installées, pour le travail et les travailleurs.

Dans chaque atelier, ou garage, l'assemblée des ouvriers a nommé une commission de direction non bureaucratisée. Toutes les commissions sont en contact avec la Commission technique syndicale, et les responsables se réunissent tous les soirs avec elle pour orienter l'activité générale.

La Commission administrative syndicale s'occupe particulièrement du maniement de l'argent, qui continue d'exister, car, répétons-le inlassablement, nous sommes dans une société mixte, dont le cadre politique est à prédominance républicaine, et où la petite bourgeoisie, même sans être toujours réellement hostile, constitue un élément local important. C'est cette Commission qui paie les travailleurs selon les catégories établies par les assemblées syndicales : techniciens, agents commerciaux, compagnons, demi-compagnons, apprentis. Elle est, de plus, divisée en cinq sections correspondant aux catégories du travail. Les sections les plus importantes ont un employé nommé par le conseil syndical.

Les ateliers et les garages effectuent le travail (réparations, changement de pièces, etc.) demandé par les clients résidant à Castellon ou dans les environs, ou encore par la clientèle de passage. Ici se répète, quant au mode de paiement, ce que nous avons vu en d'autres occasions. Si, par exemple, le possesseur ou le chauffeur d'une automobile veut la faire réparer, il se présente à un garage ou à un atelier de mécanique, expose ce dont il a besoin, en demande le prix. Le délégué responsable lui indique la somme à payer, mais le client ne paie pas directement aux travailleurs qui font la réparation. Il va porter la note et l'argent au Syndicat ; on lui donne alors le reçu correspondant. Muni de ce reçu, il retourne au garage, à l'atelier où le travail est exécuté.

Ainsi, tous les comptes sont centralisés, la caisse de tous les garages, de tous les ateliers de mécanique, de toutes les fonderies est commune. Mais chaque opération est enregistrée scrupuleusement, de façon à suivre en détail la vie économique de chaque unité de travail. Ce qui n'empêche pas l'appui donné par les sections bénéficiant d'excédents à une section en déficit, quand le cas se produit (2).

Tous les mois, le conseil technique et administratif présente à l'assemblée générale du Syndicat un rapport qui est examiné, discuté si nécessaire, enfin approuvé ou non à la majorité. Des modifications sont introduites quand cette majorité le croit utile. Toutes les activités sont donc connues et contrôlées par l'ensemble des travailleurs. Nous retrouvons là un exemple appliqué de la démocratie libertaire.

Telles sont les normes suivies dans tous les métiers, toutes les industries localement socialisés. Mais analysons plus à fond.

Comme on peut le supposer, les anciens patrons ne sont pas admis au Syndicat ; toutefois ils sont acceptés comme producteurs dans les ateliers. Ceux qui, physiquement ou mentalement déficients, ne peuvent travailler, et sont sans moyens d'existence, reçoivent un salaire, comme les ouvriers.

Dans l'ordre professionnel, les travailleurs qui veulent passer à une catégorie plus élevée le peuvent, mais doivent auparavant accepter de subir un examen théorique et pratique devant le conseil central du Syndicat, et les délégués d'atelier.

Enfin, lorsque cela est nécessaire, le Syndicat applique - sur acceptation de l'assemblée générale - des mesures disciplinaires. C'est le seul cas que nous ayons connu et enregistré, mais nous ne pouvons affirmer qu'il n'y en ait pas eu d'autres. Dans les premiers mois de la révolution, et croyant que la disparition du patron justifiait une négligence inhabituelle, certains travailleurs observèrent un laisser-aller excessif (cela se produisit aussi dans l'industrie du bâtiment, à Alicante). Aussi, dans l'assemblée du 30 décembre, une résolution fut prise - nous ne savons si à la majorité ou à 1'unanimité - dont voici le texte, affiché dans les ateliers (cf la version originale en annexe) :

"Camarades

"1. Les délégués d'atelier sont nommés en accord avec le règlement fait par vous et par le Comité.

"2. D'après l'article 5 de notre règlement, ces délégués sont responsables des questions techniques et administratives de l'atelier.

"3. D'accord avec l'assemblée générale du 30 décembre 1936, il est fait confiance aux délégués pour que, en cas de manquement à la discipline du travail et du non-accomplissement de leurs devoirs par les camarades qui composent le personnel de l'atelier, les mesures disciplinaires considérées nécessaires soient prises afin d'assurer la bonne marche et un développement satisfaisant du travail dans les ateliers du Syndicat.

"4. Ces délégués ne pourront appliquer de sanctions importantes, comme le renvoi de camarades d'un atelier, sans accord du Comité et de la Commission directive du Syndicat.

"5. Tout camarade ayant à se plaindre du délégué tant pour des questions syndicales que pour celles concernant le travail devra, pour ne pas provoquer de désordres, s'abstenir de critiquer directement et personnellement ; il s'adressera aux camarades du Conseil d'administration qui prendront les décisions nécessaires.

"6. Toutes les affaires courantes se rapportant au travail ou de caractère syndical qui se poseront aux camarades des ateliers devront être traitées par l'intermédiaire des délégués respectifs.

"Ce que nous communiquons aux délégués pour qu'il en soit tenu compte.

Castellon, le ler janvier 1937."

Une fois encore nous voyons que le sérieux avec lequel tout est conduit pour assurer le succès des réalisations prolétariennes implique une discipline librement consentie, considérée comme une garantie de succès. Et sans doute, en fin de compte, mieux vaut un excès d'exigence dans la responsabilité qu'une irresponsabilité qui mènerait à la déliquescence et à l'échec. Cette discipline et cette responsabilité étaient déjà proclamées par Proudhon avec la force qu'on lui connaît.

Mais l'activité de nos camarades ne s'est pas limitée à organiser les industries. Ils se sont intégrés au Conseil municipal, où ils sont du reste minorité. Ce ne sont pas de beaux parleurs, de brillants orateurs, mais ils sont intelligents, leur sens pratique ou humain n'est pas faussé par l'esprit politicien, et ils savent défendre avec conviction les initiatives constructives qui découlent de leurs idées et de la situation nouvelle. Parmi les réformes proposées figurent le salaire familial et la socialisation de la médecine par la municipalité. Les autres conseillers, républicains et socialistes - socialistes partisans de Largo Caballero qui préconisaient de nombreuses réformes quand ils étaient dans l'opposition - s'y refusent, invoquant la constitution républicaine, les lois en vigueur et des raisons économiques.

Or, pour le malheur des politiciens, les séances du Conseil sont publiques, et les ouvriers, ainsi que les femmes du peuple, suivent ces séances avec attention. Il en résulte que bien des adhérents à l'U.G.T., déçus du comportement antisocialiste de leurs dirigeants socialistes passent à la C.N.T. et dans toute la province les adhésions à cette dernière augmentent à une cadence inattendue. Evolution interne d'une société en période de transformation révolutionnaire.

Les effectifs de l'U.G.T. ne diminuent pas pour autant. Car les petits patrons-artisans rétifs à la socialisation, les concierges, généralement défenseurs de l'ordre établi, les employés de bureau à âme de bureaucrates, les commerçants ennemis des coopératives, les petits propriétaires terriens qui croient que nous voulons les laisser sans moyens d'existence et les dépouiller de leur récolte le moment venu, adhèrent en masse à l'organisation réformiste, c'est-à-dire à l'U.G.T. où les communistes étendent leur influence. Les gens de droite s'y infiltrent aussi afin d'en faire une forteresse, ou tout du moins un bastion défenseur de leurs privilèges, en attendant de récupérer ceux qu'ils ont perdu.

Malgré tout, les nôtres obtiennent des réformes de fond. La plupart des médecins qui ne veulent pas être dirigés par la bureaucratie d'Etat, mais travailler sous l'inspiration de leur devoir professionnel et des problèmes sociaux qu'ils sont à même de constater, adhèrent à notre mouvement et aux solutions sociales qu'il propose.

Sur le terrain communal, nos camarades ont arraché aussi la socialisation de l'habitat. Le loyer des logements n'est plus versé au propriétaire - tant pis pour la Constitution et pour le droit romain ! -, mais à la municipalité qui a fait supprimer à peu près tous les impôts locaux ; et les familles ouvrières peuvent jouir d'un habitat hygiénique et confortable, car les réparations de maçonnerie, les constructions nécessaires sont entreprises dès que le besoin en est reconnu. Ajoutons que, comme on verse au petit patron dépossédé et hors d'état de travailler, un salaire normal, on laisse au petit propriétaire la maison qu'il a construite par ses efforts.

Cette socialisation de l'habitat, qui se répète très souvent, n'est pas la moindre des réformes que l'on trouve en de nombreux endroits.

L'exemple de Castellon de la Plana, qui n'est du reste pas le seul de son espèce, nous apparaît comme ayant un caractère significatif. Il prouve la possibilité de réformes extrêmement hardies dans une société non entièrement sortie de son cadre politique. Il montre que la lutte contre l'exploitation de l'homme par l'homme peut, si elle est conduite avec intelligence, capacité réalisatrice, tact, et élévation d'esprit, perdre beaucoup de sa rudesse et gagner en efficacité. En tout cas, il ouvre des horizons, comme il en a été ouvert dans des localités où seules certaines industries ont été socialisées parce que, seules, elles disposaient de cadres révolutionnaires suffisants, tandis que les autres n'en disposaient pas. Les douze millions de membres de coopératives de consommation d'Angleterre n'empêchent pas l'existence du commerce privé. Pour les partisans de la création d'une société nouvelle, bien des étapes pourraient être franchies sans verser des torrents de sang.


(1) Voir plus loin, Libertaires et républicains.

(2) Par exemple, les ateliers garages situés sur la route allant de Barcelone à Valence travaillaient plus que les autres, disséminés dans la ville.

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