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La socialisation à Alicante

Comme Elda, comme Jativa, comme Castellon, Alicante, capitale de la province où se trouvent ces localités, comptait depuis longtemps un mouvement social de caractère libertaire qui se maintint contre vents et marées au long de l'histoire sociale de cette région. Et dans les événements qui ouvrirent le chemin de la révolution sociale, la solidarité traditionnelle existant entre ces villes, leurs syndicats et leurs groupements libertaires fédérés permit de réaliser ce que chaque ville isolée n'aurait sans doute pas même pu entreprendre.

Car les forces armées de la C.N.T., les groupements de combat antifranquistes mis sur pied par nos camarades ou avec leur participation empêchèrent, ici aussi, les éléments réactionnaires de prendre d'assaut les institutions républicaines, même d'en esquisser la tentative.

La paix ne fut donc pas sérieusement perturbée, et la garde civile se laissa désarmer. Mais là encore, dès que les travailleurs libertaires qui luttaient depuis le dernier quart du XIXe siècle pour la construction d'une société nouvelle, furent, grâce aux circonstances politiques, devenus maîtres de la situation, on ne pouvait attendre d'eux qu'ils laissent subsister un monde social qui engendrait le fascisme, et où régnaient l'injustice et un désordre économique qu'ils ne connaissaient que trop.

Pour réaliser leur idéal, il y avait toujours, à la base, nos Syndicats : d'abord, celui de la métallurgie, qui était le plus important, et groupait tous les ouvriers sur métaux. Puis, le Syndicat du bâtiment, de structure, aussi industrielle, et comprenant les maçons, les carriers, les plâtriers, les menuisiers, les charpentiers, les peintres, les couvreurs, etc. Ensuite le Syndicat de l'habillement, avec les tailleurs, les couturières, les spécialistes de la lingerie ; par ordre d'importance suivaient le Syndicat de l'alimentation, puis celui de l'industrie chimique, et enfin le Syndicat des transports terrestres et maritimes.

Observons cependant que, parmi les industries, l'Union générale des travailleurs comptait, elle aussi, un Syndicat dans le bâtiment, un dans l'industrie de la pêche (branche de l'alimentation), un autre dans l'industrie chimique. Ce qui ne constitua pas un obstacle insurmontable pour aller de l'avant. Alicante est un des exemples où les travailleurs socialistes de la base, bien qu'adhérant à l'U.G.T., refusèrent d'obéir aux directives antirévolutionnaires de leurs leaders.

Les données que nous reproduisons n'ont pas été recueillies directement sur place. Elles reposent sur les témoignages de militants qui prirent part à cette oeuvre constructive et nous l'expliquèrent dans des entrevues que nous eûmes spécialement avec eux, après le triomphe de Franco. Voici ce qui nous a semblé le plus important, et dans une certaine mesure, original, parce que répondant à une situation sociale, locale, particulière, et, il faut bien le dire, à la mentalité des hommes.

Socialisation du bâtiment. - L'industrie du bâtiment était aux mains de petits entrepreneurs. Dans une assemblée spécialement convoquée, le Syndicat des travailleurs cénétistes du bâtiment décida de s'emparer des éléments techniques de travail et d'en socialiser l'emploi. Ce qui fut fait. On dressa, dans chaque cas, un inventaire de l'outillage et des matières premières au pouvoir de chaque patron dépossédé, à des fins d'indemnité. Fait assez inhabituel et contraire aux positions de principe du mouvement libertaire, mais n'oublions pas que les entrepreneurs étaient des petits patrons, et que dans ce cas comme dans d'autres, les petits patrons travaillaient souvent plus que leurs ouvriers. Nous allons en voir bientôt les conséquences.

Car, d'abord, dans le système qui faisait du Syndicat le coordinateur et l'orienteur du travail général, il fallut choisir, par chantier, un responsable devant ses camarades et devant la commission de coordination syndicale. Ce responsable devait fatalement être capable de diriger un chantier, donc être techniquement préparé. Or, dans l'ensemble, les patrons de l'industrie du bâtiment étaient de meilleurs techniciens que les ouvriers salariés. Et, comme on ne voulait pas courir le risque d'échecs aux conséquences immédiates et graves, c'est parmi eux qu'on choisit les chefs de chantier.

D'autre part, il apparut, dans la pratique, que ces ex-petits entrepreneurs qui, acceptaient sans trop regimber la situation nouvelle, avaient un sens du devoir supérieur à celui des ouvriers moyens, habitués à être commandés et à ne pas prendre de responsabilités. Et qu'ils veillaient mieux que leurs nouveaux camarades à la qualité du travail. Dans ce cas comme dans d'autres, on ne pouvait pas pratiquer d'un coup l'égalité absolue des salaires, car on ne devait pas, au milieu des difficultés d'une révolution, provoquer des conflits qui auraient nui à la production. Pour toutes ces raisons, le Syndicat se vit obligé d'établir une différence de rétribution. Les travailleurs sans responsabilités techniques touchèrent dix pesetas par jour, et les travailleurs ayant des responsabilités techniques en touchèrent quatorze.

Cela fut peut-être facilité par l'importance relative du nombre de membres de l'U.G.T., qui avaient adhéré à la syndicalisation et heurtaient nos camarades. Mais encore une fois il fallait assurer la bonne marche et la qualité du travail ; il ne fallait pas que les maisons construites ou réparées se lézardent ou se détériorent au bout de quelques semaines ou de quelques mois. Ce qui aurait justifié le retour au capitalisme.

Observons d'ailleurs que les salaires étaient fixés par l'assemblée générale du Syndicat, par conséquent au moins avec l'assentiment de la majorité des travailleurs qui s'inclinaient devant ces réalités.

Le Syndicat du bâtiment exerce donc le contrôle sur l'ensemble des chantiers, des anciennes entreprises transformées en sections ou en cellules, dans un régime dont le cadre est demeuré républicain. Situation qui rappelle celle de Castellon de la Plana. Une partie importante de la vie sociale répond encore aux principes juridiques établis ; il y a toujours des classes sociales, des couches parasitaires ou privilégiées - quoique l'importance de ces dernières ait diminué dans de larges proportions et soit normalement condamnée à se réduire bien davantage -, un capital financier, au pouvoir très diminué, des intermédiaires de la distribution qui exploitent encore la population, mais que les coopératives naissantes tendent à réduire à la portion congrue ; mais il y a aussi, parallèlement, des métiers, des industries, des activités de production ou de services, souvent les plus importantes, qui sont aux mains des travailleurs, hier salariés et soumis à la classe patronale, aujourd'hui maîtres de leur destin.

Le Syndicat du bâtiment comptait 500 maçons, 85 peintres auxquels il fallait ajouter les couvreurs, les serruriers, les architectes, etc ; Les unités de travail étant dûment organisées, on se mit à réparer les immeubles, à ravaler les maisons, pour le compte des propriétaires. On entra en contact avec la municipalité pour des travaux publics et des constructions dépendant de sa bonne volonté et de ses ressources financières. Ainsi cette dernière fit-elle réparer les écoles, et les hôpitaux. De nouveaux bâtiments surgirent, et comme on s'attendait à de mortels bombardements de l'aviation fasciste, on construisit - ce qui se fit un peu partout - des refuges pour la population.

Le mécanisme d'administration montre, une fois de plus, la tendance que nous voyons un peu partout, de faire accéder chacun aux responsabilités générales (1), ou participer à la direction de la vie collective.

Mais, si chaque chantier compte un responsable technique chargé de la direction du travail, on y trouve aussi un délégué syndical choisi par les travailleurs. Responsable et délégué établissent de concert les devis demandés. La collaboration est étroite et permanente. On s'efforce de susciter l'enthousiasme, l'intérêt moral, d'en appeler à la conscience de chacun. Et quand, un travail fini, il apparaît que le bilan est bénéficiaire par rapport aux calculs établis, le Syndicat félicite les travailleurs du chantier. Mais il blâme dans le cas contraire.

On peut demander avec raison pourquoi les bénéfices ne sont pas répartis entre les travailleurs à l'effort desquels ils sont dus. Simplement parce qu'on les réserve à des oeuvres de solidarité. Ainsi, la disparition de grands propriétaires, ou la suspension des travaux du bâtiment, ont provoqué, et provoquent par moments un chômage partiel, mais il n'y eut pas, il n'y a pas pour cela de véritables chômeurs. Grâce aux fonds possédés par le Syndicat, on peut, à tour de rôle, faire reposer vingt maçons, dix peintres, etc. Le chômage se transforme en vacances ou en loisirs.

L'industrie de la conserverie. - Cette industrie concerne surtout les fruits et les légumes, produits en grandes quantités dans cette région levantine. Mais suivant la conception, ou le principe de l'organisation solidaire des activités connexes, elle englobe aussi les travailleurs chargés de la fabrication, de la préparation, des emballages : non seulement des emballages en bois, des caisses pour les expéditions, mais aussi les boîtes en fer-blanc. La structure et le fonctionnement de l'organisation générale présentent le tableau suivant :

Les entreprises emploient généralement une main-d'œuvre nombreuse, et les assemblées, où les femmes dominent, nomment sur les lieux du travail un délégué (ou une déléguée) responsable pour vingt travailleurs. A leur tour, les délégués responsables réunis nomment un ou une responsable pour l'entreprise entière. Il y a également un délégué du syndicat par section, pour le contrôle de la condition des travailleurs dans les ateliers, les bureaux, les magasins, les entrepôts, etc. Naturellement, ces délégués travaillent, eux aussi.

Les fruits et les légumes sont fournis par les Collectivités agraires. La coordination fraternelle entre les producteurs de la campagne et ceux de la ville, et entre leurs organismes respectifs, s'étend donc et se complète. Si l'on ajoute la collaboration existante entre les Syndicats et les municipalités, on voit se constituer un organisme social dont les différentes parties s'harmonisent et se complètent au lieu de s'opposer.

Les conserves sont emmagasinées et mises à la disposition du Syndicat de l'alimentation ; celui-ci les vend aux conseils municipaux de la région, aux commissions provinciales de ravitaillement ; l'intendance militaire elle-même - n'oublions pas que nous sommes en guerre - figure parmi les acheteurs.

La boulangerie. - Ensemble, le Syndicat de la C.N.T. et celui de l'U.G.T. socialisèrent les boulangeries. Les "hornos" (fournils) devinrent la boulangerie n°1, la boulangerie n°2, n°3, etc. comme nous l'avons déjà vu dans d'autres cas. La farine est équitablement répartie entre eux, les ressources financières sont communes. Comme dans les cas précédents, le personnel de chaque entreprise élit un délégué responsable, que le Syndicat contrôle, et qui est aussi responsable devant lui.

Le vêtement. - La plupart des patrons des fabriques et ateliers se sont retirés des entreprises où ils ne commandaient plus, et dont ils n'étaient plus propriétaires. Le délégué d'entreprise, choisi par les assemblées d'entreprise, et responsable devant le Syndicat qui coordonne maintenant le tout, constitue aussi l'axe du mécanisme d'organisation.

Comme nous l'avons vu dans tant d'autres endroits, le client désirant par exemple, se faire confectionner un complet, ou un pardessus, s'adresse à l'atelier de son choix, où on lui communique le barème des prix, selon la qualité par lui demandée. En échange de l'argent versé, il reçoit un reçu provenant du carnet à souches en triple exemplaire que nous avons déjà décrit dans d'autres chapitres (2).

Les coupeurs et autres ouvriers remplacent les patrons dans la direction du travail. Les salaires sont de dix pesetas par jour tant pour les ouvriers que pour les ouvrières. Certains, parmi les meilleurs spécialistes, sont payés 12 pesetas. Reste d'inégalité qui peut être en partie explicable, comme dans le cas du bâtiment. Mais il y a loin de ce surplus à ce que touchait un patron. Malgré tout, ce sont des problèmes qu'un mouvement transformateur devrait étudier.

Industrie métallurgique. - Dans les classements peut-être un peu sommaires et inspirés par un but d'unification, la métallurgie englobe, à Alicante, de la bijouterie à la grosse chaudronnerie en fer. Mais naturellement la bijouterie ne joue aucun rôle dans l'organisation d'ensemble de la production socialisée.

D'autre part, l'U.G.T. et la C.N.T. sont d'accord, et travaillent ensemble.

Les deux centrales syndicales constituent l'I.M.S.A. (Industries Métallurgiques Socialisées d'Alicante). Ce complexe a été organisé en sections qui comprennent un Conseil général intégré par une Commission de travail, une Commission technique, une Commission d'achat et de vente, une Commission administrative, etc. Comme dans les cas précédents, les travailleurs nomment sur place les responsables qui agissent d'accord avec le Conseil syndical.

Les deux organisations syndicales sont en contact avec les délégués au Conseil de l'I.M.S.A. Comme les boulangeries, les ateliers sont désignés par numéro. Ce sont les parties d'un grand tout solidaire.


(1) Pour aider à cette entreprise générale, et à cette collaboration entre Syndicats et municipalité, cette dernière exonéra le Syndicat du Bâtiment d'impôts pendant trois mois.

(2) Voir les chapitres Fraga et Castellon de la Plana.

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