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Les réalisations éparses

La révolution espagnole n'a pas toujours pu socialiser la totalité des ateliers, des fabriques, des usines et des industries établis dans une localité ou dans une région. La résistance des forces politiques alliées à ce qui restait de la bourgeoisie même, a empêché d'aller au-delà de certaines limites. D'autre part, souvent des entreprises étaient isolées dans telle ou telle partie d'une province. Ou bien encore, les travailleurs n'avaient pas été gagnés assez vite par l'organisation des fédérations d'industrie à l'échelle nationale. Et selon les circonstances, certains établissements restés en marge ont été collectivisés, ou se sont organisés en agissant sur leur seule initiative - ou en imitant simplement ce qui se faisait ailleurs.

Il en a été de même pour les Collectivités agraires, particulièrement en Catalogne : les réalisations de ce genre ont été peu nombreuses dans les campagnes catalanes, le paysan de cette région étant plus incliné vers la petite propriété individuelle que vers la communauté sociale. Les collectivisations agraires catalanes ont donc donné lieu à des groupements qu'on ne peut comparer aux Fédérations d'Aragon, du Levant et du Centre.

Cependant, des réalisations surgiront très souvent et mériteraient un recensement et une étude approfondie. Et s'il est impossible de les insérer historiquement dans des organismes d'ensemble - locaux, régionaux, nationaux - elles n'en offrent pas moins un intérêt certain. Souvent chacune mériterait une monographie séparée. Une seule d'entre elles, réalisée de nos jours, susciterait l'intérêt des réformateurs à l'échelle internationale. Voici quelques exemples, de caractère industriel, et un de caractère agraire qui ne font qu'illustrer davantage la multiplicité des initiatives créatrices sur laquelle on n'insistera jamais assez.

Les cordonniers de Lerida

Quelques jours après le soulèvement fasciste, et sous l'impulsion des espérances que le déclenchement de la guerre civile faisait naître, quelques cordonniers de Lérida (capitale de la province qui porte ce nom), appartenant au mouvement libertaire se réunirent pour, en même temps qu'ils envisageaient la façon de participer à la lutte, organiser un nouveau mode de vie. Les autorités républicaines avaient pratiquement disparu, rien n'empêchait donc de tenter l'expérience.

A cette première réunion assistaient aussi un petit patron, et son fils. Bientôt d'autres ouvriers se joignirent au groupe initial, d'autres petits patrons firent de même. Et l'on s'organisa sur une base collectiviste.

Cette transformation entraînait une révolution dans les méthodes de travail. Il n'était plus question de coudre le cuir avec l'alène et l'aiguille. On disposait de quelques machines, qu'il fallut bientôt employer à plein, car les commandes affluaient, dont une partie, qui grossit vite, pour les autorités : il fallait des brodequins pour les miliciens. On concentra davantage d'ouvriers, et le nombre des collectivistes finit par s'élever à une cinquantaine. On se procura de nouvelles machines, on en eut bientôt vingt-trois.

Le Comité responsable de la direction se composait de six travailleurs : trois de la C.N.T. et trois de la F.A.I. ; à chaque renouvellement, il était élu par l'assemblée des collectivistes.

Le rendement augmenta ; la ville fut bombardée par l'aviation fasciste au début de décembre 1937, mais, à cette époque, tout en satisfaisant aux besoins de la population locale, la Communauté des cordonniers de Lérida fabriquait 1.500 paires de chaussures par jour.

Le gouvernement catalan augmenta les commandes pour les miliciens. Faute d'argent (selon le ministre communiste Comorera qui était alors à la tête du ministère de l'industrie), le paiement des articles livrés cessa bientôt. Et lorsque se produisit l'avance fasciste, c'étaient des millions que ledit ministre devait à la Communauté des cordonniers de Lérida. Heureusement ses membres trouvaient-ils sur place, grâce aux réparations et à la fabrication du sur mesure, grâce aussi au jardinage qui leur permettait de se procurer quelques éléments de nourriture, de quoi faire vivre leur famille.

Les minoteries de Valence

La secousse provoquée dans le domaine politique par l'attaque franquiste eut, naturellement, ses répercussions dans le domaine économique. Une désorganisation plus ou moins intense se produisit dans des secteurs vitaux pour la population. Les autorités étaient incapables de la moindre initiative utile, et il fallut que les travailleurs, particulièrement ceux qui, grâce à l'organisation syndicale, avaient le sens des cohésions nécessaires, se chargent de remplacer le capitalisme privé si souvent défaillant.

On le vit, par exemple, dans le cas du ravitaillement en farine de de Valence, où le gouvernement central s'était installé avec toute sa bureaucratie. Des délégués de l'U.G.T. et de la C.N.T., qui travaillaient dans l'alimentation, durent se réunir pour faire face à la grave pénurie qui apparut très vite, et qui constituait un facteur de désordre dont les fascistes auraient pu bénéficier. Et le 1er octobre 1936, la constitution d'un organisme appelé "Minoteries socialisées" commençait à fonctionner sous la direction d'un conseil ouvrier composé de membres des deux grandes organisations syndicales, la C.N.T. et l'U.G.T.

Normalement la capitale du Levant recevait et consommait mille sacs de farine par jour. Mais la situation s'était compliquée du fait de la guerre civile, et il fallait davantage de pain pour compenser la pénurie d'autres aliments. De la frontière française à Gibraltar, l'Espagne orientale n'était pas productrice de blé ; comme nous l'avons déjà dit, les grandes régions céréalières se trouvaient en Castille et en Andalousie, tombées très tôt aux mains de Franco. En outre, nous avons vu que la région levantine supportait la charge d'un nombre de réfugiés qui ne fit qu'augmenter au long des mois.

Dans ces circonstances où il n'y avait pas de temps à perdre, car le pain devant être assuré, les moulins assez modernes passèrent rapidement aux mains des travailleurs. Mais la fourniture du blé nécessaire fut bientôt sous la coupe du ministre de l'Agriculture, le communiste Uribe, qui était certainement obligé de mesurer et de prévoir, mais qui, d'autre part, se gardait bien de chercher à établir un accord avec le groupement des "Minoteries socialisées". Tuer la révolution qu'on ne peut dominer : telle fut toujours, depuis Marx, l'attitude des communistes.

Ce groupement fonctionna quand même. L'organisation de l'ensemble fut divisée en deux sections. L'une, la section d'achat, dont les agents parcouraient les campagnes, et même faisaient des incursions dans certaines régions de l'Espagne occupée par le franquisme, afin de procurer du blé. L'autre, la section des ventes, qui se chargeait de distribuer la farine chez les boulangers de Valence. Une troisième section, complémentaire, de caractère administratif, était chargée des statistiques, de la correspondance, des archives, de la comptabilité.

Dès le premier moment, le Comité organisateur, intégré toujours par des camarades de l'U.G.T. et de la C.N.T., présenta au ministère de l'Agriculture les conclusions que leur imposait la gravité de la situation :

Leurs demandes furent ignorées. La précieuse céréale manqua bientôt, ce à quoi devait s'attendre tout individu quelque peu informé de l'économie espagnole. Mais tant qu'il y eut du blé, et de la farine, ceux-ci furent distribués, grâce aux "Minoteries socialisées" de la région valencienne.

La coopérative chocolatière de Torrente

Dans la province de Valence, Torrente est une localité renommée pour sa production de confiserie, particulièrement de chocolat. Cette industrie était aux mains de petits patrons, 45 en tout, travaillant à l'échelle artisanale, et qui, selon l'importance de leurs moyens, employaient un ou quelques salariés.

Mais poussés par le désir de moderniser la production, et de préserver la santé des travailleurs, les membres de la C.N.T. convoquèrent une assemblée qui eut lieu le 1er septembre 1936 : moins d'un mois et demi après le début de la guerre civile. Les patrons y furent invités, tout comme les salariés. Et, comme dans tant d'autres occasions, employeurs et ouvriers se mirent d'accord pour aller de l'avant.

C'est ainsi qu'on décida à l'unanimité d'organiser la "Coopérative des travailleurs chocolatiers de Torrente". Immédiatement, les travaux commencèrent pour la construction d'un vaste bâtiment collectif que l'on situa près de la voie ferrée, afin de pouvoir décharger plus facilement les matières premières, et expédier les produits fabriqués.

L'ensemble se composa de cinq parties, ayant chacune 50 mètres de long sur trente de large. La première, destinée à la fabrication, compta bientôt quarante-cinq machines travaillant simultanément ; les unes avaient été fournies par certains patrons, les autres, spécialement achetées.

Le deuxième corps de bâtiment était réservé aux opérations secondaires qui consistaient à donner aux articles leur forme caractéristique.

Le troisième servait pour l'emmagasinage des matières premières ; le quatrième, aux opérations de torréfaction ou de préparation ; enfin, le cinquième, contenait les machines et les installations de réfrigération.

Jamais, jusqu'alors, on n'avait connu en Espagne une fabrique de chocolat et de confiserie aussi bien organisée, ni aussi vaste. Non seulement il fut possible de fournir pendant assez longtemps une marchandise dont les circonstances provoquaient la raréfaction croissante (le cacao n'arrivait plus de l'extérieur), mais aussi on améliora la qualité du produit par l'emploi de procédés et de dosages plus raffinés.

Les centaines de travailleurs, hommes et femmes, qui étaient employés dans l'entreprise, firent, comme ce fut généralement le cas, preuve d'une adhésion presque émouvante à l'effort entrepris. Comme il était question, dès le début, d'élever les salaires par rapport à ceux que les patrons payaient auparavant, ils refusèrent, décidant d'attendre que la coopérative ait réalisé ses premiers bénéfices. C'est aussi en grande partie sous leur impulsion, et sur leur initiative que fut entreprise la fabrication locale de "turron" et de différents articles du même genre.

La coopérative - qui fut au fond plus une communauté qu'une coopérative -, était dirigée par un Conseil ouvrier composé de six travailleurs de l'établissement, tous co-responsables de la bonne marche du travail et de la qualité des produits.

Les groupes agraires de Tarrasa

Centre manufacturier par excellence, Tarrasa, est situé à 30 km de Barcelone. Depuis longtemps, la principale industrie qu'on y trouve est la fabrication de tissus de laine avec une matière première fournie surtout par les moutons de la Mancha, riche en moulins à vent qui maltraitèrent Don Quichotte, en maigres herbages et en chardons. Le mouvement prolétarien est ici très vieux, et la tradition syndicale tient au cœur des trente mille habitants. Mais au moment de la Révolution, les organisations ouvrières de Tarrasa étaient, comme celles de nombreuses autres villes, loin d'avoir acquis la préparation technique nécessaire pour prendre en main la réorganisation de la société. Cela, et l'opposition des partis politiques avec lesquels nous coexistons, explique en partie pourquoi, longtemps après que les ouvriers eurent pris les fabriques et les ateliers, les Syndicats n'en avaient pas encore assumé la direction.

A part le bâtiment qu'on avait vraiment syndicalisé, les autres industries en étaient encore, au bout de six mois, au stade du Comité de contrôle, ou de gestion ; c'est-à-dire à l'absorption du patron quand il était sur place - mais les fabriques importantes appartenaient souvent à des actionnaires anonymes - et à la direction, à l'administration de l'entreprise par les ouvriers y travaillant (1).

J'ai visité la plus importante de ces fabriques, où j'avais travaillé comme manœuvre quelque vingt ans auparavant. Elle était dirigée par un "Comité technique" divisé en sept parties : section technique, syndicale, du travail, administrative, commerciale, propagande, assurances.

Mille trois cents hommes et femmes y travaillaient. Rien n'indiquait le moindre ralentissement dans les efforts. Autour des machines, devant les tables installées sur tréteaux où les jeunes filles triaient la laine, dans leurs va-et-vient divers, travailleurs et travailleuses montraient la même diligence que sous le régime antérieur. Pas de patrons, pas de contremaîtres, comme auparavant ; mais on lisait sur les visages comme une joie que procurait la satisfaction de produire pour et par soi-même.

Si l'opposition politicienne, très audacieuse, et qui s'appuie sur les forces correspondantes de Barcelone, n'oppose pas d'obstacles qu'on ne pourrait éliminer que par la force, l'avance vers la socialisation intégrale sera sans doute assez rapide. Occupons-nous, entre-temps, d'une activité constructive et révolutionnaire qui va beaucoup plus loin que ce qu'on fait dans les usines. Il s'agit des communautés agraires des alentours de Tarrasa.

*

Le Syndicat des travailleurs de la terre, qui les oriente et les contrôle, fut fondé après le 19 juillet. Jusqu'alors, il n'y avait eu, en fait d'organisation syndicale agraire, qu'une section paysanne faisant partie du Syndicat général local. Mais avec le triomphe sur les fascistes, et par conséquent sur les droites conservatrices et réactionnaires. la plupart des possesseurs de terre disparurent. Les uns étaient des messieurs de Barcelone, qui avaient fait construire des résidences secondaires entourées de pelouses où ils allaient se prélasser deux ou trois mois par an. Les autres, des semi-agriculteurs peu entreprenants, qui abandonnaient leurs domaines aux ronces et aux lapins de garenne.

Nos camarades le savaient et se mirent immédiatement à l'œuvre. Le nouveau Syndicat des paysans s'empara immédiatement de cette nouvelle source de richesse. Ses adhérents furent renforcés par des ouvriers industriels assez perspicaces pour comprendre l'importance de ce qu'on pouvait faire.

Et au bout de six mois, seize fermes collectives avaient été organisées. Le terrain était trop accidenté pour permettre, ou faciliter, l'établissement de grandes zones de culture spécialisée, mais une tendance générale dans tout l'effort constructif de l'Espagne libertaire s'accuse encore ici. Les terres des fermes et des propriétés voisines sont rassemblées en unités agraires. C'est ainsi que six propriétés ne sont qu'une communauté avec un seul Comité de direction afin de mieux coordonner les activités générales.

Pour diriger le travail d'ensemble, le Syndicat est divisé en deux sections principales : l'une agraire, l'autre forestière. La section agraire s'occupe de tout ce qui concerne l'agriculture et l'élevage. La section forestière, de la sylviculture. Le Syndicat enregistre soigneusement, d'après les rapports que lui transmettent les Comités de direction des fermes, la surface totale de chacune d'elles, l'importance des diverses cultures, les différents modes d'exploitation. Il connaît donc le total et les variétés de légumes, de céréales, de fruits qui sont en train de pousser, et il peut calculer les futures récoltes.

Ses attributions se limitent à ce rôle et à la création de communautés nouvelles quand il peut obtenir d'autres terres. Les communautés s'organisent sur place, leur comité de direction est composé d'un délégué pour l'agriculture, un pour le bétail, un pour les instruments de travail, un pour les moyens de transport. Les ouvriers qui les ont nommés, comme les délégués mêmes, travaillent du lever au coucher du soleil - ce n'est pas le moment de réduire les efforts d'après les décisions prises dans leurs réunions.

L'exploitation forestière est l'œuvre d'une centaine de travailleurs, réunis sur une même zone, et aussi dirigés par un comité technique composé de représentants de différentes sections. Là encore, les membres de ce Comité travaillent comme leurs camarades.

Les communautés agraires de Tarrasa ne se contentent pas de faire rendre le maximum à la terre qu'elles ont prise en charge. Elles ont de plus vastes ambitions. Partout elles élargissent la surface cultivée. Elles détruisent les ronces, arrachent les broussailles et les mauvaises herbes, enfoncent la bêche, lancent le tracteur. Et au flanc des collines, et sur les hauteurs hier encore envahies par les plantes parasitaires, elles sèment.

Un des exemples les plus typiques, est celui de la communauté "Sol y Vida" (Soleil et Vie). Le propriétaire employait habituellement six travailleurs. Il y en a maintenant quarante, qui s'affairent sans répit, la culture intensive ayant remplacé la culture extensive.

Mais non seulement la plupart des terres cultivables n'étaient pas cultivées, ou étaient laissées à l'état de maigres pâturages : il y avait aussi des surfaces forestières broussailleuses aux rendements nettement insuffisants. Le tracteur et l'effort des hommes ont fait des miracles. En peu de temps, cent quarante hectares ont été transformés en cultures diverses. Blé, pommes de terre, arbres fruitiers, légumes, ont été semés ou plantés sur les coteaux, dans les ravins. Et sous peu, cent cinquante travailleurs qui se sont déjà attelés à la besogne, transformeront le large lit d'une ancienne rivière - torrent en un terrain parfaitement abrité pour la culture du pommier, du poirier, du pêcher.

Toutefois, il faut vivre en attendant la récolte. C'est l'affaire de la solidarité. La section forestière, qui vend ses produits sans peine (la houille ne vient plus des Asturies, et le bois à brûler et le charbon de bois sont les bienvenus) aide les communautés agraires. Les camarades de la ville apportent aussi leur effort. Il en est qui vont, le dimanche, travailler la terre et réparer gratuitement les maisons habitées par les cultivateurs. Parmi ces recrues, on en trouve qui ont renoncé volontairement au salaire de 90 pesetas par semaine dans les fabriques pour en gagner 60 afin d'aider à cette création de vie nouvelle.

Après ma visite à presque toutes les communautés, je suis allé voir un des plus beaux efforts accomplis dans cette région. La plupart des maçons étant chômeurs, leur Syndicat s'est mis d'accord avec celui des paysans, et a envoyé 150 hommes déboiser et nettoyer, dans la montagne, des terres qui ne servaient qu'à abriter des animaux mangeurs de récoltes. J'ai vu ces camarades abattre des arbres, arracher des racines, couper et scier des branches, entasser les rondins et les bûches, préparer les fours et la matière première pour faire du charbon de bois. Chaque équipe accomplissait une partie précise du travail, et après le passage des défricheurs la terre était propre, prête à recevoir les semences.

D'après les orientations émanant du Syndicat des travailleurs de l'agriculture, certaines communautés élèvent plus spécialement des porcs, d'autres des vaches. Le travail est rationalisé selon les surfaces disponibles, la qualité du sol, les conditions climatiques. Plusieurs camarades ont été envoyés à l'Ecole d'Agriculture d'Arenys-sur-Mer, située non loin de là, pour s'informer des meilleures techniques agricoles.

La superficie cultivée par les seize communautés atteint 700 hectares. Cette étendue sera doublée peut-être en prenant aux 4.000 hectares de bois la terre susceptible de mieux produire. Une partie de cette terre est plate, bien située et pourra servir pour obtenir des aliments dont Barcelone aura grand besoin.


(1) En termes actuels (1971), nous pourrions parler d'autogestion.

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