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V. PARTIS ET GOUVERNEMENT

 

La collaboration politique

Quoique le but de ce livre soit la description, aussi exacte que possible, des réalisations économico-sociales de la Révolution libertaire espagnole dans la période 1936-1939, l'auteur croit indispensable d'exposer, même très succinctement, pour faciliter la meilleure compréhension de certains faits, les conditions politiques dans lesquelles ces réalisations ont été entreprises et conduites. Il en a déjà été question dans le chapitre intitulé Matériaux pour une Révolution ; mais il nous faut ajouter, surtout pour les lecteurs informés des idées et des doctrines libertaires, des précisions indispensables.

On a vu que l'éclatement de cette révolution avait fait partie de la réplique de l'extrême gauche à l'attaque franquiste. Cette extrême gauche, en l'occurrence la C.N.T. et la F.A.I., avait toujours fait, et fait toujours profession de foi d'un antigouvernementalisme et d'un antiétatisme intransigeants. Or, pour la première fois dans l'histoire, nous voyons l'organisation libertaire la plus puissante du monde, qui avait toujours proclamé la supériorité, et son choix motivé de l'action directe ; qui par conséquent aurait rejeté comme une mauvaise plaisanterie l'idée d'entrer un jour dans un ministère, envoyer au gouvernement quatre ministres qui ont nom Juan Peiro (ministre de l'Industrie), Juan Garcia Oliver (ministre de la Justice), Juan Lopez, (ministre du Commerce extérieur) et Federica Montseny, anarchiste extrémiste et démagogue intransigeant s'il en fut (ministre de la Santé). Auparavant, trois autres ministres - appelés pudiquement "conseillers" en catalan - étaient entrés au gouvernement de Barcelone, appelé pudiquement Généralité.

L'auteur ne se trouvait pas alors en Espagne, il n'a donc pas encouru de responsabilité, directe ou indirecte, dans cet extraordinaire changement d'attitude, et quand il put débarquer à Gibraltar puis à Malaga avec plusieurs mois d'un retard causé par les péripéties de sa vie militante, les nouveaux ministres étaient installés. Il n'en est peut-être que plus à l'aise pour s'efforcer d'apporter une explication qui lui paraît nécessaire parce que la collaboration ministérielle et la participation, jusqu'alors inédite aux Conseils municipaux, ont exercé des influences diverses, négative - surtout la première -, ou positive - surtout la seconde -, mais souvent déterminantes sur le comportement du mouvement libertaire.

Disons sans ambages que ce qui a poussé, en premier lieu, certains anarchistes à entrer dans le gouvernement espagnol a été la guerre, l'attaque franquiste et la crainte de voir s'implanter en Espagne un fascisme dont il était facile de prévoir les conséquences catastrophiques.

En effet, malgré les rodomontades et la surenchère inepte auxquelles se livraient les gouvernants républicains, les orateurs, les journalistes qui s'adressaient aux masses, - et aussi hélas, les agitateurs libertaires - l'incertitude de la victoire finale s'imposa à beaucoup, avant même que les forces franquistes fussent arrivées, au sud, aux portes de Madrid (aérodrome de Getafé), et eussent gagné du terrain et pris ou encerclé quelques villes dans la région du Nord. D'autre part, la grande majorité de la population vivant dans l'Espagne encore appelée républicaine, était avant tout dominée par la crainte d'une victoire franquiste, et ne comprenait pas que les forces politiques et sociales organisées en partis et secteurs antifascistes ne constituent pas un front uni. N'étant pas prisonnière de principes politico-philosophiques, elle désirait que la C.N.T., et même la F.A.I. infiniment moins puissante, entrent au gouvernement afin d'assurer une coordination qui lui semblait indispensable.

Les leaders de la C.N.T. derrière lesquels se trouvaient ceux de la F.A.I., et qui ne se différenciaient pas toujours beaucoup, firent d'abord ce qu'ils purent pour ne pas céder. Ils étaient sans nul doute inspirés par leur attitude traditionnelle d'opposition à tout gouvernementalisme et partant, à tous les partis gouvernementaux. Mais comme, en effet, devant la croissance, du danger, la plus large unification possible s'imposait, ils imaginèrent une solution révolutionnaire : le gouvernement serait remplacé par un Conseil de Défense composé de cinq membres de la C.N.T., cinq de l'U.G.T. et quatre membres des partis républicains. C'était affirmer la suprématie des organisations syndicales ouvrières sur les partis politiques, et faire d'une pierre deux coups.

En se basant sur les forces numériques des secteurs en présence, cette représentativité pourrait paraître justifiée. Mais la vérité est aussi que les partis politiques avaient derrière eux un courant d'opinion composé par leur électorat. La C.N.T. et l'U.G.T. comptaient encore, dans une Espagne semi-envahie par les forces fascistes, environ 1.200.000 adhérents chacune - sans doute un peu moins quant à l'U.G.T. ; mais les adhérents de cette dernière étaient, dans leur immense majorité, sous l'influence socialiste, leurs cadres étaient socialistes, comme étaient libertaires ceux de la C.N.T. La masse des adhérents n'aurait donc pas accepté ce tour de passe-passe dont la malice était cousue de fil blanc.

Pas plus, du reste - et le moindre bon sens permettait de le prévoir -, que les hommes d'Etat, les politiciens, les gouvernants professionnels appartenant aux différents partis et dont l'influence demeurait très réelle sur la majorité de la population.

Et pourtant, la constitution d'un bloc unifié s'imposait à nombre d'esprits, même parmi les libertaires. L'un d'eux, Horacio Prieto, alors secrétaire de la C.N.T., entreprit de convaincre ses camarades de la nécessité de franchir le Rubicon en entrant dans un ministère d'union. Il avait pour cela, pris langue avec Largo Caballero devenu président du Conseil, et vieux routier non seulement de la politique, mais de la politicaillerie (1), qui ayant joué la carte gauchiste au sein du parti socialiste dans la période précédant l'attaque franquiste, pensa que les éventuels ministres cénétistes feraient bloc avec lui contre ses adversaires politiques du moment, surtout les communistes dont l'influence croissait rapidement. Il y eut accord de principe entre les deux hommes. Il ne restait plus qu'à convaincre ceux qui étaient les plus qualifiés pour faire ce saut périlleux.

Juan Lopez et Juan Peiro, de tendance plus syndicaliste et révolutionnaire qu'anarchiste, acceptèrent. Puis Federica Montseny et Garcia Oliver, leaders faïstes, les satisfactions de vanité l'emportant chez eux sur l'intransigeance des principes. Il est vrai qu'ils avaient le précédent du gouvernement catalan où, là aussi, de purs anarchistes renoncèrent très facilement à leur virginité théorique.

Toutefois, celui qui examine les faits en toute objectivité, avec le désir sincère de comprendre, doit reconnaître que la situation n'était pas facile. La seule manière d'échapper au dilemme (collaboration ministérielle ou affaiblissement de la résistance à l'attaque franquiste), eût été l'organisation, en une certaine mesure autonome, de la lutte solidairement menée par nous aux côtés des armées officielles grâce à une force de combat s'inspirant des méthodes des guérilleros. Mais, osons le dire, l'envergure a manqué pour cela. Dès 1931, dans son livre Problemas económicos de la Revolución española, l'auteur avait écrit à ce sujet un chapitre concernant le problème de la lutte armée et où, sans jouer au stratège ni au tacticien, il rappelait la forme de combat menée par les "caudillos" comme El Empecinado, et autres héros de la guerre antinapoléonienne où Masséna et autres "enfants chéris de la victoire" avaient été battus par des paysans mal armés. Il mettait en garde contre l'erreur qui consisterait à se plier aux méthodes des armées modernes, au lieu d'avoir recours aux tactiques de la guerre révolutionnaire, née bien avant que Mao Tsé-toung l'ait définie à sa façon.

Ceux qui s'improvisèrent chefs et commandants de troupes n'avaient aucune idée à ce sujet. Pas plus Durruti, dont on parle tant, que Garcia Oliver qui s'était placé de lui-même à la tête des milices catalanes et avait dressé des plans de guerre qui immobilisèrent Durruti aux portes de Saragosse, puis abandonna vite son poste, pour devenir, ô dérision s'agissant de lui, ministre de la justice. L'initiative a manqué ; on a laissé à l'adversaire le temps de renforcer son armement, le loisir de chercher le terrain et le moment les plus favorables pour porter ses attaques. Le génie tactique dont un Makhno avait fait preuve en Ukraine quand il obligea le général Denikine à arrêter sa marche sur Moscou, a manqué totalement.

Et nos grands personnages, ou qui se prirent très vite pour tels, n'ont pas plus été à la hauteur des événements sur le plan politique que sur le plan militaire. Leur rôle, au sein du gouvernement, fut simplement pitoyable. Après qu'ils en eurent été évincés, ils se lamentèrent de ce que staliniens, socialistes, républicains les eussent bloqués dans toutes leurs initiatives, et ils avaient raison. Malheureusement ils se prêtèrent à ce jeu dans lequel ils furent toujours dupes et perdants.

Quand on fait le bilan de ce collaborationnisme on arrive à la conclusion que la promenade dans les allées du pouvoir fut négative en tous points. On peut admettre, dans des circonstances extraordinaires - et elles l'étaient - que si, au-dessus de la fidélité à ses principes le dilemme se pose à un homme de se salir personnellement pour sauver une cause qui le dépasse, il a le droit, et même le devoir de préférer se salir. L'histoire, et précisément celle des révolutions, offre des cas semblables. Mais il y eut déviation et ridicule, en faisant le jeu de l'adversaire, et en ne sauvant rien du tout.

La seule œuvre constructive, valable, sérieuse qui s'est faite pendant la guerre civile a été précisément celle de la révolution, en marge du pouvoir. Les collectivisations industrielles, la socialisation de l'agriculture, les syndicalisations des services sociaux, tout cela, qui a permis de tenir pendant près de trois ans et sans quoi Franco aurait triomphé en quelques semaines, a été l'œuvre de ceux qui ont créé, organisé sans s'occuper des ministres et des ministères. Du point de vue de la conduite de la guerre, de la résistance à Franco, nos ministres n'ont rien pu obtenir qui fût utile. Nous les avons même vus se faire l'écho des calomnies de Largo Caballero contre les défenseurs de Malaga, accusés d'avoir livré la ville à Franco, alors que l'abandon dans laquelle ils avaient systématiquement été laissés devait, fatalement, provoquer la chute de la ville (2). Le front d'Aragon, qui ouvrait la voie aux fascistes sur la Catalogne, ou aux troupes antifascistes vers le cœur de la Vieille Castille, a été systématiquement saboté, privé d'artillerie, d'aviation et de défense antiaérienne. Pendant la première année de guerre, il était possible d'enfoncer ce front où les fascistes ne disposaient que de quelques milliers d'hommes, forces mobiles pourvues de moyens de transport rapides qui accouraient lorsqu'une attaque se produisait. On n'a pas pu le faire par manque d'obus et de balles, ce qui a empêché de soulager le front de Madrid, et fait massacrer des dizaines de milliers de combattants pour rien. Mais on a préféré envoyer systématiquement les armes disponibles sur le front du Centre, qui était le moins vulnérable, du côté fasciste, mais où les staliniens faisaient la loi. Les généraux russes ont mené les opérations, sur le front andalou comme sur celui d'Estrémadure d'une façon telle qu'il était impossible de vaincre. Et souvent, nos forces envoyées à l'attaque se sont trouvées devant des forces infiniment plus nombreuses, qui les obligeaient à repartir en s'ouvrant un passage à la baïonnette pour éviter leur anéantissement, laissant d'innombrables victimes sur le terrain. Comme si les généraux fascistes et staliniens s'étaient mis d'accord pour ces massacres des nôtres. Il est vrai que Staline était capable de cela, et pis encore ; bien des récits de guerre permettent cette hypothèse. Rappelons-nous du reste le pacte signé avec Hitler.

Un autre aspect du sabotage qui contribua à la déroute fut le refus du gouvernement de Valence d'aider financièrement celui de Barcelone pour l'achat des armes ou de matériel pour en fabriquer. Ce fait, qui me fut communiqué et confirmé dès mon arrivée à Barcelone, me fit naturellement douter de la victoire qu'on ne pouvait gagner en défilant dans les rues le poing levé et en criant : "No pasarán !".

Eh bien, contre tout cela nos ministres n'ont rien fait, rien pu ou voulu faire. Leurs protestations tombaient dans le vide, mais ils ne dénoncèrent pas ce sabotage "parce que nous collaborions au ministère et que nous ne devions pas polémiquer devant l'opinion publique". Des hommes, comme le stalinien Jesus Hernandez, qui fit tomber, sur l'ordre de Moscou, le ministère Largo Caballero, ont raconté comment était menée la politique du gouvernement sur les ordres des représentants du Komintern, et l'on peut dire que les meilleurs auxiliaires de Franco ont été ces maîtres manœuvriers qui se moquaient éperdument des désaccords et des protestations exprimés par les ministres "anarchistes".

Nous répétons donc que devant ces grands problèmes de politique nationale et internationale, devant ces difficultés pour lesquelles ils n'étaient pas taillés, même pour les grands problèmes économiques à l'échelle nationale, les militants qui jouaient les premiers rôles n'ont pas été à la hauteur de la situation. Dans une situation de domination unilatérale, et par l'emploi de la dictature qui fait taire les mécontents et les mécontentements, l'emploi de la force auquel eurent recours les bolcheviques peut permettre de se tromper et de demeurer au pouvoir. Il ne s'agissait pas de cela.

Mais je veux consigner aussi, qu'un des enseignements a retenir de cette incartade collaborationniste fut le mal causé par le poison du pouvoir. Dans l'ensemble, les forces de base de la C.N.T. sont restées saines, admirablement saines, ainsi que les militants libertaires que nous avons trouvés dans les collectivités ou à la tête des syndicalisations. Acharnés à construire, avec un effort de volonté enthousiaste, obstinés à réaliser leur idéal, ils ont laissé s'agiter les ministres, les gouverneurs, les chefs de police, les secrétaires de ministères, les fonctionnaires d'Etat et les pantins bavards... Mais dans leur grande majorité, les anarchistes égarés hors de leur milieu propre ont été intoxiqués par le gouvernementalisme avec une rapidité navrante. Certains auraient même fondé un nouveau parti politique sans l'opposition de la base.


(1) Largo Caballero avait été conseiller du dictateur Primo de Rivera ; il se retira quand celui-ci était à son déclin, ainsi que la monarchie. Ministre du travail de la République et leader professionnel de l'U.G.T., il fut un adversaire systématique de la C.N.T. dont il se rapprocha par la suite selon les besoins de sa politique.

(2) Largo Caballero, devenu chef du gouvernement, répondait à une délégation qui avait été lui demander des armes pour défendre Malaga : "Pour Malaga, pas une cartouche, pas un fusil !" Et c'est qu'au Comité de Défense de cette ville, ainsi que l'auteur l'a constaté sur place, les caballeristes étaient en minorité.

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